L'AUTEUR
Chargé de recherche à l'Institut d'histoire du temps présent, Nicolas Werth a notamment publié une Histoire de l'Union soviétique, de l’Empire russe à la CEI (1900-1991) (PUF, 3e éd. 1998). Il a participé au Livre noir du communisme (R. Laffont, 1997, rééd. Pocket, 1999).
Déportations, Goulag, famines...
L’URSS ou le règne de la terreur
Un million de personnes ont été exécutées en URSS pour des raisons politiques. Un million et demi sont mortes au Goulag et autant en déportation. Onze millions et demi sont mortes de faim. Des chiffres implacables, encore provisoires, qu'on ne peut récuser ni feindre d'ignorer.
Un des grands soviétologues américains, Jerry Hough, faisait récemment remarquer qu'au cours du premier mandat de Boris Eltsine la Russie avait connu, en quatre ans, une surmortalité d'un million et demi de personnes - un bilan bien plus lourd, ajoutait-il de façon provocante, que celui de la «Grande Terreur*» stalinienne des années 1937-1938, qui n'avait fait «que» 700 000 victimes en deux ans.
Au-delà de cette provocation d'un goût douteux, Jerry Hough pointait néanmoins un problème réel: comment dresser un bilan chiffré des victimes d'un régime politique? Quelles morts, directes ou indirectes, lui imputer? Un bilan global est-il possible? A-t-il un sens?
Ces questions ont été abondamment débattues à l'occasion de la sortie du Livre noir du communisme. Face à Stéphane Courtois, qui, dans son introduction, avait mis en avant un chiffrage global, à l'échelle planétaire, des victimes du communisme au vingtième siècle - 100 millions de morts -, Jean-Louis Margolin et moi-même avions contesté la pertinence d'un «chiffre-symbole» unique.
Cela pour plusieurs raisons. D'une part, parce qu'en l'état actuel des connaissances il est impossible de donner un nombre, même approximatif, de victimes pour certains pays comme la Chine, par exemple dans le cas de la famine consécutive au Grand Bond en avant. D'autre part, parce que l'intelligence des phénomènes répressifs suppose que l'on distingue les victimes d'exécutions judiciaires, les victimes massacrées au cours d'«opérations de pacification» destinées à briser toute résistance au régime, les victimes désignées pour leur simple appartenance à une «classe ennemie» ou à un «peuple puni», les morts prématurées en déportation ou en camp de travail, les morts imputables à des famines qui résultent de prélèvements prédateurs de l'État sur une grande partie, voire sur la totalité des ressources alimentaires d'une population donnée.
C'est pourquoi, dans ma longue contribution au Livre noir du communisme, «Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreurs en Union soviétique»,je n'ai pas fourni de chiffrage global des victimes du système communiste soviétique, mais des séries de données statistiques, par catégories, aussi précises et documentées que le permettaient les importantes archives depuis peu accessibles.
Depuis 1997, date de la publication du Livre noir du communisme, aucune information majeure n'est venue contredire ou modifier les évaluations que j'y ai apportées, et dont j'avais publié les premiers éléments dès 1993 dans un article de L’Histoire, même si, naturellement, au fil des ans, les recherches progressent (1).
Reste qu'un certain nombre de centres d'archives restant clos, des zones d'ombre subsistent. En outre, s'il n'est plus nécessaire, aujourd'hui, de démontrer la fiabilité et la cohérence des données produites, des décennies durant, par les diverses bureaucraties en charge des questions pénales (ministères de l'intérieur, de la Justice, parquet, police politique), recoupées, croisées, vérifiées, soumises à la critique historienne, il serait absurde de prétendre que les archives de cette « civilisation du rapport » qu'était l'URSS stalinienne ont gardé trace de tout.
C'est donc avec prudence que l'on tentera ce bilan provisoire des victimes du système soviétique, en ayant en mémoire ces belles paroles d'Annie Kriegel: «A ce point, il faut, hélas, parler chiffres et statistiques: c'est une douleur que d'avoir à sordidement calculer, quand un seul mort scelle un malheur définitif (2).»
Note:
* Cf. lexique, p. 43
1. « Goulag: les vrais chiffres », L'Histoire no 169, pp. 38-51.
2. Annie Kriegel, Les Communistes français. Essai d'ethnographie, Paris, Le Seuil, 1968, p. 83).
2. Annie Kriegel, Les Communistes français. Essai d'ethnographie, Paris, Le Seuil, 1968, p. 83).