DOMINIQUE DESANTI
« Pourquoi j'ai été stalinienne »
Pour Dominique Desanti, le communisme a été une histoire d'amour.
Mon engagement politique date de la guerre et de l'occupation. Avec mon mari, Jean Toussaint Desanti, nous avons rejoint le Front national, le mouvement de Résistance communiste. Au bout de quelques mois, j'ai adhéré au PCF. J'étais au courant de la «Grande Terreur». Mais nous étions en 1943, au moment de la bataille de Stalingrad: tout notre espoir de liberté reposait sur l'URSS.
En 1946, David Rousset a produit le premier document sur les camps staliniens. Nous avons pensé, avec Sartre, que c'était un «montage» exagéré: la guerre froide commençait.
Quant à Kravchenko, j'ai lu son livre en anglais dès sa parution: il était pour moi un traître. En revanche, lors de son procès, un témoignage m'a bouleversé: celui de Margarete Buber-Neumann. Et elle, je l'ai crue... Mais, pour moi, ce cas isolé ne remettait pas en cause l'ensemble du système. Je ne croyais néanmoins déjà plus à l'URSS comme à un pays radieux, idéal.
Ma fêlure personnelle remonte à décembre 1949, lorsque j'ai assisté au procès de Kostov, le secrétaire du parti communiste bulgare - j'étais alors journaliste à Démocratie nouvelle, la revue de Jacques Duclos. C'était durant la vague des procès dans les démocraties populaires.
Je n'avais pas, jusque_là, mis en doute la culpabilité des accusés; j'avais même publié une brochure dans laquelle je reprenais leurs aveux. Mais lors du procès Kostov, la machine s'est grippée; le principal accusé a déclaré: «Je suis innocent, les aveux ont été extorqués.» Ses paroles m'ont profondément ébranlée: je l'ai cru. Ce qui remettait en cause tous les autres procès.
L'alternative pour moi était claire: soit je faisais part de mes doutes et j'étais alors immédiatement exclue; je devenais un traître défendant des traîtres. Soit je me taisais. C'est cette solution que j'ai choisie.
Il faut comprendre que les communistes représentaient, en France, une véritable contre-société, avec son université, son école de cadres, ses fêtes, et une formidable fraternité. C'était tout ça que je devais quitter. Il aurait fallu que je me désolidarise des grèves, des mineurs qui étaient mes héros. C'était enfin rompre avec tous mes amis: si quelqu'un était exclu du Parti, il n'existait plus pour les autres, au point qu'on traversait la rue pour ne pas lui dire bonjour. Je revenais donc au Parti «comme un chien revient à son vomissement». C'est une expression communiste typique!
Il faut ajouter qu'en tant que journaliste, intellectuelle, j'étais un porte_voix du Parti et, au_delà, des masses, du sens de l'histoire: nous avions forcément raison. Et puis, bien sûr, il y avait chez nous un engagement sincère. Pour nous, être communiste, c'était lutter pour l'égalité de tous les travailleurs. C'est là que se situe la différence essentielle avec le fascisme qui, lui, est fondé sur l'inégalité.
Finalement, les années d'adhésion enthousiastes n'ont duré que de la Libération à fin 1949. Ensuite, tout ce que j'apprenais de négatif sur l'URSS, quand je le croyais, je le réduisais à un problème isolé. Nous savions aussi que les régimes a l'Est étaient très répressifs. Mais nous nous disions qu'il fallait passer par cette «dictature du prolétariat». Que tout cela n'aurait qu'un temps. Les grandes grèves, en France et en Italie, la guerre du Vietnam puis celle d'Algérie nous renforçaient dans nos convictions.
Je voulais absolument me persuader que Staline était un homme très humain. Mais, à part quelques anecdotes datant de sa jeunesse, je manquais d'arguments! J'ai néanmoins écrit un article: «Staline, le plus humain des hommes»... A sa mort, je me suis consolée en me disant que ce n'est pas l'individu qui fait l'histoire!
L'essentiel, bien sûr, c'est que tout à coup les bouches se sont ouvertes. C'est ainsi que, lors d'un voyage en Pologne, mes amis polonais m'ont révélé qu'ils avaient passé de nombreuses années en prison et dans les camps. Pourquoi ne m'avaient_ils rien dit jusqu'ici? Pour ne pas saper le courage de ceux qui se battent à l'Ouest, ont_ils répondu. Et parce que moi-même je n'avais jamais posé de questions...
Avec le «rapport secret» de Khrouchtchev en 1956, nous nous sommes aperçus que tout ce que nous prenions pour des erreurs judiciaires, des règlements de comptes constituait un système. J'étais dès lors décidée à partir. Mais la rupture était difficile. La passion politique ressemble à une passion amoureuse: on préfère ne pas voir, ne pas savoir, plutôt que d'être déçu. Finalement, c'est l'intervention des chars soviétiques en Hongrie en 1956 qui m'a définitivement éloignée du Parti.
Mais j'ai mis du temps avant d'accepter de parler de mon départ. J'ai mis douze ans à écrire Les Staliniens (Fayard, 1975). Je ne voulais pas qu'on dise que j'avais trahi.
(Propos recueillis par Héloïse)