Ainsi que l'indique le titre de cette première section, nous commençons par établir l'aspect historique du laïcisme au Québec. Beaucoup, sans doute, ne sont pas conscients du fait que cette guerre idéologique dure depuis plus de cent ans. Ce n'est donc pas un fait nouveau. Ce premier document, tiré de la revue Humanisme (organe officiel de communication du Grand Orient de France) et intitulé Une loge du Grand-Orient au Québec en 1892, établi clairement le bien-fondé de l'enracinement laïciste au Québec. Cela implique indubitablement que le rapport Proulx n'est pas le point de départ du projet laïque, mais la tentative d'un couronnement qui rompt le silence des années «tranquilles» de la Révolution et qui rouvre les hostilités sur le ton d'une guerre à finir.
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UNE LOGE DU GRAND-ORIENT AU QUÉBEC EN 1892
REGLEMENT
DE LA
R. L’ÉMANCIPATION
A L’OR. DE MONTREAL
(CANADA)
SOUS L’OBED. DU GR. OR. DE FRANCE
Régulièrement constitué le 14e jour du quatrième mois de la V. I. 5896
Précédé de la Table des Préceptes Maçonniques
Homologué Par le Conseil de l’Ordre dans sa séance du 7 février 1898 (E. V.)
MONTRÉAL
ALPH. PELLETIER, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
rue Saint-Laurent
1898
Humanisme, revue du Grand-Orient de France, décembre 1975
Dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie au Québec, l'Emancipation a été la première Loge à s'engager socialement.
Affiliée au Grand Orient de France, elle est fondée en 1892 par Honoré Beaugrand, directeur du quotidien la Patrie et ancien maire de Montréal.
L'Emancipation souhaitait améliorer l'instruction publique chez les Canadiens français. Les Maçons réclamaient entre autres la création d'un ministère de l'Education, l'enseignement gratuit et obligatoire et des salaires convenables pour les instituteurs.
Combattre en faveur d'un tel progrès, en 1892, au Québec, c'était s'opposer directement à l'Éeglise qui contrôlait l'enseignement à tous les niveaux. Un ministère de l’Éducation aurait rendu caduc un "conseil de l’instruction publique" où régnaient les évêques en vertu d'une législation basée sur les idées les moins progressistes du catholicisme de cette époque.
Encore aujourd’hui, bien que le Québec ait enfin obtenu, en 1960, ce que l'Emancipation demandait en 1892, les exégèses catholiques de la Franc-Maçonnerie présentent toujours cette Loge du Grand Orient comme une destructrice de l'idéal chrétien dans la province (1).
C’est que, jusqu'à une époque toute récente, l'histoire québécoise a été le monopole des clercs. D'ailleurs, l'historien typique d'une conception cléricale de l'histoire, le chanoine Lionel Groulx, a fait école. Et ce sont ses disciples qui orientent actuellement la pensée historique au Québec, tout en amenuisant l'angélisme et le fanatisme de Groulx, dénonciateur du "rôle obscur" des Juifs et des Maçons dans l’histoire québécoise.
Les ouvrages de Groulx ne cessent d'être réédités par les puissants éditeurs des maisons religieuses. Il est symptomatique de constater encore que son histoire, qui est en fait la promotion d'une idée, à savoir que les Canadiens français doivent tout à l'Eglise, est l’objet d'un battage publicitaire intense. (2)
Alors qu'on vient d'inaugurer une ligne de métro, on n'a pas manqué de nommer l'une de ses stations, "Lionel-Groulx". Par contre le terminus s'appelle "Honoré-Beaugrand". C'est un hommage à l'un des plus grands démocrates que le Québec ait connu et qui n'a jamais caché son appartenance à la Maçonnerie.
C'est un peu, malgré Groulx, la réhabilitation de la Loge l’Emancipation dont nous allons suivre le cheminement dans un Québec d'ancien régime.
La lutte antimaçonnique
La Franc-Maçonnerie a vraiment pris son essor en Nouvelle-France, le 28 novembre 1759, lorsque les Loges des armées du général Wolfe, dans la ville de Québec conquise, ont constitué une grande Loge provinciale.
Malgré les nombreuses bulles des papes, aucun évêque canadien n'avait osé dénoncer la Maçonnerie antérieurement au règne du pape Léon XIII. Les attaques viendront juste avant la parution de l'encyclique Humanum genus, le 20 avril 1884, et la naissance de l’Emancipation. Il est évident, dès lors, que l'offensive antimaçonnique veut contrer l’idéal de l'Ordre, qu'importe l’obédience ou le rite. Car le Grand Orient de France n'avait encore aucune Loge au Québec.
Il faut toutefois noter que les idées sur l'instruction publique, qui seront celles de l’Emancipation, sont déjà préconisées dans la Patrie que dirige Honoré Beaugrand. Ainsi, celui-ci écrit-il, dans l’édition du 26 novembre 1880, qu'il est nécessaire de promouvoir la diffusion de l’instruction parmi les masses, soit en la rendant gratuite, soit en la mettant à la portée des pauvres.
Ce sont tout d'abord des "catholiques éclairés" qui, le 14 juillet 1881, font état, dans une supplique adressée à Léon XIII, de l'influence de la Franc-Maçonnerie au Québec (3).
Le pape apprend ainsi qu'il s'est formé des écoles qui, sous différentes formes et de diverses manières, n'ont cessé, de concert avec la Franc-Maçonnerie, de combattre la doctrine et les oeuvres catholiques.
... les adeptes des sociétés secrètes, ajoutent-ils, sont d'autant plus dangereux qu’ils n'arborent jamais franchement leurs couleurs, mais qu'au contraire ils se proclament catholiques dévoués, tout en travaillant sans cesse à miner sourdement et à ruiner partout les saines doctrines et l’esprit de l’Église.
... cette guerre à l’Église du Christ se traduit surtout dans le travail constant bien que caché, auquel ils se livrent pour détruire l’influence du clergé dans toutes les matières sociales, et dépopulariser, ruiner ou décourager les institutions et les oeuvres les plus chères au coeur de l’Église; c'est ainsi qu’ils crient sans cesse contre divers ordres religieux; qu’ils méprisent, cherchent à décourager par tous les moyens, et même ridiculisent les congrégations de la Sainte Vierge, les cercles catholiques, la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, etc. C'est ainsi encore qu’ils persécutent constamment les catholiques dévoués qui, suivant le conseil du saint pontife Pie IX, votre prédécesseur, consacrent leurs veilles à écrire des livres et des journaux pour la propagation de la bonne doctrine, et qu’ils soulèvent contre eux les préjugés et les haines et emploient tous les moyens de les déconsidérer et de les ruiner.
Ce texte contient déjà toutes les armes antimaçonniques qu'on utilisera ultérieurement au Québec. Alors que le catholicisme est tout-puissant, il est présenté comme menacé par une force obscure, mystérieuse et haineuse. Tout opposant à l’Église, de par cette opposition même, devient un "Maçon" qu'il soit ou non initié.
Le premier évêque à brandir l’épouvantail est Mgr Louis-François Laflèche, de Trois-Rivières. Pour quiconque, écrit-il en 1882, sait observer la marche des faits, et saisir le fil conducteur qui les dirige, il est visible que l’influence maçonnique est la grande force qui rallie les ennemis de l’Église, au Canada comme ailleurs, et leur indique les points qu'il faut battre en brèche (4).
Le 1 juin 1883, l’archevêque de Québec, Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau publie un mandement sur les sociétés secrètes. Il y dit que l'adhésion à de tels organismes est défendue aux catholiques, sous peine d'excommunication. Il en profite pour mettre en garde ses fidèles contre certaines dénonciations calomnieuses: il est très grave, précise-t-il, d'accuser faussement d'être un Franc-Maçon...
L'idée de toute-puissance que l’on cherche à attribuer à la Franc-Maçonnerie est atténuée dans un mandement de l'évêque de Montréal, Mgr. Edouard Fabre, lu dans toutes les églises, le 25 mai 1884.
Nous ressentions une honte indicible, écrit l’évêque, et un serrement de coeur inexprimable, il y a quelques jours, à lire dans un journal européen que surtout le Canada faisait le scandale chrétien par le nombre des membres des sociétés secrètes qu'il renferme et par la puissance qu'elles y exercent. Ah! si cela était vrai, quelle humiliation pour nous! Non! Grâces en soient rendues au Ciel, nous avons conservé la foi de nos pères, et la religion parmi nous est première institution que nous ayons appris à vénérer, à laquelle nous sommes attachés de coeur et d’âme; ei pas un titre de gloire ou un sujet de vanité pour les catholiques de ce pays de figurer sur les listes des des Loges maçonniques... (5)
Le clergé veut bien combattre la Franc-Maçonnerie. Mais de là à la représenter victorieuse, il y a une marge. D’où l’intervention de Mgr. Fabre.
Mgr. Laflèche, qui deviendra grand adversaire de l'idéal maçonnique au Québec, s'écrie dans un prononcé à Trois-Rivières, le 4 juillet 1884 (6):
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(1) Offensive maçonnique à Montréal in Carrefour chrétien, juin 1976: Catholicisme et Franc-Maçonnerie in le Devoir, le 2 avril 1976. Dans ces articles, écrits par des prêtres, la Loge l’Emancipation prend un visage diabolique.
(2) En juin 1976. la maison Fides, des Pères de Sainte-Croix, réédite l’Histoire du Canada français, de Groulx, pour la première fois en format de poche.
(3) Cette supplique est envoyée dans le contexte d’un conflit entre l’université Laval de Québec et un groupe de catholiques intransigeants de Montréal, les auteurs du document, désireux d’empêcher l’expension de cette université où quelques médecins anglophones et maçons étaient professeurs.
(4) Conclusion du Mémoire sur les difficultés religieuses au Canada.
(5) Le Journal de Rome écrivait le 16 avril 1884: En combien de pays, malgré la défense formelle de l’Église, la Franc-Maçonnerie n’a-t-elle pas séduit jusqu’à des catholiques; faut-il rappeler ces tristes compromissions, sinon ces adhésions déclarées qui, en Portugal, au Brésil, dans l’Amérique du Nord, au Canada surtout, décourageant les fidèles du Christ, étonnent et scandalisent le reste de l’univers...
(6) À l’occasion des fêtes du 250e anniversaire de fondation de Trois-Rivière.