L'AUTEUR
Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, Michel Winock est conseiller de la direction de L’Histoire. Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Le Siècle des intellectuels (Le Seuil, 1997) et La France politique, xixe, xxe siècle (Le Seuil, 1999).
Le grand aveuglement
En France, pendant cinquante ans, la majeure partie de la gauche a vécu dans un état d'aveuglement prolongé, s'obstinant dans son refus de savoir ce qu'était la réalité du système répressif soviétique. Pourtant, dès les années 1920, les premiers témoignages étaient publiés dans le pays.
La guerre froide marque le sommet du cynisme des uns, de la cécité volontaire des autres. Il faudra attendre le milieu des années 1970 et L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne pour que les yeux se dessillent.
L’immense succès et l'intense émotion provoqués par L’Archipel du Goulag* de Soljenitsyne lors de sa traduction en français en 1974, a pu étonner. Ne savait-on depuis longtemps ce que l'écrivain russe était censé révéler? Ce système concentrationnaire n'avait-il pas été institué dès les premières années du régime soviétique par Lénine lui_même? La terreur permanente, les purges, les faux procès, les victimes de la collectivisation* des terres, tous les éléments du régime totalitaire n'avaient-ils pas été connus en Occident avant la Seconde Guerre mondiale? Dès lors, d'où venait cette cécité prolongée, ce refus de savoir?
Dès les premières années de l'URSS, nombreux militants français qui avaient rallié Lénine, rapidement désenchantés, ont publié leurs critiques du système bolchevique. Citons notamment les syndicalistes révolutionnaires Pierre Monatte et Alfred Rosmer, un moment abusés, fondateurs en 1925 de La Révolution prolétarienne. Leur prose, il est vrai, restait assez confidentielle.
Ce ne fut pas exactement le cas de Boris Souvarine, ancien membre du Parti socialiste français, qui s'était engagé dans la révolution léniniste, était même devenu membre du secrétariat du Komintern - jusqu'à sa mise à l'écart, et finalement son exclusion en 1924. Rentré en France, resté communiste de coeur jusqu'en 1930, il cesse alors de se documenter sur le nouveau régime sur lequel Staline va imposer sa dictature. Dans sa revue, La Critique sociale, il dresse, en janvier 1933, un impitoyable bilan de l'économie soviétique et de la collectivisation des terres: «Dans l'agriculture, la situation confine au désastre (1).» Mais il avoue ignorer « les nombres des déportés, d'emprisonnés, de condamnés à mort, que la statistique soviétique n'enregistre pas...»
En juin 1935, il parvient à publier non sans mal (chez Plon) son grand livre Staline, aperçu historique du bolchevisme. Soulagé de la charge de préjugés, de scrupules, d'intimidation, que pouvait lui imposer son statut d'ex_communiste, Souvarine livre la première étude documentée, détaillée, impitoyable, sur le régime staliniens (2).
Décrivant la «dékoulakisation*», il écrit: «La chronique du temps n'a pu recenser en totalité les arrestations en masse et les exécutions capitales qui ont fait collège à la collectivisation, ni les suicides ni les assassinats. La statistique abonde en chiffres vides et en coefficients oiseux, mais n'enregistre pas plus ces nombreuses victimes que la Guépéou ne livre son secret sur la déportation barbare de millions d'êtres humains transplantés dans les régions arctiques et au_delà de l’Oural.»
Souvarine s'essaie pourtant à une évaluation: « Un correspondant américain tout dévoué aux intérêts de Staline évalue à 2 millions le nombre approximatif des relégués et des exilés en 1929-1930 (New York Times, 3 février 1931). Mais la vérité apparaît encore plus atroce dans son ampleur si l'on sait que la dékoulakisation s'est poursuivie sans relâche au cours des années suivantes et que les calculs officiels varient entre 5 et 10 millions dans le dénombrement des koulaks, non compris les malheureux moujiks présumés dans l'aisance [... ]. On peut donc admettre que 5 000 000 de villageois au moins, sans distinction d’âge ni de sexe, ont été chassés de leurs foyers, voués à une misère inique et beaucoup à la mort (3).»
L’auteur complète, actualise son livre, dans les années qui suivent, à travers articles et brochures: Bilan de la terreur en URSS (Faits et chiffres) est publié par la Librairie du travail en 1936, Cauchemar en URSS, extrait de La Revue de Paris (premier juillet 1937). Dans ce dernier texte, Souvarine décrit la nouvelle vague de terreur qui a suivi l'assassinat de Kirov, en 1934: «On n'aperçoit plus de limite à la sauvagerie déchaînée.»
Ces études n'attirent guère l'attention, même si le Staline de Souvarine atteint presque 7 000 exemplaires vendus avant la guerre. C’est bien peu pour un ouvrage de cette importance. La conjoncture ne se prête pas aux révélations sur l'URSS. La France du Front populaire, l'alliance réalisée entre socialistes, radicaux et communistes, oblige à la circonspection, au respect des alliés. Il n'est ne de lire dans Le Populaire, le quotidien du parti socialiste, la manière lapidaire dont les grands procès de 1937 sont présentés et commentés. Un éditorial du 4 février proclame, sous la signature de J._B. Séverac: «C'est contre la dictature que s'est fait le Front populaire»; mais il n'est question que de l'Allemagne et de l'Italie: la dictature stalinienne est ignorée.
De même la diplomatie française, respectueuse du rapprochement franco_soviétique, concrétisé par le pacte de 1935, ne pousse pas à l'investigation. Déjà, en 1933, Édouard Herriot, cacique du parti radical et ancien ministre des Affaires étrangères, avait fait un de ces voyages en URSS d'où l'on revenait enthousiaste grâce aux soins des guides, au décor « Potemkine » (la technique des leurres), à la chaleur des banquets. En visitant l'Ukraine peu de temps après la grande famine, Herriot n'avait rien vu que de la «prospérité» partout!
Les voyages des Occidentaux en URSS ont été un des moyens de propagande les plus efficaces du régime soviétique, maître en la matière (4). Étiemble, un de ces intellectuels français à avoir été la dupe du tourisme révolutionnaire, raconte aujourd'hui un fastueux festin auquel il avait été convié dans un kolkhoze de l'Ukraine en 1934, sans rien voir du crime de Staline «qui avait fait mourir de faim des millions d'Ukrainiens»: «Ainsi voyage-t-on en pays de tyrannie, sans rien voir, sans tien savoir sans rien comprendre (5).»
Le témoignage d'André Gide, Retour de l'URSS, paru en 1936, échappe donc à la règle. Converti à la cause communiste en 1932, livrant publiquement sa nouvelle foi, Gide avait été largement utilisé par la propagande communiste. Mettant au_dessus de tout la vertu de sincérité, Gide, après un voyage en URSS où il avait été comblé d'honneurs, de cadeaux et de compliments, avait su, à son retour, dire ce qu'il avait vu, lâchant, entre autres, en pleine campagne antifasciste, cette phrase terrible: «Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé.»
Ses amis de gauche avaient tenté de dissuader Gide de publier; l'écrivain russe Ilya Ehrenbourg s'était en personne entremis. Peine perdue: Gide avait publié et fait scandale. On s'employa à le disqualifier. Une oeuvre d'amateur; un dépit de pédéraste, plein de ressentiment contre la loi soviétique hostile à l'homosexualité, etc. La gauche française avait les yeux rivés sur l'Espagne en pleine guerre civile: ce n'était pas au moment où les républicains espagnols luttant contre Franco bénéficiaient de l'aide soviétique qu'il fallait affaiblir Staline.
Bref, toutes les informations en provenance d'URSS, sur les grands procès notamment, les purges dans le Parti, la liquidation des anciens camarades de Lénine, touchaient de petites minorités militantes, trotskistes et autres, mais se heurtaient à l'impératif de l'antifascisme: faire pièce à Hitler avant d'ergoter sur les ombres du régime communiste.
Ici ou là on oubliait des témoignages accablants, sur le Goulag, tel Au pays du grand mensonge du communiste yougoslave Anton Ciliga, paru chez Gallimard en 1938, mais, tandis que la droite ne s'intéressait guère aux livres des communistes ou anciens communistes, la gauche ne voulait pas porter atteinte au prestige de l'URSS.
La signature du pacte germano_soviétique d'août 1939 aurait pu dessiller bien des yeux. L’antifascisme soviétique apparut à ce moment_là pour ce qu'il était: un choix tactique variable, pour un but invariable, la défense de l'URSS. Mais la déclaration de guerre qui survint peu après détourna l'attention vers des tâches plus urgentes. Le Portrait de Staline de Victor Serge, révolutionnaire déporté en Sibérie, libéré sur la pression d'une campagne internationale - nouveau procès du régime stalinien - , sorti chez Grasset en février 1940, ne recueille aucun écho.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, témoignages et études sur le système totalitaire soviétique et les camps se multiplièrent. Le grand brassage des hommes durant la guerre, le changement de camp opéré par Staline après l'attaque allemande de 1941, la libération de nombreux Polonais destinés à former une armée nationale contre l'Allemagne (l'armée Anders), permirent le recueil de maints témoignages par les services occidentaux, dont fait état L'URSS concentrationnaire de Guy Vinatrel (Spartacus, 1949).
Dès 1948, les éditions Plon traduisaient de l'anglais La Vraie Russie des soviets de David Dallin, une étude impitoyable, dont un chapitre sur le travail forcé établissait la géographie du Goulag. L’année 1949 voyait sortir des presses quatre grands ouvrages: La Condition inhumaine de Jules Margoline, Juif polonais réfugié en URSS et interné dans huit camps de travail successifs de 1940 à 1945 (Calmann-Lévy), Terre inhumaine de Joseph Czapski,
l'extraordinaire récit de Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie, enfin la traduction de J'ai choisi la liberté de Kravchenko, un transfuge de la bureaucratie soviétique installé en Amérique. Ce dernier livre donna lieu à un interminable procès de l'auteur contre l'hebdomadaire communiste Les Lettres françaises - procès qui vit, entre autres, un ancien déporté de Mauthausen, Pierre Daix, expliquer que les camps dont on parlait étaient des camps de rééducation modèles, rien à voir avec des camps de concentration (cf Charlotte Cachin-Liébert, p. 60).
L’un des témoins du procès, ancien déporté par les nazis, David Rousset, venu du trotskisme, eut à coeur de se lancer dans un combat pour la vérité, à l'heure où la majorité des intellectuels français, ou fleuretaient avec le parti communiste, ou restaient intimidés par l'hégémonie que celui-ci exerçait dans de larges secteurs de l'Université, de la presse et de l'édition. Rousset lance ainsi, en novembre 1949, dans Le Figaro littéraire, un appel à tous les anciens déportés des camps nazis pour constituer une commission d'enquête en URSS. Les communistes contre_attaquent, accusent Rousset d'avoir fabriqué des faux témoignages. Rousset assigne à son tour Les Lettres françaises en diffamation.
Le procès s'ouvre un an plus tard, le 25 novembre 1950. Les prévenus et leurs avocats, se livrant à une obstruction, parviennent à interrompre et récuser Joseph Czapski, ancien membre de l'armée Anders, qui affirme, à l'indignation des communistes, que le massacre de Katyn, imputé aux nazis, a été le fait de l'Armée rouge (ce qui est confirmé aujourd'hui par les Russes) (6). Les autres témoins de Rousset défilent: Elinor Lipper, Jules Margoline, Alexander Weissberg, Kazimiers Zamorski, Jerzy Gliksman, Margarete Buber_Neumann... Celle-ci, épouse de l'ancien leader communiste allemand Heinz Neumann, était réfugiée en URSS, lorsque son mari avait été victime des grandes purges en 1937. Arrêtée, condamnée à cinq ans de travaux forcés, expédiée dans un camp du Kazakhstan, elle en est tirée en janvier 1940 par le NKVD, pour être livrée à la Gestapo, et finalement internée au camp de Ravensbrück.
Dans sa déposition, elle fait mention du «sadisme personnel des gardiens SS plus grand que celui des gardes soviétiques», des chambres à gaz, mais ajoute: «Dans les camps de concentration en Sibérie, il n’y a aucune installation d'hygiène. Les détenus, hommes et femmes, et aussi les enfants, restent là sur des planches tout à fait comme du bétail, et si l'on n'est pas capable d'exécuter son pensum, sa norme comme on l'appelle, on reçoit, au lieu de 600 grammes, seulement 400 grammes d'un pain très mauvais, et c'est à quelques centaines de grammes de pain que toute la vie tient. Il est difficile de décider ce qui est moins humanitaire, de gazer des personnes en cinq minutes ou de les étrangler lentement par la faim dans un délai de trois mois (7).»
Les communistes et autres compagnons de route appelés à témoigner par les prévenus nient catégoriquement. Le cas de Marie-Claire Vaillant-Couturier est exemplaire. Elle affirme, péremptoire, à l'audience du 22 décembre 1950: «Je sais qu'il n'existe pas de camp de concentration en Union soviétique.» Mais, un peu plus tard, elle considère «le système pénitentiaire soviétique comme indiscutablement le plus souhaitable dans le monde entier». Quand Rousset lui demande si elle a lu certains des témoignages publiés, comme le livre d'Elinor Lipper, Onze Ans dans les bagnes soviétiques, paru en cette même année 1950 chez Nagel, le témoin n'a pour toute réponse que: «Cela ne vous regarde pas.» Ancienne déportée elle-même, elle ne voit dans ce procès, dans toute cette campagne, qu'une «excitation à la guerre».
Les Lettres françaises seront condamnées pour diffamation; David Rousset continuera son combat (8). Mais convaincra-t-il d'autres esprits que ceux qui sont déjà avertis? En tout cas, il est avéré que, bien avant L Archipel du Goulag et les années 1970, qui voulait se renseigner le pouvait, qui voulait ouvrir les yeux avait une bibliothèque sur l'URSS à sa disposition. Comme on le sait, il a fallu attendre la publication du Rapport secret de Nikita Khrouchtchev sur «les abus de pouvoir» de Staline, au vingtième congrès du Parti communiste de l'URSS, en février 1956, pour que les intellectuels communistes et les compagnons de route, pour que les militants, commencent à percevoir la nature totalitaire du régime stalinien (9).
L'antifascisme avait soudé une partie des forces de gauche avec les communistes. Ceux_ci avaient été le seul parti organisé à refuser sans hésiter, en 1938, les accords de Munich , par lesquels les Britanniques et les Français avaient renoncé à défendre les Tchèques contre l'agression hitlérienne. Ce brevet d'antifascisme avait été annulé par le pacte germano-soviétique, l'année suivante. Mais l'attaque hitlérienne de juin 1941 a fait basculer Staline et l'URSS dans la grande alliance avec les pays démocratiques de l'Ouest. La défaite de l'Allemagne nazie avait porté l'Union soviétique et son chef à son apogée. Le courage et les pertes de l'Armée rouge en imposaient.
En France, les communistes avaient combattu avec héroïsme dans la Résistance. Le Front populaire leur avait conféré une première légitimation patriotique; la guerre leur en donne une seconde. La fraternité d'armes incline les anciens résistants non communistes - c'est parmi eux que se recrutent les hommes politiques de la quatrième République - au respect. L’affaire du massacre de Katyn, évoquée par Joseph Czapski, est tabou: personne, ou presque, ne met en doute la culpabilité allemande. Les Soviétiques siègent à Nuremberg, à côté de leurs alliés, pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité des nazis. Certes, la guerre froide, ouverte à l'automne 1947, fait casser la grande alliance. En France, les communistes sont rejetés dans l'opposition.
Reste que le PCF est une puissances (10): fort de 5 millions d'électeurs, de nombreuses municipalités sous son administration, d'un réseau de presse et d'édition considérable, d'une influence en réseau dans de nombreux secteurs de l'État, de l'Université, d'un bataillon de permanents - les apparatchiks professionnels -, sans compter les « sous-marins », c'est-à-dire ceux dont on ignore les activités pro_communistes à leurs postes officiels, les sympathisants, les innombrables militants qui peuplent les cellules de quartier et d'entreprise, les sections de la CGT (passée sous la direction du Parti en 1947_1948, tandis que la minorité du syndicat fonde FO), les associations spécialisées...
Véritable État dans l'État, «contre-société» (Annie Kriegel) dans la société, «parti des fusillés», de dimension internationale (il est l'un des neuf partis européens constituant le Kominform en 1947), le PCF est une force de dissuasion sans précédent dans l'activité des partis en France.
Le refus de savoir au sein même de la mouvance communiste, pro_communiste, neutraliste, est le fait de groupes différents.
On peut distinguer d'abord les croyants - ceux qui ne croient pas au Goulag parce qu'ils croient dans le Parti. On les rencontre surtout chez les néophytes, très nombreux après 1944. Il y a d'abord ceux qui sont entrés au Parti par le biais de la Résistance, les anciens des FTP, les jeunes hommes des maquis. Leur combat a été le lointain parallèle des soldats de Stalingrad. «Stalingrad, écrit Edgar Morin qui fut l'un d'eux, balayait, pour moi et sans doute pour des milliers comme moi, critiques, doutes, réticences. Stalingrad lavait tous les crimes du passé (11).» C'est au moment de la victoire des armées soviétiques sur l'envahisseur allemand que tant de Français se sont mis à vouer un culte à l'homme, au demi_dieu, qui avait donné son nom à la ville héroïque, devant laquelle le monstre hitlérien avait échoué.
Autres croyants, tous ceux qui, parvenus à l'âge adulte après la bataille, ont compensé leur défaut de Résistance par un engagement dans les rangs du Parti qui en était le symbole et la mémoire. Enfants honteux de leur père attentiste ou pétainiste, chrétiens découvrant dans le Parti la fraternité active avec les pauvres, Juifs optant pour le champion de l'antinazisme... Chez les intellectuels, ce mélange si attirant de religion, de science, d'action, faisait grand nombre d'adeptes. Comme l'écrit encore Edgar Morin, c'était le «meilleur d'eux-mêmes» qui les poussait à rejoindre les rangs du Parti.
Le «Parti», au singulier, car il n'y en avait pas d'autre. Depuis 1917 - ou si l'on préfère depuis le congrès de Tours de 1920 -, le socialisme démocratique, représenté par la SFIO, avait cessé d'être une promesse: le parti socialiste n'était plus qu'un parti comme les autres, parlementaire, embourgeoisé, dont bien des notables avaient eu des indulgences pour Pétain. De surcroît, les résistants du parti socialiste n'avaient pas su sauvegarder la visibilité de leur organisation, son unité, son label (12), contrairement aux communistes qui tiraient de leur structure partisane préservée pendant la guerre le maximum de prestige à la Libération. Entrer au parti communiste, ce n'était pas faire de la politique, mais adhérer à une éthique, à une camaraderie chaleureuse, au parti des héros.
La guerre froide entamée, les États-Unis deviennent l'ennemi désigné; la patrie des trusts et de l'impérialisme est diabolisée. Ainsi, sans faire la révolution, on peut éprouver le sentiment réconfortant, grâce aux manifestations de rue, aux meetings, au collage nocturne des affiches, à la vente militante de la presse du Parti, d'avoir commencé la guerre de classes qui doit mettre fin à l'oppression, à l'exploitation de l'homme, à l'esclavage capitaliste.
Or toute guerre est manichéenne: tout ce qu'on peut mettre au passif de l'URSS relève nécessairement de la propagande ennemie; il n'y a pas lieu de prêter attention aux rumeurs forgées par celle_ci. Inversement, on doit sans examen répercuter les mots d'ordre du Parti, ses slogans, ses accusations: Kravchenko est un agent américain; les époux Rosenberg ne sont pas des espions mais des victimes du FBI; Tito est un renégat hitlérien; les communistes de Hongrie (procès Rajk) et de Bulgarie (procès Petkov) sont des « titistes » à liquider; le plan Marshall est une machine de guerre; les Américains utilisent des armes bactériologiques dans la guerre de Corée (« Ridgway la peste ») ; les découvertes de Lyssenko en biologie démontrent la supériorité de la «science prolétarienne» (Aragon... ), etc.
Aussi bien, les croyants célèbrent les merveilles du régime stalinien, dont les productions industrielles, les découvertes scientifiques, et le progrès du niveau de vie des habitants dépassent tout ce que l'Occident peut imaginer et dont il est capable. Le soixante_dixième anniversaire de Staline, en 1949, est l'occasion d'une immense dévotion; le pouvoir de l'autocrate est admis sans la moindre objection. La crédulité n'épargne pas plus les collaborateurs, savants, universitaires, philosophes, de la revue La Pensée, que le modeste militant de base.
Chacun se pénètre des paroles de Jacques Duclos, le numéro deux du Parti, qui déclare devant les parlementaires communistes, le 23 décembre 1949: «Les peuples saluent en Staline le géant de la pensée et de l'action, le guide du mouvement ouvrier international, le modèle, l'exemple, le maître de tous les hommes d'avant_garde, de tous les prolétaires qui ont pour objectif la victoire de la liberté, de la paix et du socialisme (13).»
Le «mythe du prolétariat» est une des bases de la croyance. Classe universelle, agent ultime de l'histoire, la classe ouvrière porte en son sein la révolution et la future société sans classes. Le parti communiste est son parti, qui la conduit vers la victoire finale. Les convertis issus d'une famille bourgeoise apaisent leur mauvaise conscience en adhérant au Parti, en côtoyant des ouvriers dans une même cellule: là s'opère cette fusion, cette communion des croyants entre héritiers et damnés de la terre. Les chrétiens sont particulièrement sensibles à cette fraternité transposée de l'esprit évangélique, doublée de l'espérance eschatologique.
La deuxième catégorie pour laquelle les « crimes de Staline » sont réputés une calomnie infâme est celle des cyniques. On peut en distinguer deux sous-catégories. Les uns restent fidèles à une finalité de l'histoire, mais acceptent, pour la réaliser, tous les moyens possibles, y compris les pires («Il n’y a pas d'omelette sans casser des oeufs », déclare un personnage des Mains sales de Jean-Paul Sartre).
Les autres sont avant tout des carriéristes (les «bifteckards» comme certains militants les appellent). Dans la pratique, on ne les distingue pas. Ce sont généralement d'anciens croyants, qui ont obtenu des postes dans l'immense appareil du Parti. Parfois, des opportunistes purs et simples, qui ont eu l'occasion de quitter définitivement les servilités de l'usine. Leur sort est lié au mouvement communiste international, à sa ligne fluctuante, à ses impératifs. La bureaucratie au sein de laquelle ils gravissent les échelons exige d'eux un conformisme intégral.
Point n'est besoin d'insister sur cette catégorie de fonctionnaires qui ne sont assurés que d'un emploi conditionnel. Au lendemain de la Libération, le PCF est en mesure d'offrir de nombreuses places, dans sa hiérarchie ou dans ses institutions satellites. Ce sont les meilleurs gardiens de la doxa communiste: les croyants sont toujours en mesure de perdre la foi; eux, qui ne l'ont pas, qui ne l'ont plus, sont bien plus sûrs.
La troisième catégorie est surtout le fait des intellectuels - ceux ni n'ont pas pris leur carte, qui veulent garder leur libre arbitre. Compagnons de route, alliés critiques, ils sont plus ou moins distants du « centre ». On pourrait les appeler les malgré-tout. Ils savent que tout n'est pas une réussite en URSS; ils admettent les erreurs, les bavures, et certains vont jusqu'à estimer avérée l'existence des camps. «Malgré tout», ils se sentent plus proches de l'Union soviétique que des États_Unis. La patrie de Stakhanov reste porteuse d'un avenir, celle de Babbitt (14) est vouée à la mort.
Certains intellectuels, du reste, loin de nier la terreur, s'évertuent à en expliquer la nécessité. Ainsi, dans sa phase communisante (il changera d'attitude au moment de la guerre de Corée, en 1950), le philosophe Maurice Merleau-Ponty, tête politique des Temps modernes et futur professeur au Collège de France, n'hésite pas à écrire: « Ou bien on veut faire quelque chose, mais c'est à condition d'user de la violence - ou bien on respecte la liberté formelle, on renonce à la violence, mais on ne peut le faire qu’en renonçant au socialisme et à la société sans classes, c’est-à-dire en consolidant le règne du "quaker hypocrite". La révolution assume et dirige une violence que la société bourgeoise tolère dans le chômage et dans la guerre et camoufle sous le nom de fatalité. Mais toutes les révolutions réunies n'ont pas versé plus de sang que les empires. Il n’y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu’elle a un avenir d'humanisme (15).»
Sans aller jusqu'à pareille justification, bien des intellectuels (aux Temps modernes, à Esprit, etc.) ont, par refus de l'anticommunisme, pour ne pas «désespérer Billancouil», par haine de la société bourgeoise, relativisé la part maudite du régime stalinien (16). On le voit bien au moment des procès Kravchenko et Rousset contre Les Lettres françaises.
Leurs comptes rendus sont embarrassés et, parfois, carrément favorables aux négateurs. La crainte de prêter main forte aux exploiteurs du bloc capitaliste, d'affaiblir le Parti qui, « malgré tout », est le parti de la classe ouvrière - cette crainte retient leur volonté de savoir, à eux aussi. Le délire maccarthyste qui, aux États_Unis, est à l'origine d'une odieuse chasse aux sorcières, les confirme dans leur choix. L’anti-capitalisme et l'anti-américanisme, largement répandus dans l'opinion française et, plus encore, dans l'intelligentsia, ont agi conjointement contre l'émergence de la vérité chez ceux qui, en principe, étaient faits pour la défendre et la divulguer.
1956 a ouvert une première brèche, lorsque le numéro un du Parti communiste de l'Union soviétique en personne dénonça les l'«arbitraire» criminel de Staline. Ce fut la stupeur dans les rangs communistes. Longtemps, le « parti de Maurice Thorez » ne parla que du «Rapport attribué à Khrouchtchev», et nombre de militants refusèrent de croire tandis que d'autres perdaient définitivement leur foi. Les cyniques s'adaptèrent. Les malgré-tout ouvrirent les yeux.
Sartre publia alors son pamphlet contre « Le fantôme de Staline », où on lit: «Tout bien pesé, il faudrait conseiller aux communistes français de ne pas crier trop haut que l'intervention soviétique ne pouvait pas s'éviter. Car cet argument pieux porte la condamnation la plus radicale de tout ce qui a été fait en Hongrie jusqu'à ce jour. Tortures, aveux truqués, faux procès, camps de travail: ces violences sont en tout cas impardonnables. On les eût peut-être oubliées, plus tard, si elles n'eussent été que les scories d'un immense bouleversement, d'une société en train de jeter les bases du socialisme. Mais quand tout s'écroule ensemble, quand - s'il faut vous en croire - le peuple tout entier se met du côté du fascisme pour liquider le régime, les bases du socialisme n'ont jamais existé! (17).»
Pourtant, il fallut attendre une autre conjoncture et les grands témoins que furent les «dissidents» des années 1970 Soljenitsyne, Sakharov, Mandelstam, Guinzbourg, Pliouchtch, Kouznetsov, Martchenko, etc. (18) - pour que les Français admettent enfin les réalités criminelles de « l'utopie au pouvoir ».
S'il fallait conclure d'un mot l'histoire de ce grand aveuglement, nous pourrions l'emprunter à Saul Bellow, qui écrit: «Des trésors d'intelligence peuvent être investis au service de l'ignorance, quand le besoin d'illusion est profond (19).»
NOTES
* Cf. lexique, p. 43.
1. Boris Souvarine, «Quinze ans après», La Critique sociale, no 7, janvier 1933.
2. Jean-Louis Panné, Boris Souvarine (cf. Pour en savoir plus, p. 73.)
3. Boris Souvarine, Staline, Plon, édit. de 1940, p. 480.
4. F. Hourmant, Au Pays de l'avenir radieux, Paris, Aubier, 2000.
5. Étiemble, Le Meurtre du Petit Père, Paris, Arléa, 1990, p. 105.
6. Cf. Alexandra Viatteau, L'Histoire no 243, pp. 18-19.
7. Le Procès des camps de concentration soviétiques, Dominique Wapler, 1951.
8. Cf. le numéro spécial de Lignes, éd. Léo Scheer, mai 2000, consacré à David Rousset.
9. Le Rapport Khrouchtchev et son histoire, texte présenté et annoté par Branko Lazitch, Paris, Le Seuil, «Points-Histoire», 1976.
10. Un seul pays en Europe occidentale connaît alors un PC aussi fort: l’Italie, où les militants et intellectuels communistes ont pris une part décisive au combat antifaciste. Cf. Michel Winock, « L’âge d’or du commuisme français », L’Histoire no 223, pp. 56-65.
11. Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, p. 46. Cf. aussi Dominique Desanti, Les staliniens. Une expérience politique, 1944-1956, Paris, Fayard, 1975.
12. M. Sadoun, Les Socialistes sous l'Occupation, PFNSP, 1982.
13. Être stalinien, brochure éditée par France-Nouvelle, 1950.
14. Le personnage du roman de S. Lewis, Babbitt, représentant caricatural du conformiste américain,
15. Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 126.
16, Cf. Michel Winock, Histoire politique de la revue "Esprit", Paris, Le Seuil, 1975 ; rééd. «Points-Histoire», 1998.
17.(Jean-Paul Sartre, «Le fantôme de Staline», Situations, VII, Paris, Gallimard, 1965, pp. 161-162,
18. Jean François Soulet, Histoire de la dissidence, Paris, Le Seuil, 1982,
19. Cité par François Furet, Le Passé d'une illusion (cf. Pour en savoir plus, p. 73.