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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

vendredi, janvier 16, 2009


CHAPITRE II

LE MARXISME, HÉRITIER PRINCIPAL DE L'ESPRIT «MODERNE» ET DES COURANTS RÉVOLUTIONNAIRES





«Au début était le Verbe »
Saint Jean.

«Au début était l'action»
Gœthe.



Nous avons montré combien la «civilisation moderne» dans ce qu'elle a de quotidien, de familier, nous place dans un climat implicitement marxiste, auquel il ne manque plus qu'une «prise de conscience», une insertion volontaire pour l'être explicitement.

Dans le présent chapitre, nous verrons que, de leur côté, la philosophie «moderne», l'esprit, la pensée, la culture «modernes» se sont constitués par une critique progressive des conceptions traditionnelles et chrétiennes, préparant ainsi l'avènement du marxisme.

Et nous pensons qu'il est impossible d'expliquer le tour d'esprit, la mentalité que nous avons décrits au premier chapitre (avec le marxisme comme «prise de conscience» de cette mentalité) si l'on ne retrace les grandes étapes du courant philosophique depuis Luther et Descartes.


L'esprit moderne de Luther et Descartes à Hegel et Marx

On ne parle plus aux intelligences, disions-nous.

Seuls le mouvement, le dynamisme comptent. Perte du sens de l'être, primat de l'action, fatalisme de l'histoire et, par là, corruption de l'intelligence et de ses véritables fonctions, nous allons voir chez Luther et Descartes la racine de ces manifestations quotidiennes de l'esprit «moderne».

Tous ces traits, certains passages d'un livre de M. Jacques Maritain (26) nous en montrent l'évidence chez le «Réformateur».

«Il y a un trait frappant dans la physionomie de Luther, écrit M. Jacques Maritain. Luther est un homme entièrement et systématiquement dominé par ses facultés affectives et appétitives; c'est un pur Volontaire caractérisé avant tout par LA PUISSANCE DANS L'ACTION.

«Tous les historiens insistent sur son âpre énergie, Carlyle l'appelle «un Odin chrétien, un vrai Thor».

«Ah! sans doute il ne s'agit guère ici de la volonté prise dans ce qu'elle a de plus proprement humain, et qui est d'autant plus vivace qu'elle s'enracine plus profondément dans la spiritualité de l'intelligence; il s'agit de la volonté prise en général, il s'agit de ce que les anciens appelaient en général l'Appétit, l'appétit concupiscible, et surtout l'appétit irascible.

«Ses paroles sont des demi-batailles» a-t-on dit de lui...»

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«Cette attitude d'âme devait tout naturellement s'accompagner d'un profond anti-intellectualisme, favorisé d'ailleurs par la formation occamiste et nominaliste que Luther avait reçue en philosophie (27).

«Ce n'est pas seulement à la philosophie, c'est essentiellement à la raison que le Réformateur déclare la guerre, LA RAISON NE VAUT QUE DANS UN ORDRE EXCLUSIVEMENT PRAGMATIQUE, POUR L'USAGE DE LA VIE TERRESTRE, Dieu ne nous l'a donnée que pour qu'elle gouverne ici-bas, c'est-à-dire qu'elle a le pouvoir de légiférer et d'ordonner sur tout ce qui regarde cette vie, comme le boire, le manger, les vêtements, de même aussi ce qui concerne la discipline extérieure et une vie honnête (28). Mais dans les choses spirituelles, elle est non seulement aveugle et ténèbres (29), elle est vraiment la «p ... du diable, elle ne peut que blasphémer et déshonorer tout ce que Dieu a dit ou fait» (30), elle est le plus féroce ennemi de Dieu (31). Les anabaptistes disent que la raison est un flambeau... La raison répandre la lumière? Oui, comme celle que répandrait une immondice mise dans une lanterne (32). Et dans le dernier sermon prêché à Wittenberg, vers la fin de sa vie: «La raison, c'est la plus grande p... du diable .. qu'on devrait fouler aux pieds et détruire, elle et sa sagesse. Jette-lui de l'ordure au visage pour la rendre laide. Elle est et doit être noyée dans le baptême... Elle mériterait, l'abominable, qu'on la reléguât dans le plus sale lieu de la maison, aux latrines» (33).

«On pourra donc tout au plus ACCORDER À LA RAISON UN RÔLE TOUT PRATIQUE DANS LA VIE ET DANS LES TRANSACTIONS HUMAINES. Mais elle est incapable de connaître les vérités premières, toute science spéculative, toute métaphysique est un leurre: omnes scientiæ speculativæ non sunt veræ... scientiæ, sed errores, - et l'usage de la raison dans les matières de la foi, la prétention de constituer, grâce au raisonnement et en se servant de la philosophie, une science cohérente du dogme et du donné révélé, bref la théologie telle que l'entendaient les scolastiques est un abominable scandale...

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«Luther en somme apportait à l'humanité, deux cent trente ans avant Jean-Jacques, une délivrance, un immense soulagement. IL DÉLIVRAIT L'HOMME DE L'INTELLIGENCE, DE CETTE FATIGANTE ET OBSÉDANTE « CONTRAINTE DE PENSER TOUJOURS, ET DE PENSER LOGIQUEMENT...

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«La grande œuvre révolutionnaire sauvage, à partir du protestantisme en descendant jusqu'à nos jours, prépare ainsi comme «le plus béni des résultats», le non-sens pur et simple.

«ELLE NE PERMET DE REPOS À LA RAISON QUE DANS LA CONTRADICTION, elle met en nous une guerre universelle...»


Quoiqu'elle fût en germe chez les nominalistes et chez Luther, c'est DESCARTES, qui, le premier, a parlé expressément de cette philosophie qui aura pour fin, non pas d'abord le savoir, la connaissance de l'Être pour lui-même, mais la transformation de toutes choses au profit de l'homme (34). Et, en cela, mentalité moderne et marxisme sont le très fidèle écho de ce passage de la IVe partie du Discours de la «méthode»: «... au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres; et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ...»

Encore faut-il, pour saisir la portée de ce texte, se rappeler ce que Descartes avait, dans la première partie de son «Discours», déclaré au sujet de la théologie: «Je révérais notre théologie et prétendais autant qu'aucun autre à gagner le ciel; mais, ayant appris comme chose très assurée que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du Ciel et d'être plus qu'homme.»

Même la philosophie spéculative serait donc trop difficile, trop incertaine et insuffisamment ajustée au niveau de la raison.


«Il annonce une nouvelle méthode, écrit M. l'abbé Blanc (35) et avec elle la création d'une nouvelle philosophie; ce que les penseurs ont trouvé jusqu'ici lui paraît faux ou non démontré rigoureusement. Il lui faut une autre certitude... Il regarde comme non avenus tous les témoignages, toutes les autorités: il doute même (36) des vérités scientifiques réputées les plus sûres. Mais il s'aperçoit bien vite qu'il y a une vérité fondamentale qui résiste à toutes les prises du scepticisme; c'est le fait de notre propre pensée et, par là même, notre propre existence: je pense, donc je suis...»

C'est cette vérité qui amènera toutes les autres. On n'admettra pour vrai que ce qui est «évident». «Malheureusement», ajoute M. l'abbé Blanc, «Descartes ne précise pas cette évidence, il n'en met pas en relief e caractère objectif, il paraît la confondre aveca une certitude subjective, AVEC CE QUI PARAIT «TEL À CHACUN.»

Sans entrer plus avant dans la description du système cartésien on voit déjà le péril. Même si Descartes admet l'existence réelle, objective des choses extérieures à nous et à notre pensée, il fait reposer ses conclusions sur la connaissance subjective, celle du «moi» qui pense. «Je pense, DONC je suis», cette célèbre proposition est même interprétée par plusieurs philosophes dans le sens suivant qui aggrave le danger du cartésianisme: c'est PARCE QUE je pense que j'existe.

Tout, en fin de compte, pourrait n'être qu'illusions dans nos connaissances (doute cartésien), la seule réalité qu'il faudrait admettre, parce qu'évidente, serait notre pensée. Les successeurs de Descartes, on le verra, n'hésiteront pas à aller jusqu'au bout de cette théorie.

Dès lors la voie est ouverte à deux erreurs, apparemment contraires, mais dont les conséquences se retrouveront dans le marxisme. Sous le nom de «pensée» Descartes englobait toutes les opérations de la connaissance (sensible et intellectuelle) (37).

Les uns ramèneront donc la pensée à la sensation; ce sera le sensualisme philosophique et le matérialisme.

Les autres, au contraire, ramèneront la connaissance sensible à la pensée; ils en viendront à nier le monde extérieur qui ne serait que le produit de la Pensée, ou de l'Idée.

Ce sera l'idéalisme philosophique (38) dont Marx partira pour élaborer sa dialectique. On voit donc l'importance de Descartes dans la naissance des deux courants: idéaliste et matérialiste, dont le Marxisme constituera la synthèse, comme nous le verrons au chapitre suivant.

Mais Descartes n'aperçut peut-être pas ce qu'on pouvait tirer de son système.

Hume (39) sera plus franc: «Contentez votre passion pour la science... mais que votre science soit humaine, et telle qu'elle puisse AVOIR UN RAPPORT DIRECT À L'ACTION ET À LA SOCIÉTÉ. Je défends la pensée abstruse et les recherches profondes... (Elles sont punies) par la mélancolie pensive qu'elles entraînent, par l'incertitude sans fin dans laquelle elle vous plonge, et par l'accueil glacial que vos prétendues découvertes rencontreront quand vous les ferez connaître...» (40).

À son tour «l'effort de Kant (41), écrit Charles de Koninck, pour délivrer l'intelligence spéculative des entraves de la métaphysique, en la confinant à l'ordre logique... a été le pas le plus décisif vers cette philosophie de la Révolution, qui aujourd'hui menace ouvertement le monde entier.» (42).

Si pour le père du «cogito ergo sum», en effet, un principe de scission était déjà posé entre le réel et une pensée se suffisant à elle-même, avec Kant cette dernière devient explicitement une création de l'esprit humain selon le développement autonome de ses lois propres. On comprend qu'il n'existe plus, dès lors, de vérité qui s'impose. Chaque homme, désormais, sera le maître de sa pensée, comme sa conscience deviendra la seule source de sa propre loi, de sa morale.

Double liberté: liberté de pensée, liberté de conscience (43), principes et source de tout le libéralisme moderne.

À chacun sa vérité. Chacun doit être libre d'agir à son gré.

Mais Kant au moins supposait, hors d'atteinte de l'esprit créateur de sa propre pensée, une réalité inconnaissable. Elle sera supprimée à son tour. «Chez Fichte (44) il ne reste plus que le «moi» auteur de la pensée... Et il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait là, écrit M. Jean Daujat (45), que rêveries de philosophes sans conséquences pour la vie des peuples. Ce Fichte est le Fichte du «Discours à la nation allemande» qui soulèvera l'Allemagne contre Napoléon, et ceci se rattache étroitement à sa philosophie puisqu'il y fait appel au «dynamisme» germanique contre le fétichisme latin et occidental de la réalité stable: s'il n'y a plus de réalité stable « qui soit et dure, il n'y a plus que le dynamisme de l'esprit agissant - et c'en est fait des formes stables du droit et de la morale - il ne restera qu'une action sans règle morale, épousant le dynamisme de la vie, se conformant à tous les besoins vitaux de la puissance germanique. Il y a, là, la source de tout ce qui a fait le fond du germanisme depuis plus d'un siècle...»


Une étape cependant restait encore à franchir. Elle le sera par HEGEL, le maître de Marx.

Le «moi» de Fichte, en effet, est encore une réalité... Hegel (46) la supprime pour ne plus admettre que l'Idée pure dont l'évolution engendre à la fois toutes les consciences individuelles et toute l'histoire du monde (47). Dans l'hégélianisme il n'y a plus aucune réalité, l'Idée est tout: c'est l'idéalisme (48) absolu. Et comme en fidèle écho au célèbre titre de l'œuvre de Descartes: «La méthode, écrit Hegel, est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister; c'est la tendance de la raison à se retrouver, à se reconnaître elle-même en toute chose.» Toutes choses seront désormais à l'image de notre pensée, devenue le principe qui pose toutes choses.



Hegel: Identité de l'être et du néant.

Mais, fait encore observer M. Jean Daujat (49), «si l'idée demeure elle-même, elle ne peut évoluer et constituer toute l'histoire. L'histoire va sortir de ce que chez Hegel on appelle la «dialectique»... L'idée n'est pas ce qu'elle est, parce qu'elle devient, elle change sans cesse, elle n'existe que pour se contredire, se nier elle-même à chaque instant, de sorte que oui appelle non, se confond avec non dans le changement. Il n'y a rien qui soit et dure, il n'y a que la contradiction perpétuelle. Par la dialectique l'idéalisme absolu est ainsi un évolutionnisme absolu... (50). L'histoire est une révolution perpétuelle, l'idée est en œuvre perpétuelle d'action révolutionnaire pour faire l'histoire en niant, en contredisant, en changeant ce qui est. Tout ce qui se présenterait comme une réalité est à nier et à détruire pour que se fasse l'histoire dans la contradiction et la révolution perpétuelles. Il n'y a aucune vérité stable qui serait vraie aujourd'hui, hier et demain: affirmer et nier n'ont plus de sens, affirmer et nier s'appellent et se confondent, seule demeure l'action qui fait l'histoire.»

L'être et le néant sont même chose.

Autrement dit: ce qui est, ce qui n'est pas ne s'opposent plus essentiellement, mais sont appelés à s'unir.

Tel est le grand principe de toute la philosophie de Hegel. Il est clair que la notion d'ÊTRE s'y trouve comme anéantie.

«Cet homme, a écrit le Père Gratry, était savant et logicien, et il se prenait au sérieux. Il se croyait le fondateur définitif de la philosophie... Et ce n'est pas là qu'un simple délire. C'est un des faits les plus considérables, les plus redoutables, les plus décisifs de l'histoire de l'esprit humain. Tout le système a pour but d'établir l'identité absolue de tout, notamment celle de l'être et du néant, qui est l'identité fondamentale, principe de tout: ce qui renferme l'identité du pour et du contre, du vrai et du faux, du bien et du mal. D'où résultent: en métaphysique, l'athéisme; en morale, l'abolition de la conscience et de la distinction du bien et du mal...

«Ainsi, cela est bien certain, poursuivit, en son temps, le Père Gratry, il y a en Europe, depuis vingt-cinq ans, une école de l'absurde proprement dit (51), ce qui, depuis l'ère nouvelle, ne s'était jamais vu dans le monde.»

On comprend, dès lors, ce que peuvent être dans le système de Hegel, la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit. La nature n'est que le système des idées objectivées. L'esprit n'est que l'idée se repliant sur elle-même.


L'état prussien: «moment» ultime du système hégélien

En ce qui concerne le droit, il naît du respect de la liberté d'autrui comme de la sienne propre. Mais l'Etat étant l'institution chargée de réaliser le droit dans toutes les sphères, l'État représente donc, théoriquement, la liberté absolue et le droit absolu, devant lesquels doivent, pratiquement, céder les libertés et les droits individuels.

Pour Hegel, donc, l'État, avec son organisation militaire et administrative, est l'idée qui fait l'histoire, une conception créatrice d'histoire (52). Et, par là-même, Hegel est un des pères, sinon le père par excellence, des systèmes étatistes contemporains, le père de ces totalitarismes qui sont une des marques les plus significatives, et le fléau de la civilisation moderne (53).

Telles furent, rappelées sommairement, les grandes étapes de la philosophie, de Descartes à Hegel (54).

Mais le marxisme est non seulement le couronnement logique de tout ce courant de pensée, mais la synthèse, le confluent de beaucoup d'autres, qui, sans le vouloir sans doute, ont fait et continuent à faire son jeu le nietszchéisme et sa volonté de puissance, le bergsonisme et son mouvement pur; et tout le courant pragmatiste de l'évolutionnisme moderniste (55).


Le marxisme, héritier du libéralisme

Nous avons entendu, bien des fois, discours semblables à celui-ci.

Comment peut-on croire une idéologie fondée sur l'identité des contradictoires, autant dire sur l'absurde rigoureusement défini? Comment peut-on faire sienne une idéologie qui enlève leur sens à l'affirmation et à la négation, toute valeur à la notion d'être? Comment peut-on professer une idéologie de la contradiction méthodique, du mouvement pur, de l'évolution radicale (56). En bref, comment le marxisme peut-il avoir une chance sérieuse de diffusion?

Nous avons toujours répondu en faisant observer que pareilles questions renversaient les données du problème.

Est-il sage, en effet, de mettre en doute la possibilité de ce qui, en fait, existe déjà?

L'effarant aujourd'hui n'est pas dans l'existence d'une philosophie explicite de la contradiction, appelée marxisme.

L'effarant est, qu'implicitement au moins, le tour d'esprit, la façon de penser d'un très grand nombre réalise ce que le marxisme se contente d'expliciter et de systématiser.

Est-il surprenant dès lors que l'idéologie tende à l'emporter quand il est clair que chacun professe déjà, plus ou moins consciemment, ce qui constitue l'essentiel de l'idéologie en question?

II reste, dirait un bon marxiste, à passer de l'inconscience à la conscience explicitement dialectique.

La formule hégélienne, marxiste, de l'identité de l'être et du néant nous choque et nous révolte. Nous acceptons mal qu'on soutienne, aussi explicitement, l'équivalence du oui et du non, de la vérité et de l'erreur, du bien et du mal. Mais, lisions-nous récemment dans les «Cahiers Pédagogiques» (57), ne voit-on pas s'édifier un nouvel empyrée moral (ou amoral) dont les vertus cardinales sont l'automation, le record, l'efficacité et l'argent. Le bon et le mauvais, le beau et le laid, le faste et le néfaste se réfugient au magasin des vieilles lunes et, au droit pur, se substitue le droit du plus fort».

Dire que «l'être et le néant sont une même chose», scandalise. Mais que signifie, neuf fois sur dix, cette autre formule, universellement agréée cependant: «toutes les opinions sont bonnes»? Quand, en bons libéraux, nous répondons à M. Durand, qui dit «blanc»: «vous avez raison»; et à M. Dupont qui dit «noir»: «vous êtes dans le vrai» (58), le bon sens le plus élémentaire voudrait que nous nous rendions compte qu'en procédant ainsi nous soutenons, nous aussi, l'identité des contradictoires, mais sans nous en douter, ce qui n'ajoute rien à la valeur de l'opération (59).

Et combien se disent ainsi (et se croient!) anti-marxistes au nom d'un libéralisme qui est le fondement du marxisme. Ce dernier ne procède-t-il pas des mêmes principes en les développant beaucoup mieux? Lui, au moins, ne bronche pas devant les conséquences. Du libéral ou du marxiste quel est le plus cohérent?

Si le libéralisme est aussi raisonnable qu'il est répandu; si, comme il le prétend, la vérité est éminemment subjective, fluctuant au gré de chacun, on perd le droit de s'étonner de ce qu'Albert Camus, par exemple, dit du marxisme, dans «l'Homme Révolté» (60): «Rien n'étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c'est-à-dire le plus fort. Le monde, alors, ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves.»

Toute l'âme du marxisme, nous l'allons voir, tient dans ce propos, fort libéral dans son principe; à saveur nietzschéenne (61), par surcroît.

Pré-marxiste, également, cette citation du bergsonien Jean Weber: «En face des morales d'idées, nous esquissons la morale ou plutôt l'amoralisme du fait... Nous appelons «bien» ce qui a triomphé. Le succès pourvu qu'il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout... Le devoir n'est nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu (62). Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son âme contrite, car il n'était pas assez fort pour transgresser la loi. II était indigne de pécher (63).»

Soit encore ce passage (64) tout empreint d'un anti-intellectualisme très bergsonien: «Notre existence, en ce qu'elle a de mouvant et de vivant en elle, est traversée... d'antonymies (65) non-antonymiques, de contradictions non-contradictoires, d'oppositions non-oppositionnelles... Si elles se présentent à nous à l'état naissant, elles ne deviennent de vraies antonymies qu'à partir du moment où la pensée discursive s'en empare et les façonne à sa manière, en méconnaissance de leur vraie nature. Le dynamisme primitif les résorbe, tout en devenant structure à leur contact».

Et de Bergson lui-même: «Il n'y a pas de choses, il n'y a que des actions (66).»

Soit encore cette «maxime» d'Étienne Rey (67): «L'intelligence se satisfait tout autant du faux que du vrai (68). Sa loi n'est pas la vérité, mais la logique, et celle-ci se met volontiers au service de l'erreur.»


Synthèse de la subversion...

Essence même de «l'esprit moderne». Esprit du père de la Révolution, Jean-Jacques Rousseau:

«L'état de réflexion est un état contre nature, peut-on lire dans le «Discours sur l'Inégalité». Et l'homme qui médite est un animal dépravé.»

«Les idées générales et abstraites, est-il encore dit dans l' «Émile» (69), sont la source des plus grandes erreurs des hommes, jamais le jargon de la métaphysique n'a fait découvrir une seule vérité.»

Et, dans la deuxième lettre à Sophie (70): «Le raisonnement, loin de nous éclairer, nous aveugle; il n'élève point notre âme, il l'énerve et corrompt le jugement qu'il devrait (71) perfectionner.»

Qu'on relise attentivement ces textes, qu'on prenne soin de noter ce qu'ils proposent, ce qu'ils nient, ce qu'ils attaquent, ce qu'ils détruisent, et l'on constatera que le marxisme n'est rien d'autre que la synthèse, la systématisation rigoureuse de tout cela.

Ce qui, jusqu'ici, dans chaque système, avait été négation fragmentaire, destruction partielle, parfois même inconsciente, le marxisme le met bout à bout, en quelque sorte, et en réalise la somme «consciente» et volontaire.

Il prend à son compte et ordonne méthodiquement tous les refus, toutes les propositions nihilistes dispersées dans les œuvres des penseurs plus ou moins subversifs depuis Luther et Descartes.

... et couronnement de la pensée révolutionnaire

À ce titre il est le terme logique, le couronnement de toute la pensée révolutionnaire.

IL EST LA RÉVOLUTION PAR EXCELLENCE, sinon la forme suprême, présentement connue, de la Révolution.

Son prestige même tient à cela. Toute la civilisation moderne a travaillé et travaille encore pour lui. Là est le plus grand danger qu'il représente.

À quoi bon, après cela, s'en aller dire au marxiste: «Ton affaire ne tient pas»? Dialogue de sourds! Elle ne tient pas? Sans doute, mais seulement au regard de cette forme de pensée qu'il récuse et que la pensée moderne a commencé à saper bien avant qu'on ne parlât de lui. Or, cette pensée moderne, la récusons-nous comme nous le devrions? Ne sommes-nous donc pas plus incohérent que lui?

Son affaire ne tient pas? Mais il sait, lui, qu'elle tient, ou plutôt qu'elle est tenue, soutenue, préparée, justifiée par tout ce que les trois derniers siècles ont compté de plus célèbres penseurs et philosophes.

Son affaire ne tient pas? Mais, en fait, tout y a conduit et y conduit de ce que l'esprit moderne a conçu et conçoit encore.

Quelles leçons faudra-t-il que nous recevions pour nous décider à comprendre ce qu'est la Révolution, et comme il est vain d'en combattre les forces extrêmes si nous continuons à respecter les systèmes qui l'ont d'abord fait se glisser parmi nous?

Tant que nous ménagerons ces derniers, le marxisme ne manquera pas d'apparaître plus cohérent que nous.

Car il est vraiment le seul système cohérent dans l'incohérence, entendez: le seul système cohérent dès lors qu'on ne croit plus à l'intelligence, à l'ÊTRE, à la vérité (71 bis). Ce que d'autres (Kant, par exemple) posaient en principe, mais sans le développer en fait, le marxisme l'ordonne méthodiquement, ne craignant pas d'aller jusqu'au bout des conséquences.

Quoi d'étonnant à ce qu'un Lénine ait pensé qu'il ne peut y avoir qu'une contradiction vraiment irréductible: celle du catholicisme et du marxisme. Opposition entre la religion de Celui qui se dit l'Être même, et le système dans lequel la notion d'être perd son sens (72).

Deux conséquences logiques de «l'esprit moderne»...

L'Anarchie

... Dès qu'on refuse l'enseignement de cette Église qui, seule, continue à défendre l'objectivité de la connaissance intellectuelle et les justes capacités de la raison (73), deux attitudes restent logiquement possibles.

D'abord l'anarchie.

S'il n'y a pas de vérité, en effet, si le réel n'existe pas ou si ce réel est inconnaissable, si tout change, ou peut changer au gré du vouloir humain individuel ou collectif, s'il n'y a pas de bien et de mal, de beau et de laid, rien - absolument rien - ne peut légitimement..., rien ne doit déterminer (ou seulement tendre à déterminer) un comportement humain.

S'il n'y a pas de vérité, si le verbe «être» n'a réellement pas de sens, rien ne peut m'obliger à rien car il est matériellement impossible de savoir s'il est un ordre vrai, et donc un juste ordonnateur. Personne donc, n'a réellement le droit de me commander.

Rien n'EST que MOI, par la seule CONSCIENCE (74) que je possède de ce Moi.

«Ni Dieu ni maître».

Moi seul!... Pratiquement, ce qui me plaît, mon caprice, mon plaisir.

Telle est la position de l'anarchiste.

On devine aisément à quoi elle tend et où elle aboutit.

On peut professer de tels principes. On ne peut pas les vivre absolument. Le résultat partiel, seul possible, est une déchéance morale et parfois physique, suffisamment évidente... Sinon: l'insociabilité pure et simple (75), l'impossibilité de donner un sens au moindre rapport humain.

On peut se dire anarchiste. On ne l'est jamais pleinement. On ne peut pas l'être, car il est pratiquement impossible d'être cohérent à ce degré.

... Ou le marxisme

Mais le marxisme n'est pas l'anarchie.

Il la déteste, même s'il lui arrive de recourir momentanément à son office destructeur (76).

L'anarchie est écartée et normalement combattue par le marxisme, parce qu'à ses yeux elle est essentiellement une impuissance, une stérilisation, une gaspilleuse de force.

Si, comme nous le citions plus haut... «rien n'étant vrai ni faux, bon ni mauvais, la règle (est) de se montrer efficace», on comprend qu'Albert Camus, dans l'ouvrage déjà cité (77), poursuive ainsi sa description du marxisme:

«Lénine ne croit qu'à la Révolution et à la vertu d'efficacité... La lutte contre la morale formelle inaugurée par Hegel et Marx se retrouve chez lui dans la critique des attitudes révolutionnaires inefficaces... Si l'on prend les deux œuvres qui sont au début (78) et à la fin (79) de sa carrière d'agitateur, on est frappé de voir qu'il n'a cessé de lutter sans merci contre les formes sentimentales de l'action révolutionnaire. Il a voulu chasser la morale de la Révolution parce qu'il croyait, à juste titre, que le pouvoir révolutionnaire ne s'établit pas dans le respect des dix commandements... Il a combattu, à la fois, le réformisme (80) coupable de détendre la force révolutionnaire et le terrorisme (anarchiste), attitude exemplaire et inefficace...»

Tel est le juste réflexe marxiste.

La lecture des œuvres d'un des derniers chefs de la Révolution (et non le moindre!), Mao-Tse-toung, est fort instructive sur ce point. Beaucoup seront surpris d'y trouver (81) une critique sévère et fort pertinente, à l'occasion, de principes et de formules d'action peu goûtés de certains ennemis de la Révolution. Critique de l'égalitarisme et de l'ultra-démocratisme. Voire... (et sur ce point beaucoup de contre-révolutionnaires auraient intérêt à méditer ces lignes-là) critique de ce que Mao appelle «l'aventurisme», le «putchisme», «l'impétuosité révolutionnaire»; toutes les formes incohérentes, incoordonnées, impréparées, intempestives, du combat politique et social (82).

Un vrai marxiste a normalement horreur de cela!

Horreur de l'anarchie, comme telle, parce qu'elle disloque le faisceau toujours plus cohérent, toujours plus puissant de forces matérielles, qui est la raison d'être du marxisme.

À ce titre, ce dernier est organisateur, discipliné, disciplinaire, et ennemi de l'anarchie.

Conclusion

Dès lors qu'on a perdu le sens de l'êTRE, le sens de la vérité, mais qu'on a gardé un certain goût de la cohérence dynamique et qu'on se sent peu d'attrait pour le stérile repli sur soi ou l'intempestive agressivité de l'anarchiste, le marxisme ne peut pas ne pas être la grande tentation.

Il offre, si l'on peut dire, comme un ordre, ou plutôt une cohérence (83), dans ce refus de l'ÊTRE, dans cette non-croyance en une VÉRITÉ qui est un des caractères les plus évidents de notre temps.

Ainsi, le marxisme n'apparaît plus comme un principe, une cause; mais plutôt comme un résultat, une conséquence, un aboutissement: couronnement et synthèse de la subversion. Il réalise ce qui a été semé par toutes les puissances de désordre. n est l'héritier principal de la Révolution (84).


La vérité de rien, la force de tout

Dynamique, mais sans référence à l'ÊTRE, telle est la civilisation moderne! Et tel est le marxisme.

L'anarchie est croupissement ou exaspération inconsistante. Le marxisme, au contraire, est un culte du plus grand rendement, un culte de la toujours plus grande efficience matérielle.

Dès lors, qu'on ne croit plus au vrai ni au faux, au bien ni au mal, au beau ni au laid, le marxisme (contrairement à l'anarchie qui s'anéantit dans son individualisme forcené) présente la dangereuse séduction d'une interprétation «dynamique» de l'univers, une vision, prétendue complète, du monde.

Sa perversion, son caractère «intrinsèquement pervers» (85) tient à ce que cette vision est radicalement faussée dans le principe même de son optique. Univers qui n'est plus vu, pensé, jugé en notions d'ÊTRE, en fonction de vérités à connaître, à respecter ou à servir, mais un univers vu, pensé, jugé en valeurs de FORCE, valeurs d'ACTION, valeurs d'EFFICIENCE, valeurs de MOUVEMENT, sans référence à une vérité quelconque. Univers où la notion d'être, la notion de vérité n'ont plus de sens, et où les notions de mouvement, de force, d'action, de transformation, de travail, apparaissent fondamentales, notions premières.

D'où cette observation: LE VRAI MARXISTE EST UN HOMME QUI NE CROIT À LA VÉRITÉ DE RIEN, MAIS QU'INTÉRESSENT UNIQUEMENT LA FORCE, LA TRANSFORMATION, LA MISE EN ŒUVRE DE TOUT.


Le marxisme, inversion intellectuelle

C'est cette inversion intellectuelle, violence faite à la plus naturelle façon de penser et de considérer les choses, qui rend si difficile une juste compréhension du marxisme.

Et l'on pense à cette parole de l'Évangile: «La lampe de ton corps, c'est l'œil. Si donc ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres!» (86)

Optique radicalement vicieuse du marxisme, principe d'une lumière qui n'est que ténèbres.

Pour comprendre quel il est, une accoutumance est nécessaire. Une laborieuse étude, en effet, peut ne servir à rien si l'on ignore ce problème d'inversion visuelle, véritable clef du système. Combien n'ont rien compris, après s'être longtemps penchés cependant sur un grand nombre de documents, parce qu'ils les ont pensés, interprétés, critiqués, comme ayant une valeur «statique», une valeur d'ÊTRE, une valeur de VÉRITÉ, alors que leur véritable sens, leur véritable cohérence est d'un autre ordre: «dynamique», «DIALECTIQUE», mots qui pour beaucoup ne signifient rien ou presque.

Et c'est ce qui explique que nous ayons tenu à parler si longuement du marxisme avant même d'avoir donné sa définition philosophique. Pareille définition, en effet, risque d'être inutile si elle n'est pas précédée d'une sorte de préparation de l'esprit, d'accommodation dialectique de l'entendement.

C'est ce que nous avons essayé de faire. Désormais, le lecteur saisira mieux l'accentuation marxiste de formules ou termes auxquels il aurait eu tendance à donner le «sens commun», ce qui est l'erreur grossière, très fréquente pourtant, de la plupart de ceux qui se penchent sur le marxisme.

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Notes:

(26) Trois Réformateurs, «Luther ou l'avènement du Moi». Pages 39, 40, 43 à 49, 72. (Nouv. édit. revue et corrigée, Plon, 1945).

(27) Guillaume d'Occam (1276-1342) fut un des champions du «nominalisme», théorie selon laquelle nos idées n'auraient aucune valeur perdurable universelle. Elles n'auraient qu'une valeur de signe, de nom (nominalisme), une valeur de convention propice à d'utiles classements.

D'où le caractère pragmatique, utilitaire que prennent dans cette perspective l'intelligence et la raison. Elles y sont considélées comme coupant, tranchant, fragmentant le réel pour notre plus grande commodité, mais sans qu'on reconnaisse aux catégories, découpages qu'elles expriment la moindre vérité.

M. Jean Daujat l'a bien vu lorsqu'il fait remonter au nominalisme l'origine lointaine du marxisme.

Le caractère pragmatique de la raison, selon ces philosophes nominalistes, entraîne une conception arbitraire de la morale et de la politique puisque l'intelligence ne saurait accéder aux vérités qui les fondent, qui leur donnent un but. Cette théorie «aboutit, note M. Jacques Chevalier, comme on le voit chez Luther, chez Hobbes ou chez Hegel, à faire du Souverain ou de l'État une puissance absolue, illimitée, créatrice des droits.» (Leçons de philosophie, t. II, p. 484, Arthaud, édit. Grenoble - Paris 1943).

On retrouvera au numéro 107 de Verbe (décembre 1959) des précisions sur le nominalisme.

(28) Weim, XLV, 621, 5-8 (1538).

(29) Weim, XII, 319, 8; 320, 12.

(30) Weim, XVIII, 164, 24-27 (1524-1525).

(31) «Ralionem atrocissimum Dei hostem», in Galat (1531). Weim, XL, P.L, 363, 25.

(32) Cité par A. Baudrillart: «L'Église catholique, la Renaissance et le Protestantisme», Paris 1905, p. 322-323.

(33) Erb, 16, 142 à 148 (1546).

(34) «Descartes, écrit Hegel dans son Histoire de la philosophie, est le fondateur de la philosophie moderne... L'action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée: c'est un héros. Il a repris les choses par le commencement et, APRÈS UN ÉGAREMENT DE MILLE ANS, il a retrouvé le véritable sol de la philosophie.»

(35) Dictionnaire de Philosophie, p. 385, art. «R Descartes». Lethielleux, Paris, 1909.

(36) On ne sait si c'est un doute réel, ou un doute méthodique, un doute par hypothèse.

(37) Sur ces deux modes de connaissance cf. Verbe n̊o. 107, Introduction à la politique: les universaux et n̊o. 108.

(38) Voir à propos de Hegel la note définissant ce terme. (note 48).

(39) Hume, philosophe écossais né et mort à Edimbourg (1711-1776).

Selon lui nous ne connaîtrions que nos sensations et les phénomènes, les manifestations sensibles des choses. Ce que nous appelons la cause d'un effet ne serait qu'une illusion de notre imagination.

La seule notion abstraite et générale que pourrait atteindre notre intelligence serait celle de la quantité et du nombre.

Protestant, Hume oppose, comme Luther, la raison à la foi.

Comme ce dernier il ne donne à la raison qu'un rôle pratique puisqu'elle ne connaît que la quantité et les choses sensibles.

(40) An Enquiry concerning human understanding sect I, Edit. E.A. Burtt, Modern Library, 1939, p. 587.

(41) Emmanuel Kant, philosophe prussien né et mort à Kœnigsberg (1724-1804) où il professa.

Selon lui il y a un monde réel (le monde des «noumènes», des «choses en soi») mais notre intelligence ne peut l'atteindre. Elle ne peut saisir que ce qui est à la surface du réel, les «phénomènes» qui produisent en nous des sensations. La fonction de notre raison c'est de se construire, à partir des sensations, un monde intérieur, personnel, de la connaissance. Cette théorie est un «idéalisme» parce qu'elle fait dépendre notre connaissance d'une création de notre esprit.

Cependant chez Kant, la réalité, l'«objet» ne disparaissent pas complètement. Ils existent: ce sont les «noumènes», mais notre esprit ne peut en avoir une connaissance exacte.

En revanche la réalité s'impose à nous au plan de la RAISON PRATIQUE en nous dictant nos devoirs. L'esprit qui, selon Kant, ne peut connaître aucune vérité métaphysique, connaît cependant les vérités d'ordre moral. Si on veut bien le remarquer, la philosophie de Kant s'insère rigoureusement dans le courant de Luther à Marx. L'intelligence échoue au plan spéculatif et n'a plus qu'une fonction pratique en ce qui touche à la conduite de la vie et à la morale.

Kant a systématisé l'inversion de la philosophie traditionnelle qui faisait reposer la morale sur la métaphysique (on règle ses actions sur la vérité connue et aimée, la «pratique» s'établit en fonction des «principes» immuables qui guident l'homme vers sa fin). Il fait reposer au contraire la métaphysique sur la morale. Les principes ne sont plus fondés sur une vérité connue par l'intelligence, mais se déduisent des règles de notre action.

Il y a un grand pas ainsi fait vers le marxisme, philosophie de lutte et d'action.

(42) Opus. cit., p. 104.

(43) Liberté qui n'a rien à voir avec ce que le catholicisme appelle du même nom.

(44) Le «moi» de Fichte, autrement dit: la pensée de l'individu, se heurte dans son dynamisme, dans son mouvement, à ce que nous appelons le monde extérieur, les choses et qu'il appelle le «non-moi».

Contraints de s'amalgamer, de trouver entre eux une harmonie le «moi» et «non-moi» (la pensée personnelle et ce qui tombe sous nos sens), en s'opposant, donnent naissance à un troisième terme.

On retrouve là ce qui sera la méthode hégélienne et marxiste: la «thèse» et l' « antithèse» engendrent, par leur lutte, un troisième «moment» ou stade, dans l'évolution de l'Idée pure: c'est la «synthèse».

À partir de cette «synthèse» devenue «thèse» à son tour le cycle recommence: elle s'oppose à une «antithèse»: de leur lutte naît une nouvelle «synthèse» et ainsi de suite.

Hegel fut aussi influencé par un autre philosophe allemand: SCHELLING. Celui-ci voyait bien qu'en faisant du «Moi» le créateur de la pensée on ne comprenait plus les sciences de la nature: physique, chimie, etc. Il n'y a pas de science de la nature qui ne doive, en effet, se soumettre à la réalité du monde extérieur.

Cette constatation aurait pu amener Schelling à retrouver la véritable solution à ce problème, dans la philosophie traditionnelle et chrétienne. Il ne le fit pas et conçut un système idéaliste où le «moi» et le «non-moi» (la pensée et le monde extérieur) étaient confondus dans ce qu'il appelait l'«absolu».

Hegel proclama que l'«absolu» de Schelling c'était l'Idée pure dans son développement continu, dans son dynamisme, qui suivait les étapes indiquées par Fichte: thèse, antithèse, synthèse.

- Fichte, Jean Gottlieb (1762-1814) fut professeur à Iéna en 1794. Le Discours à la nation allemande est de 1808.

- Schelling Frédéric, Guillaume, Joseph (1775-1854) né à Wurtemberg est mort en Suisse. Il fut professeur à Iéna, Wurtzbourg et Munich. Il écrivit de nombreux ouvrages pendant sa longue carrière professorale.

(45) Connaître le Communisme, p. 14.

(46) Né à Stuttgart en 1770, Hegel est mort à Berlin en 1831. Il enseIgna à Heidelberg et à Berlin en 1818. Il succéda à Fichte. Ses œuvres complètes forment 17 volumes. Ouvrages les plus importants: Phénoménologie de l'esprit (1807), Logique (1812-1816), Philosophie de l'esprit et son Cours d'Esthétique.

(47) On retrouvera la référence explicite à cette théorie dans la citation que nous faisons d'un texte de Hitler, partie II, chap. 3.

(48) Ce terme n'a pas en philosophie le sens qu'on lui donne dans le langage courant. Dire de quelqu'un qu'il est idéaliste signifie communément qu'il professe des sentiments nobles, généreux, désintéressés. Grande est la différence entre l'idéalisme ainsi conçu et l'idéalisme philosophique. Ce dernier désigne essentiellement les systèmes de ceux qui ramènent toute réalité à l'idée et au sujet pensant. L'idéalisme est donc une revendication d'indépendance plus ou moins totale de l'esprit humain se manifestant par le refus de cette «soumission à l'objet» qui est au fond de toute la pensée chrétienne. C'est l'homme qui veut trouver tout en lui-même, et rien qu'en lui-même, sans avoir à reconnaître aucune dépendance. La pensée, pour l'idéalisme, n'est pas connaissance d'une réalité objective, elle est purement idéale, pure construction de l'esprit se développant selon ses propres lois...

(49) Opus. cit., p. 15.

(50) Et si le marxisme est, comme nous le verrons, une transposition matérialiste de l'idéalisme hégélien, il garde la dialectique et l'évolutionnisme de telle sorte qu'on ne peut le comprendre sans le rattacher à Hegel.

(51) Autant dire: une école de la philosophie de la contradiction. On sait, en effet, que le mot «absurde» signifie contradictoire, une chose impossible à penser parce que contradictoire.

(52) État de type nettement germanique, Hegel ne s'en cache pas. Présentant le système hégélien Émile Bréhier écrit: (Histoire de la Philosophie, t. II, 3. Alcan, édit.).

«La supériorité définitive du GERMANISME est une supériorité spirituelle; la race germanique possède les qualités naturelles qui lui permettent de recevoir les plus hautes révélations de l'Esprit. Ce n'est pas la supériorité de la race comme telle qui est affirmée, mais seulement relativement à un moment déterminé, au MOMENT FINAL, de l'HISTOIRE DU MONDE.»

(53) «PAR-DESSUS LES ÉGLISES DISTINCTES, L'ÉTAT ASSUME LA GÉNÉRALITÉ DE LA PENSÉE, la doctrine de sa forme, et cela LUI PERMET D'EXISTER.» (Hegel).

(54) Il resterait à montrer comment d'autres philosophes, et même des courants de pensée apparemment opposés à celui que nous venons de décrire ont largement contribué à l'expansion du marxisme dans le monde.

C'est le cas, en particulier, des religions et philosophies siatiques.

Analyser leurs apports à la dialectique marxiste-léniniste serait une œuvre immense et délicate, nécessitant de longs développements que nous ne pouvons inclure dans cet ouvrage.

Œuvre immense car les tendances panthéistes et vitalistes qui sont communes à la plupart des pensées asiatiques, varient dans leur formulation et dans les modes de vie qu'elles entraînent. Œuvre délicate parce que le marxisme nettement désigné trouve dans ces religions des adversaires qui, cependant, lui préparent inconsciemment les voies par leur pensée.

Bornons-nous à une constatation: il est curieux de voir que les philosophes asiatiques farouchement hostiles à «l'Occident» sous lequel ils englobent aussi bien saint Thomas que Descartes, le sont pour deux raisons:

- D'une part, ils haïssent le «matérialisme» occidental et reprochent surtout à la «pensée moderne» d'avoir été à l'origine d'un mécanisme philosophique dont une conséquence pratique est la civilisation industrielle.

- D'autre part, leur haine profonde s'étend au-delà du cartésianisme, à toute philosophie qui reconnaît un réel pouvoir à la raison et fait de la logique autre chose qu'une vaine occupation de lettrés. C'est moins l'Occident de la géographie que celui de la philosophie chrétienne et du sens commun qu'ils repoussent.

Au-delà du cartésianisme, les pensées asiatiques s'en prennent à ce qui restait de sain et d'acceptable dans l'œuvre de Descartes à savoir une méthode scientifique. Ce qu'elles blâment dans la pensée dite «moderne» ce n'est pas seulement son caractère «moderne», vu sous l'aspect du technicisme, mais surtout son caractère de «pensée», son point de départ dans la raison humaine, fût-il par ailleurs un élément de dégradation pour la véritable intelligence, comme nous l'avons montré.

«Il n'y a, dit le philosophe hindou Dignana, aucune chose réelle indissolublement liée qui puisse être raison logique, car il est dit: la raison d'après laquelle un fait est la cause d'un autre fait, qui en est la conclusion logique, ne dépend point de l'être ou du non être extérieurs, elle repose sur la condition d'inhérence ou de substance instituée PAR «NOTRE PENSÉE». Et M. Masson-Oursel, qui cite ce texte dans sa Philosophie comparée, ajoute: «Cette transposition en termes idéalistes du vocabulaire des Naiyaikas fut finalement adoptée après l'élimination du bouddhisme par la pensée brahmanique elle-même; et désormais se trouva constituée une logique destinée à régner dans toute l'Asie orientale, d'un empire aussi souverain que celui dont a joui en Occident la théorie aristotélicienne du raisonnement.»

Curieuse rencontre des «frères ennemis» que sont le rationalisme et l'anti-intellectualisme de type asiatique!

On se trouve ainsi amenés à cette conclusion des marxistes.

En dehors de la philosophie chrétienne, de toute pensée directement inspirée du christianisme, il est vrai de dire que le marxisme-léninisme est l'héritier de toutes les philosophies... berrantes.

Tandis qu'elle trouve un terrain d'accueil dans le scepticisme et le praticisme de cet Occident mythique, la «dialectique» est en germe dans la facile confusion de l'être et du non-être, lot des panthéismes. Les fatalismes irrationnels apportent de l'eau au moulin du «sens de l'histoire». Et quant au croupissement social des civilisations de clans et de castes on verra, au chapitre de la «désaliénation» (2e partie, Chap. II) combien celle-ci est facilitée.

Quelques exemples illustreront ces brèves remarques: «Le concours de l'Asie, écrivait Elie Eberlin, est indispensable pour la réussite du vaste mouvement de libération dont est agitée l'humanité. L'Europe et l'Amérique - cette Europe synthétique - ne suffisent plus à la tâche. L'Asie doit donner, l'Asie, ce berceau de la civilisation, l'Asie mystérieuse du bouddhisme, du brahmanisme, du confucianisme, l'Asie, ce monde de races. Il faut que l'Europe cesse de convoiter l'Asie comme une proie. L'unité de l'Asie libre sera le prélude de l'unité de l'humanité libre.»

Ainsi voit-on M. Krouchtchev, l'homme au spoutnik, vanter en Europe et aux U.S.A. les progrès techniques de l'U.R.S.S. tandis qu'il donnait naguère un appui bienveillant à la conférence afro-asiatique de Bandœng dont le thème inlassable fut la guerre au «matérialisme» occidental, pour le salut des civilisations «spiritualistes» de l'Orient!

«Le seul effort requis, disait déjà Gandhi, c'est de chasser la «civilisation d'Occident» (Cité par H. Massis. L'Occident et son destin. Grasset, édit. Paris 1956).

Pour des raisons différentes, mais dont on trouverait la racine dans le tour dialectique de certaines pensées orientales, Lénine, dans un discours fameux invitait l'Asie à écraser l'Europe par le communisme.

Mythe de l'Orient contre mythe de l'Occident qu'y a-t-il de sérieux au fond de ce prétendu dilemme géographique dont les marxistes savent si bien utiliser les «contradictions»... mondiales?

Il y a la Vérité et l'erreur, la Vérité qui unit les hommes de tout continent et de toutes civilisations dans une rencontre sur les principes; et il y a l'erreur, toujours divisée et diviseur dont les manifestations, si farouchement opposées qu'elles soient, se retrouvent dans le refus de la seule doctrine vraie.

«Le monde va très mal, écrivait Pie XI, parce qu'il ne sait plus rien des universaux.»

La racine des erreurs, dont le marxisme est l'héritier principal et le foyer d'expansion le plus dynamique, est dans la méconnaissance des principes fondamentaux qui régissent la pensée et ses rapports avec le réel, principes dont le christianisme a permis une élaboration claire et universelle. (Cf. notre Introduction à la Politique et notamment Verbe nos. 106 et 108).

(55) Héritier de la Révolution, le marxisme s'apparente à la Maçonnerie quoique certains Maçons refusent d'aller jusqu'à la subversion radicale qu'il propose.

«Le marxisme et la franc-maçonnerie, écrivent NN. SS. les Évêques argentins dans leur Lettre collective de 1959, ont l'idéal commun du bonheur terrestre... Un franc-maçon peut accepter entièrement les conceptions philosophiques du marxisme... Aucun conflit n'est possible entre les principes philosophiques du marxisme et de la franc-maçonnerie», affirme le grand maître de la franc-maçonnerie de Paris. (La Documentation Catholique, 7-21 septembre 1952, col. 1 205).

«Pour arriver à ses fins, la franc-maçonnerie se sert de la haute finance, de la haute politique et de la presse mondiale; le marxisme, lui, se sert de la révolution sociale et économique contre la patrie, la famille, la propriété, la morale et la religion.

«. Les francs-maçons arrivent à leurs fins par des moyens secrètement subversifs. La franc-maçonnerie met en mouvement des minorités politiques sectaires; le communisme s'appuie sur une politique de masses, exploitant les aspirations à la justice sociale.»

(56) Cf. Engels: «Cette philosophie dialectique dissout toutes les notions de vérité absolue, définitive, et de conditions humaines absolues qui y correspondent. Il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré devant elle, elle montre la caducité de toutes choses et rien n'existe pour elle que le processus ininterrompu du DEVENIR et du TRANSITOIRE.» Dans un éloge de Marx, Lénine se réjouissait à la pensée que «dès 1843, Marx apparaissait déjà comme un révolutionnaire qui «proclamait la critique implacable de tout ce qui existe.» (Discours aux funérailles de Marx).

(57) N̊o. 3 - 1er décembre 1957. - p. 66.

(58) Cf. sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus: Histoire d'une âme - Conseils et souvenirs. «Je vis, écrit-elle, qu'on louait beaucoup une maîtresse de pension parce qu'elle savait adroitement se tirer d'affaire sans blesser personne. Je remarquai surtout cette phrase: «elle disait à celle-ci: vous n'avez pas tort; à celle-là: vous avez raison». Et moi, tout en lisant, je pensais: « Je n'aurais pas fait ainsi. Il faut toujours dire la vérité». Et maintenant je la dis toujours. J'ai bien plus de peine, il est vrai... Si je ne suis pas aimée, tant pis. Qu'on ne vienne pas me trouver si on ne veut pas la vérité...»

(59) «Assurément», note S.E. Monseigneur Lefebvre, archevêque de Bourges, dans son Rapport doctrinal à l'Assemblée de l'Épiscopat français (avril 1957), «les chrétiens ne vont pas jusqu'à mettre en doute l'existence de Dieu et Son autorité, mais, PRATIQUEMENT, ils ne lui font guère de place dans leur vie. On le relègue dans un ciel lointain, on admet le futur rendez-vous du Jugement, mais, en attendant, on prétend bien MENER SA VIE sans qu'Il ait à y voir de très près. Ainsi s'estompe la notion du péché.»

(60) N. R. F., p. 16.

(61) Par l'allusion, notamment, à ce monde appelé à être «partagé... en maîtres et en esclaves».

(62) À ce trait éminemment gidien, on voit combien le gidisme contribue, lui aussi, à l'établissement de cet état d'esprit dont la fleur marxiste sort comme d'un fumier.

(63) Revue de Métaphysique et de Morale (1894), p. 549-560.

(64) E. Minkowski, Éphémère, Durée, Éternel dans la Revue de Métaphysique et de Morale: juillet-décembre 1956. N̊os. 3-4.

(65) Antonymie: opposition de noms ou de mots ayant un sens contraire: ex.: un honnête fripon.

(66) L'évolution créatrice, 2e édit., 1907, p. 270.

(67) Maximes morales et immorales. Grasset édit. 1914.

(68) Rappelons que l'ÊTRE est le premier objet de l'intelligence, l'erreur elle-même, consistant pour l'homme à accorder une valeur d'ÊTRE à ce qui N'EST PAS. Ce n'est même qu'à partir de ce faux-semblant d'être que l'intelligence raisonne et peut raisonner plus ou moins logiquement, ce qui est encore pour elle une façon de raisonner SUR L'ÊTRE. La notion d'être disparaissant, l'intelligence cesse d'avoir un sens. Et l'on comprend fort bien, comme nous le redirons un peu plus loin, que les «penseurs» (?) modernes aient cherché, plus ou moins confusément, un autre mot pour combler le vide laissé par cette disparition. Le terme de «conscience» semble appelé à cette fin. Pris dans un sens complètement différent de celui qui lui avait été donné jusqu'ici par la pensée chrétienne, il n'est pas étonnant de voir la singulière fortune réservée à ce mot dans la pensée moderne. On sait l'usage qu'en fit Rousseau, et plus près de nous, Bergson... Ce mot revient comme un leitmotiv sous la plume des marxistes.

(69) Livre IV. Profession de foi.

(70) Œuvres et correspondances inédites, Ed. Streckeisen Moulton, 1861, Masson, t. II, p. 55.

(71) A la façon de M. Prudhomme, on pourrait dire qu'en cet endroit ce « devrait » vaut son pesant d'or. Pourquoi « devrait perfectionner» ? N'est-ce point sous-entendre que telle est bien la plénitude de l'ordre humain? Est-il bon dès lors, ou n'est-il pas bon, de tendre vers cet ordre? Et, même s'il est évident que l'homme se sert abusivement de sa facuIté de raisonner, c'est l'abus seul qui doit être stigmatisé et non ce qui a pour but précisément de « perfectionner » le jugement, comme Rousseau est bien forcé de le reconnaître.

(71 bis) Le catholicisme: religion de l'être!... Ce qui ne veut pas dire, ainsi qu'on le verra plus loin, religion de l'immobilité, de l'intemporel, car c'est aussi la religion de l'histoire, la religion de l'événement de l'Incarnation, de sa préparation et de ses suites. En vérité la seule religion qui donne son sens à l'histoire.

(72) Cf. encore cette remarque d'Henri Lefèvre, dans son ouvrage: Le Marxisme, édit Bordas, «Seuls restent face à face, en France du moins, le christianisme (le catholicisme non contaminé par le libre examen individualiste protestant) et le marxisme.»

(73) Cf. notamment le Concile du Vatican, l'Encyclique Aeterni Patris, de Léon XIII: les textes de saint Pie X contre le modernisme ... Cf. l'Encyclique Humani Generis de Pie XII, la première encyclique de S. S. Jean XXIII, Ad Petri Cathedram.

(74) On comprend que le mot «conscience» soit le seul qui convienne ici. «Intelligence», en effet, ne saurait convenir, car une réelle intelligence de soi suppose une relative intelli­gence du monde extérieur, une relative intelligence des biens, des valeurs, des fins que l'ordre de ce monde impliquerait ou risquerait d'impliquer. Autant de choses qui prouveraient à l'anarchiste la fausseté de ses principes et de sa position par la mise en lumière de l'objectivité d'un monde extérieur. Seule cette objectivité permettrait à l'anarchiste de se penser INTELLlGEMMENT.

(75) On connaît le mot de Sartre: «l'Enfer, c'est les autres» (dans la pièce: Huis clos).

(76) Comme il advint, par exemple, au cours de la guerre d'Espagne, ou au début de la Révolution russe.

(77) L'Homme révolté, pp. 279, 280, 281.

(78) Que taire? - en 1902.

(79) L'État et la Révolution - en 1917.

(80) Il s'agit précisément de la réforme se proposant un but précis, objet même de cette réforme. «Pour le réformisme, la réforme est tout, a noté fort significativement Staline. Pour le révolutionnaire, au contraire c'est le travail révolutionnaire et non la réforme... C'est pourquoi... une réforme devient (pour lui) un instrument de renforcement de la Révolution, un point d'appui pour le développement continu du mouvement révolutionnaire...» Des principes du léninisme, p. 100.

(81) Mao-Tsé-toung - Œuvres choisies, t. II, voir les pages 120 à 140, Éditions Sociales, Paris.

(82) Nous avons montré, au début de notre étude «Pour une doctrine catholique de l'action politique et sociale» la leçon qu'on peut légitimement tirer de ces enseignements marxistes. Cf. Verbe, nos. 95 et 96.

(83) Le terme «cohérence» est préférable ici à celui d' «ordre». Ce dernier, en effet, est trop riche en valeurs intellectuelles, trop objet d'intelligence, et, par là-même, trop statique, trop essentiellement métaphysique pour convenir au marxisme. Le mot «cohérence», plus flou, plus brut, s'adapte mieux, nous semble-t-il, au dynamisme anti-intellectualiste du marxisme.

(84) «Jules Monnerot explique le marxisme comme ce qui «est venu combler le grand vide, la «fonction religieuse» inassouvie et qui demande à l'être: «TOUTES CHOSES ÉTANT ÉGALES, QU'EST-CE QUI COMPTE ENCORE?» Il en résulte un vide, mais il est intolérable, il faut tout faire pour en sortir». (Jean de Fabrègues, La Révolution ou la Foi, p. 84, Desclées, éditeur, 1957).

Pour combler ce «vide intolérable» on ne trouvera plus que les valeurs d'action... et ce sera la dialectique marxiste-léniniste.

(85) Pie XI, Divini Redemptoris, 1937.

(86) Matth, V, I, 22.



mercredi, janvier 14, 2009

DEUXIÈME PARTIE
DIALECTIQUE ET ALIÉNATIONS (*)


«Cette dialectique issue de Marx (renversant et accomplissant Hegel) tient dans l'affirmation que le monde ne doit pas être «connu», mais qu'il doit être changé. L'idée occidentale de la science et de la vérité, la connaissance de la nature se trouvent abolies par une telle prétention.» P. BOUTANG (1).


- Qu'entendez-vous par intelligence?

- En général?

- Oui.

- La possession des moyens de contraindre les choses ou les hommes.


A. MALRAUX (2).


CHAPITRE 1
DIALECTIQUE


Qu'est donc le marxisme?

Selon une formule désormais classique, le marxisme est une transposition matérialiste de l'idéalisme absolu de Hegel.

On s'en souvient (3), pour ce philosophe, il n'est qu'une réalité: l'Idée. L'Idée est tout. La nature n'est que le système des idées objectivées. L'esprit n'est que l'idée se repliant sur elle-même.

Quant à l'État, avec son organisation militaire et administrative, il est l'idée qui fait l'histoire, une conception créatrice de l'histoire. Chez Marx, renversement complet, et qu'on pourrait dire logique. Si l'idée, en effet, n'est plus la représentation d'une réalité connue, ou elle n'est rien, ou elle ne peut plus être qu'un produit du cerveau, c'està-dire de la matière.

Ainsi, comprend-on que ce soit au moment où l'idéalisme est le plus absolu, le plus idéal (au sens strict) le plus désincarné ou dématérialisé qu'il soit le plus près du matérialisme (4).

Pour s'opérer, le renversement n'exigeait qu'un léger coup de pouce. Karl Marx, disciple de Hegel, se chargea de le donner (5).

Dès lors l'idée, bien loin d'être tout, bien loin d'être l'agent créateur et moteur de l'histoire, ne sera plus qu'un produit des forces matérielles en travail dans l'histoire. C'est l'histoire qui, contrairement à ce que soutenait Hegel, sera l'agent créateur, l'agent directeur ou déterminateur de l'idée.

«Contrairement à l'idéalisme qui considère le monde comme l'incarnation de «'idée absolue», de «l'esprit universel», de la «conscience», le matérialisme philosophique de Marx, écrit Staline (6), part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l'univers sont les différents aspects de la matière en mouvement; que les relations et le conditionnement réciproque des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement; que le « monde se développe 'Suivant les lois du mouvement de la matière, et n'a besoin d'aucun esprit «universel».

Car «notre conscience et notre pensée, écrit Engels, pour transcendantes qu'elles nous paraissent, ne sont que le produit d'un organe matériel, corporel, « le cerveau.»

Et Lénine (7): «Les concepts sont les produits les plus élevés du cerveau, qui est lui-même le produit le plus élevé de la matière»... «Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se « meut et comment la matière pense.» (8)

«On ne saurait séparer la pensée de la matière « pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s'opèrent.» (9)

Et Marx: «Le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme.» (10)

On voit l'argumentation du renversement.

Or, il faut bien le dire, à dose égale d'absurdité (11), le système de Marx offre quelque chose de moins «en l'air», apparemment, de moins «farfelu» que celui de Hegel.

Prétendre, en effet, qu'il n'est aucune autre réalité que l'idée est une de ces théories qu'on voit assez mal professées par le plus grand nombre.

D'autant que s'il apparaît héritier de l'idéalisme, Marx bénéficie d'autre part de l'apport des multiples systèmes matérialistes, et du plus forcené de tous : celui de Feuerbach (12).

Rien de plus facile donc que de faire servir l'ensemble des arguments, si familiers à tous ceux qui, selon le mot de saint Paul, ont «leur ventre pour dieu».

Tout expliquer, jusqu'aux tendances de notre esprit, par le jeu des divers besoins ou désirs matériels: manger, boire, dormir, se vêtir, satisfaire ses passions, etc...; c'est là, certes, une façon d'expliquer l'histoire universelle qui n'a pas attendu Marx pour s'exprimer, mais que le marxisme va utiliser en la systématisant.

«Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est, au contraire, leur existence qui détermine leur conscience.» (13)

«La dialectique, étude de la contradiction dans l'essence même des choses»

Mais il est un autre avantage du marxisme sur l'hégélianisme: c'est qu'il bénéficie, comme tous les systèmes matérialistes, sensualistes, de la force de cette évidence fondamentale qu'est le donné sensible brut: évidence du mouvement, évidence de la transformation des choses, de la succession continuelle des phénomènes et de l'étroite imbrication de la vie et de la mort (matériellement, sensiblement considérées).

«Tout être organique est à chaque instant le même et non le même, écrit Engels (14); à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d'autres; à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d'autres se forment; au bout d'un temps plus ou moins long la substance du corps s'est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d'autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. À considérer les choses d'un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d'une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu'opposés et qu'en dépit de toute leur «valeur d'anti-thèse, ils se pénètrent mutuel« lement.» (15)

D'où ce caractère «dialectique» qui, nous l'allons voir, est un des caractères principaux, sinon le caractère principal du marxisme. Car, ainsi que le note Mao-Tse-toung (16): «la loi de contradiction qui est inhérente aux choses, aux phénomènes (ou loi de l'unité des contraires) est la loi fondamentale de la «dialectique matérialiste.»

«La dialectique, avait encore écrit Engels (17) considère les choses et les concepts dans leur enchaînement, leur relation mutuelle, leur action réciproque et la modification qui en résulte, leur naissance, leur développement et leur déclin.»


«Au sens propre, a dit plus nettement Lénine, LA DIALECTIQUE EST L'ÉTUDE DE LA CONTRADICTION DANS L'ESSENCE MÊME DES CHOSES.» (18)

«La contradiction, avait déjà dit Hegel, est la racine de tout mouvement et de toute vie; c'est en tant qu'une chose a une contradiction en elle-même qu'elle se meut, qu'elle a une impulsion et une autorité.»

«La dialectique, a encore écrit le chef de la Révolution d'octobre (19), c'est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et sont habituellement (et comment ils deviennent) identiques, dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l'un en l'autre - pourquoi l'esprit humain ne doit pas considérer ces contraires comme morts, figés, mais comme vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l'un l'autre.»

«C'est ainsi, commente Politzer (20), que la dialectique s'oppose en tous points à la métaphysique. Non que la dialectique n'admette ni repos, ni séparation entre les divers aspects du réel. Mais elle voit dans le repos un aspect relatif de la réalité, tandis que le mouvement est absolu (21)... Le métaphysicien isole les contraires, les considère systématiquement comme incompatibles (22). Le dialecticien découvre qu'ils ne peuvent exister l'un sans l'autre et que tout mouvement, tout changement, toute transformation s'explique par leur lutte.» (23)


Erreur marxiste sur la métaphysique du mouvement

Ces textes sont caractéristiques, tant ils expriment bien l'orgueilleuse et mensongère audace du marxisme, en même temps que la confusion de son esprit.

Ne dirait-on pas, à lire ces citations, que la métaphysique (la vraie) refuse d'admettre le mouvement et l'inextricable relativité des choses?

N'aurait-il lu que l'Évangile et les Épîtres, le chrétien y aurait découvert... le célèbre passage: «Si le grain ne meurt qui a été lancé en terre, il demeure seul; s'il meurt il rapporte beaucoup.» (24) Et dans la «Première Épître de saint Paul aux Corinthiens» (25): «Ce que tu sèmes, ne reprend point de vie s'il ne meurt...»

Évidence élémentaire!

Mais qu'il importe de comprendre, et d'expliquer autrement que par des tautologies ou un flatus vocis.

Ecrire, comme vient de le faire Politzer, que tout mouvement, tout changement, toute transformation s'explique par une lutte, est une explication pour enfant, la substitution d'un mot à d'autres mots, et précisément une de ces tautologies (26) qu'un saint Thomas ou un Aristote aurait eu scrupule à employer en un endroit aussi grave. Car, dès lors, comment expliquer la lutte? Par le mouvement, le changement, et la transformation? Qui ne voit, au contraire, que tous ces termes: lutte, mouvement, changement, transformation, supposent l'idée de ce qui est à expliquer ou définir?

Or, précisément, en ce chapitre, si cher aux penseurs marxistes, de l'étude du mouvement, il est fort instructif (et les dits penseurs ne s'y risquent guère, tout partisans de la lutte qu'ils soient) de confronter la pensée de leurs maîtres à celle, par exemple, d'un saint Thomas d'Aquin.

Pour ce dernier comme pour Aristote: qu'est donc le mouvement?

Se sont-ils contentés de répondre, ainsi que nous tendons à le faire couramment: «se mouvoir, être en mouvement, changer... , c'est aller d'un point à un autre, ou passer d'un état à un autre»? Nullement!

Car cette explication recevable à titre de première analyse pour situer exactement le mouvement entre deux états, l'un d'où il part et l'autre auquel il aboutit, retient dans sa formulation les verbes «aller» ou «passer» qui sont précisément ce mouvement lui-même qu'il s'agit de définir. Ils ne peuvent donc constituer la définition rigoureuse du mouvement.

À la vérité, il n'existe qu'une description possible du mouvement (à défaut d'une définition au sens rigoureux du terme), et que saint Thomas n'a pas craint d'emprunter à Aristote.

«Être mu, avait dit en effet ce dernier, ou être en mouvement, c'est tout ensemble ÊTRE ET N'ÊTRE PAS.» (26 bis)

Et voilà, sans doute (n'en déplaise à Politzer) un certain sens de la contradiction (27) non étranger pourtant à la métaphysique.

Mais, alors que le marxisme se contente de répéter cette proposition (du mouvement qui consiste à ÊTRE ET N'ÊTRE PAS) sans «savoir rien en faire» (28), Aristote, lui, et saint Thomas, loin de refuser cette apparente contradiction du donné sensible, ont «su faire» de son explication rigoureuse un des chapitres les plus importants de leur physique et, ultérieurement, de leur métaphysique.

Les choses en mouvement, enseignent-ils, par tout ce qu'elles ont déjà, SONT. (Car ne peut être en mouvement que ce qui EST, ce qui existe déjà). Mais, par tout ce que les choses en mouvement n'ont pas encore, mais vers lequel elles tendent (29), elles NE SONT PAS (mais PEUVENT être ensuite).

Ainsi, à la fois tTRE ET N'ÊTRE PAS, tel est le mouvement pour la pensée traditionnelle et catholique, philosophie du sens commun. Mais cette apparente contradiction, bien loin de s'opposer, comme le soutient le marxisme, au principe d'identité (30), premier principe universel (31) se concilie avec lui sans difficulté, car la contradiction que le mouvement présuppose entre les éléments qu'il met en cause n'est quand même pas celle qui consisterait POUR UNE MÊME CHOSE À ÊTRE ET N'ÊTRE PAS EN MÊME TEMPS ET SOUS LE MÊME RAPPORT (32).


Le marxisme mutile le réel

Grâce à cette précision qui ne semble pas très en honneur chez les marxistes, la pensée traditionnelle et catholique laisse ces derniers loin derrière elle, dans sa complète et minutieuse étude du réel. Car, beaucoup mieux que le marxisme qui prétend appréhender tout le réel et ne rien fragmenter, ne rien briser, la pensée traditionnelle et catholique unit en une hiérarchie parfaite, les évidences sensibles et les déductions de l'intelligence, sauvegardant ainsi l'unité de l'homme dans son harmonie rigoureuse (33), alors que le marxisme la mutile en rendant incompréhensibles les exigences de ce qu'il y a de plus élevé en lui, et de spécifique: l'intelligence!

Tout ce que les marxistes voient du monde matériel, et décrivent avec tant de complaisance, les maîtres de la pensée traditionnelle et catholique, philosophie du sens commun, le voient également, et le décrivent aussi bien, mais loin de rien écarter, (en l'espèce l'univers métaphysique) par incapacité, ou refus diabolique, de l'unir convenablement aux données immédiates des sens, ils savent ordonner celles-ci et celui-là en une vision rigoureusement cohérente de tout le réel.

Ce n'est donc pas la pensée traditionnelle et catholique qui mutile le réel par fragmentation et rejet, c'est le marxisme lui-même, qui prétend ne s'en tenir qu'aux données sensibles les plus élémentaires. Alors que la pensée traditionnelle et catholique, philosophie du sens commun, sait faire en sorte que ces données sensibles, ne soient pas coupées de ce que nie le marxisme.


Les lois de transformation méconnues par le marxisme

La pensée traditionnelle et catholique ne sépare rien.

Elle distingue. Ce qui est tout autre chose. Et cela, pour ne pas tout confondre. Ce qui ne l'empêche pas de voir (sans en éprouver la moindre gêne) l'extrême complexité des innombrables phénomènes du monde matériel. Elle les scrute, au contraire, et elle les explique avec une rigueur au moins égale à celle des descriptions et interprétations marxistes.

Les montagnes, sous l'influence de la neige, des pluies et de l'érosion, s'affaissent peu à peu, tout en restant elles-mêmes. Un arbre grandit sans changer son identité. L'individu humain garde sa personnalité dans le flux des processus organiques et mentaux qui constituent sa vie.

«Nous savons que nous changeons, notait Carrel (34), nous savons que nous ne sommes pas identiques à ce que nous étions autrefois, et, cependant, que nous sommes le même être... Nous sommes, poursuit-il, la superposition des aspects différents d'une identité.»

Telle est la réalité.

Car il ne suffit pas de constater que tout ce qui est soumis au mouvement EST ET N'EST PAS, en quelque sorte. Il faut «l'expliquer», comme dit Politzer sans le faire. Car avancer que cette contradiction (35) s'explique par la lutte n'est pas une explication; ce n'est qu'un mot.

En réalité, le marxiste constate dans le monde en mouvement un certain mode de contradiction. Il en décrit les phénomènes. Mais, en dépit de ses dires, n'explique rien. Si l'on veut expliquer le changement, en effet, il ne suffit pas d'énoncer qu'il est une certaine façon d'être et de n'être pas. il faut savoir distinguer (et expliquer encore) le fait que CETTE FAÇON D'ÊTRE ET DE N'ÊTRE PAS OBÉIT À DES LOIS PRÉCISES. Que les transformations des corps, notamment, se produisent; et qu'elles se produisent avec la régularité de l'ordre que nous constatons, en particulier en chimie; c'est là un point assez considérable pour que le simple terme de lutte ne suffise pas à justifier l'ensemble des phénomènes qui se peuvent observer de ce point de vue.

Or ici encore, la métaphysique traditionnelle et catholique, la philosophie du sens commun, ne refuse pas d'étudier attentivement ce problème. Bien au contraire, loin de le repousser elle parvient à le résoudre en respectant toutes ses données. L'unité du monde, que les marxistes lui objectent, elle est très familière à ses études. Elle en connaît les lois, l'ordonnance et le sens.

Prenons un exemple dans la philosophie de saint Thomas. Ce qu'on y désigne habituellement par «l'être mobile d'un composé», ou encore la notion d'une «matière première» (36) toujours susceptible de mouvement sous le flux et le reflux des transformations dans la substance, apparaît comme une stricte exigence d'une métaphysique du mouvement et d'une pensée préoccupée de la «connexion universelle» des choses. Bien plus, les véritables explications du mouvement des corps et de l'unité du monde ne se trouvent pas chez les «monistes du devenir», que sont les marxistes, mais dans la pensée et la métaphysique chrétiennes, dans la philosophie du sens commun.

Qu'on se reporte à saint Thomas et à tels de ses développements (surtout sur la «matière» et la «forme») et l'on verra si ces textes ne semblent pas orienter (ou comme porter en creux) les plus récentes leçons qui se peuvent dégager de cette physique moderne qu'on appelle ondulatoire (37).

Ce n'est pas saint Thomas, théoricien d'une «matière première», définie comme «puissance pure», qui aurait été surpris de la proposition d'Einstein, «la matière est dynamisme pur» (38).

Et donc, ici encore, ce n'est pas la métaphysique (la vraie!) qui fragmente et exclut, c'est le marxisme par son refus injustifié de tenir compte de cette partie du réel que découvre l'intelligence.


Mettre de la contradiction partout

Au reste, rien n'est plus sommaire dans ce système forcené de la contradiction que l'idée qu'on semble s'y faire, bien souvent, de la contradiction elle-même. La simple succession n'y est-elle point présentée, à l'occasion, comme une forme particulièrement nette de la contradiction des êtres?

Chose curieuse (et symptomatique!) on évite d'y parler de cette forme de contradiction, qui, seule, pourtant, serait anti-métaphysique parce qu'impensable...; contradiction dont il suffirait de préciser qu'elle consiste à affirmer qu'une chose peut à la fois être et n'être pas EN MÊME TEMPS ET SOUS LE MÊME RAPPORT.

Ce qui donne à penser que, dans le marxisme, la contradiction est recherchée pour elle-même. On y tient absolument, on la cherche et la veut (39); on la proclame bien haut, même quand il n'y a pas, à vrai dire, contradiction (39 bis). Il semble qu'on cherche à «en remettre». Ce qui fait que le marxisme est moins une constatation méthodique et fondée de la contradiction dans le monde matériel en mouvement, qu'une systématique volonté de trouver et de mettre de la contradiction partout.
En ce sens, il est moins une philosophie de la contradiction qu'une frénésie de la contradiction.

Au fond, c'est à la notion d'ÊTRE qu'il en veut, et à la VÉRITÉ que cette notion commande. Et, derrière ces notions d'ÊTRE et de VÉRITÉ, c'est la métaphysique qu'il vise.

Il n'est qu'une forme du vieux monisme (40) d'Héraclite, «MONISME DU DEVENIR» (41).

«Panta rei», «tout s'écoule», disait ce dernier. «On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Ce qui est, n'est pas, et ce qui n'est pas, est; car tout devient et rien ne demeure...»

Dès lors impossibilité, on le comprend, d'affirmer quoi que ce soit; ou tout au moins d'accorder un sens d'ÊTRE, un sens de VÉRITÉ à nos paroles. Puisque rien n'est, on ne peut rien dire, car DIRE QUE RIEN N'EST, C'EST ENCORE AFFIRMER QUELQUE CHOSE.

Mais comme l'a dit Aristote (42): «Il est impossible que personne conçoive jamais qu'en même temps, et sous le même rapport, la même chose existe et n'existe pas. Héraclite est d'un autre avis selon quelques-uns; mais tout ce qu'on dit, il n'est pas nécessaire qu'on le pense. La cause de l'opinion de ces philosophes c'est qu'ils n'ont admis l'existence que des choses sensibles; et comme ils voyaient que la nature sensible est en perpétuel mouvement, certains, comme Cratyle, ont pensé qu'il ne fallait rien dire. Il se contentait de remuer le doigt.»

«Si l'on dit par ailleurs que tous les êtres sont un, on ne fait que revenir à l'opinion d'Héraclite. Désormais tout se confond, le bien et le mal sont « identiques, l'homme et le cheval ne font qu'un. Mais alors ce n'est pas affirmer vraiment que les êtres sont un; c'est affirmer qu'ils ne sont rien.»
N'est-ce point là, proclamée du fond des âges, la stigmatisation du marxisme?...

... Mais, à quelques détails près cependant, concernant Cratyle.

Ne plus rien dire, en effet, et se contenter de remuer le doigt, c'est manquer vraiment de dynamisme quand on est un moniste du devenir et de l'action.

Si Cratyle revenait il serait marxiste. Le seul fait de remuer le petit doigt pouvait déjà passer pour le signe extérieur d'un «oui» ou d'un «non». Quelle folie, quand le marxisme libère si aisément ceux qui ne croient à la vérité de rien de la pénible obligation de se taire!

Cratyle, s'il était parmi nous, admettrait que le langage peut n'avoir aucune valeur d'ÊTRE et de VÉRITÉ mais seulement une valeur d'EFFICIENCE ET D'ACTION.

Langage qui s'attache moins à ce qui est affirmé ou nié dans l'expression grammaticale qu'aux forces qu'il met en branle, à l'action qu'il exerce ou favorise.

Langage d'impulsion, de motion, il n'est qu'un moyen d'agir, sans référence à la vérité ou à l'erreur des idées qu'il exprime. Peu importe d'ailleurs que ces idées traduisent ou non la réalité des choses pourvu qu'elles s'insèrent dans le courant de pensée du moment et qu'elles en facilitent le dynamisme révolutionnaire. Ce n'est plus l'action d'un doigt qu'on se contente de manifester, c'est la «Révolution permanente», la «mise en branle de tout ce qui aspire à remuer» (43), la mise en branle de toutes les forces possibles de la planète entière: action générale d'une transformation radicale et continue de l'univers.

Car ainsi que l'a dit Lénine: «les philosophes n'ont fait, jusqu'ici qu'interpréter diversement le monde. Il s'agit de le changer» (44).


Une frénésie de la contradiction, tel est un des premiers caractères du marxisme.

D'où inconséquence de ceux qui, «pour le réfuter», croient suffisant de proclamer ses contradictions.

Comme si le fait de se contredire pouvait inquiéter ceux pour lesquels contradiction signifie vie et progrès. Tant vaudrait faire observer à un chrétien qu'il croit à Jésus-Christ, espérant l'ébranler ainsi par cette constatation péremptoire.


Susciter et cultiver les contradictions

Disciple résolu et conscient d'une philosophie, d'un système général de la contradiction, ce n'est pas la constatation de cette dernière qui risque d'inquiéter un vrai marxiste. Ce serait plutôt l'absence de contradictions. Lui qui en voit partout, les exploite quand il y en a et cherche à en faire éclater là où elles tardent à se manifester.

Aussi n'est-il pas surprenant de voir, par exemple, un Mao- Tsé-toung souhaiter qu'il y ait des oppositions jusque dans le Parti Communiste chinois: «Il est normal, écrit-il, que des oppositions de pensée et des luttes se produisent à l'intérieur du Parti. C'est la réaction interne du Parti aux contradictions entre classes dans la société et entre l'ordre nouveau et l'ancien. S'il n'y avait pas de contradictions dans le Parti et pas de lutte pour les résoudre, ce serait le signe que la vie du Parti est arrêtée.» (45).

Car, pour le marxiste, le matérialisme dialectique c'est cela.


La «pratique» (ou «praxis») marxiste

Dès lors, pour lui, les hiérarchies sociales, les façons de penser et de sentir, les valeurs morales, les catégories mentales ne représentent rien d'indépendant du temps. Il n'y a pas de principes moraux, pas de notions intellectuelles, pas de science politique, pas d'idéal de civilisation qui SOIENT en dehors de l'histoire. Tout n'est qu'un aspect lié de tel ou tel «moment» de l'évolution, n'a de sens que par rapport à l'évolution universelle et perpétuelle.

En conséquence le langage du marxiste, même quand il semble affirmer ou nier à la façon du sens commun, procède d'un esprit très différent. Les mots peuvent être identiques, ils sont pris dans une tout autre signification.

Et, bien que le verbe «être», surtout, continue à animer grammaticalement chaque phrase, implicitement ou explicitement, cette «métaphysique interne du langage» est, en fait, contredite par le tour même de la pensée.

Combien de fois les chefs marxistes se sont plaints de ce que leurs disciples tendaient à accorder un sens statique à des formules éminemment dialectiques.


«Esprit trop scolastique»! Tel est un des reproches qui fut fait à Malenkov lui-même, lors de sa liquidation.

D'où ces réflexions de Liou-Chao-tchi (46):

«Il y a deux groupes de marxistes. Tous deux travaillent sous le même drapeau et se croient authentiquement marxistes. Cependant... un abîme les sépare...»

«(Combien)... se bornent d'ordinaire à reconnaître extérieurement le marxisme, à le proclamer avec solennité... Ils transforment les principes vivants et révolutionnaires du marxisme en formules mortes... Ils font reposer son activité, non sur l'expérience, ni sur les enseignements du travail pratique, mais sur les citations de Marx...»

Autrement dit, les citations de Marx, elles-mêmes, ne suffisent pas à régler l'action révolutionnaire. Autrement dit, l'expérience et le travail pratique ne sont point, pour le marxiste, la simple application de ce que des citations de Marx pourraient indiquer. Si, pour le chrétien, la pratique et l'expérience consistent essentiellement dans la réalisation de ce que les maximes de la sagesse divine ou humaine peuvent conseiller, les choses sont beaucoup plus complexes pour le marxiste. Ce que Marx a dit n'est pas pour lui comme une parole d'évangile dont l'absolue vérité communiquerait à l'action qui tend à la réaliser loyalement, la vertu qu'on se propose d'atteindre. L'action révolutionnaire n'est pas pour lui une réalisation pratique de notions ou maximes réputées vraies, au sens traditionnel de ce mot. L'action marxiste, dit fort bien Liou-Chao-tchi, ne consiste pas à «faire reposer son activité ... sur des citations», fussent-elles de Marx, mais «sur l'expérience» elle-même, sur «les enseignements du travail pratique» (47).

Autrement dit: ce n'est pas une vérité (un ensemble de notions, citations ou maximes plus ou moins dogmatiques) qui est appelée à régler l'action révolutionnaire du marxiste. C'est la pratique elle-même qui doit commander à la pratique. C'est l'action elle-même qui est, et qui doit être, la seule règle de l'action.


Nous sommes à l'antipode de la conception chrétienne. Pour elle aussi l'action a son prix, et l'expérience et les réalisations pratiques, mais dans la mesure précisément où elles réalisent plus ou moins bien ce que les maximes d'une sagesse divine ou humaine désignent comme étant la vérité, le Beau et le bien.

Or, c'est cela qui n'a pas de sens pour un marxiste, c'est cela qu'il appelle «métaphysique». C'est cela qui lui fait horreur.

L'ambiguïté des formules employées provoque ici de nombreuses erreurs. Ambiguïté qui ne peut pas ne pas tenir à l'impossibilité de concevoir l'absurde. Car, est-il rien de plus absurde qu'une expérience qui n'est, à vrai dire, l'expérience de rien, une pratique dont la théorie ne veut être que la pratique elle-même. Que l'expérience, parfois, puisse contraindre à une révision, à une correction de la théorie que cette expérience se proposait précisément d'éprouver, à la bonne heure! Cela prouve que l'action, l'expérience, ont pour but de réaliser ce que l'esprit a vu ou a conçu comme désirable, beau ou vrai. Et, par là, on peut dire que l'esprit, l'intelligence ont toujours, plus ou moins, un rôle dogmatique par rapport à l'action.

Pour Lénine, au contraire, l'inversion est radicale. «La conception de la pratique de la vie doit être la conception fondamentale de la théorie de la connaissance» (48).

Et Mao-Tsé-toung... «Une des particularités du matérialisme dialectique, écrit-il (49), c'est son caractère pratique (50), l'accent mis sur le fait que la théorie dépend de la pratique, sur le fait que le fondement de la théorie c'est la pratique, et que la théorie à son tour, c'est la pratique... Le CRITÈRE DE LA VÉRITÉ ne peut être que la PRATIQUE SOCIALE. Le point de vue de la pratique, c'est le point de vue premier, fondamental, de la théorie matérialiste dialectique de la connaissance.»

Pas de «doctrine» proprement dite...

«Il en résulte, note M. Jean Daujat (51), que dans le marxisme la philosophie n'existe pas sans l'action, qu'elle se confond avec l'action elle-même, puisqu'elle n'affirme que ce que l'action lui fait affirmer, de sorte qu'il n'y a pas de philosophie sans action marxiste, que l'action révolutionnaire est de l'essence même de la philosophie parce que la philosophie n'a pas d'autre rôle que de réaliser l'action matérielle la plus puissante. Pour un communiste conscient de son marxisme, le communisme n'est pas une vérité - et c'est pourquoi il pourra sans cesse se contredire sans conversion ni hypocrisie, mais en vertu de son marxisme même, et en restant parfaitement communiste - le marxisme est une action.»

Dès lors, il est facile de comprendre qu'un tel système de pensée et de comportement n'est rien d'autre que la suppression ou le refus de toute proposition dogmatique, de toute affirmation d'un vrai, d'un beau ou d'un bien spéculativement perçus.


Suppression de toute donnée dogmatique, disons-nous, car si la théorie, en effet, «c'est la pratique» et la pratique «le fondement de la théorie», cela revient à enlever au mot théorie, au mot doctrine et à tout ce qui peut avoir un caractère dogmatique quelconque, la signification que le sens commun accordait jusqu'ici à de telles notions.

Si la pratique elle-même est vraiment la seule règle de la pratique, et l'action la seule règle de l'action, cela ne peut vouloir dire qu'une chose, et c'est qu'on refuse d'admettre quoi que ce soit au-delà et au-dessus des seules exigences, mouvantes et contradictoires, de l'action ou de la pratique envisagées.


...mais «un guide pour l'action»

Et pourtant, dira-t-on, les communistes n'ont-ils pas un grand souci de la formation idéologique?

Certes! Mais précisément cette formation idéologique ne doit pas être conçue, ainsi que le notait Liou-Chao-tchi tout à l'heure, comme un enseignement de simples formules, voire de citations de Marx. Cette formation, tout idéologique qu'on la dise, est moins dogmatique que pratique. Dialectique, en un mot!

Commentant la formule célèbre de Marx et Engels: «Notre doctrine n'est pas un dogme, mais un guide pour l'action», Lénine ajoute (52): «Cette formule classique souligne avec force et de façon saisissante cet aspect du marxisme que L'ON PERD DE VUE À TOUT INSTANT. Dès lors, nous faisons du marxisme une chose unilatérale, difforme et morte; nous le vidons de sa quintessence, nous sapons ses bases théoriques fondamentales: la dialectique, la doctrine de l'évolution historique, multiforme et pleine de contradictions.»

Ainsi ont toujours parlé Marx et Engels, et partant, ils se moquaient, précise encore Lénine (53), «des « formules apprises par cœur et répétées telles quelles, capables tout au plus d'indiquer les buts généraux nécessairement modifiables par le caractère concret économique et politique de chaque phase de ce processus historique».

Le terme «doctrine» a donc pour le marxiste un sens très différent de celui que nous attachons à ce mot. Pour nous, ainsi que l'enseigne S.E. Monseigneur Guerry, la doctrine est l'ensemble harmonieux des principales vérités qui demeurent au-dessus de la mouvance perpétuelle des êtres et des choses, rappelant en toutes circonstances la hiérarchie des biens à sauvegarder ou à promouvoir.

Rien de plus anti-marxiste, donc, que ce dogmatisme à forte saveur métaphysique.


Aussi le mot: doctrine, bien qu'employé à l'occasion par d'authentiques communistes, n'a-t-il jamais été un de ceux dont les marxistes se servent avec prédilection; et c'est un fait que les termes: idéologie, théorie, dialectique, reviennent plus souvent sous leur plume ou sur leurs lèvres. Et c'est normal! car ces mots permettent d'évoquer quelque chose de beaucoup plus fluent, de moins stable, de moins abstrait que ce qui se trouve invinciblement évoqué par le terme trop dogmatique de doctrine.

Il est vraiment trop à nous pour être bien à eux.



Le marxisme, totalitarisme de l'action matérielle et révolutionnaire


Essentiellement dialectique, autrement dit essentiellement conçue d'après cette idée que le «fondement de la théorie c'est la pratique», et que «la théorie, à son tour, c'est (encore) la pratique», il est normal que la notion de vérité perde, dans le marxisme, sa signification traditionnelle.

Au sens strict il n'y a plus de vérité, puisque ce que l'on continue à désigner de ce nom, il est explicitement entendu que la pratique seule le commande et l'ordonne: ce qui n'a jamais été conforme à une définition sérieuse de la vérité.


La pratique n'étant plus et ne pouvant plus être bornée ou dirigée que par les seules exigences de son propre développement il est clair que tout ne peut avoir, dans une telle perspective, qu'une valeur pratique, une valeur d'action.

Comme nous l'avons dit, l'univers, pour un marxiste, n'est plus et ne peut plus être vu ou pensé en valeurs de vérité, en valeurs d'être, mais en valeurs d'action, en valeurs pratiques.

Le marxiste s'applique donc toujours à savoir distinguer la force de tout, et à ne croire à la vérité de rien.

«Toute recherche de vérité, toute affirmation de doctrine, toute attitude contemplative sont impitoyablement rejetées. Il ne reste qu'à agir, qu'à se réaliser par l'action, en se mettant soi-même en œuvre dans la lutte et le conflit, qu'à exercer l'action transformatrice qui sculpte l'évolution perpétuelle de l'histoire. Pour Marx, l'homme n'est rien d'autre que l'action matérielle qu'il exerce (54). Nous tenons là l'essence même du marxisme qui est une philosophie de l'action matérielle pure, un totalitarisme de l'action matérielle... Il en résulte que pour le marxisme l'homme existera d'autant plus et sera d'autant plus homme qu'il exercera une action matérielle plus puissante...» (55).

L'action humaine sera donc, pour lui, une action révolutionnaire. L'homme sera d'autant plus homme qu'il agira pour transformer les choses matérielles, la société et lui-même. Aucun idéal fixe ne l'anime. Il ne cherche pas à connaître une vérité à laquelle il s'attacherait et qui commanderait à son action. Seuls l'intéressent: le bouleversement continu et radical de tout, y compris de lui-même, en vue d'une toujours plus grande et plus puissante action transformatrice: idéal même de la Révolution, dans le sens le plus total et le plus profond du mot.

Idéal de la Révolution continue et universelle, exprimé jadis par un des chefs de la Haute Vente (56): «Donner le branle à tout ce qui aspire à remuer.» Idéal même de Marx et de Engels dans le «manifeste» (57): «Dans les différentes phases de la lutte entre prolétaires et bourgeois (les communistes) représentent toujours et partout les intérêts du mouvement intégral.»

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Notes:


(*) Anciens no. 91 et 92 de Verbe.

(1) Aspects de la France et du monde: 23 février 1950.

(2) La Condition Humaine, p. 189. Édit. «Le livre de poche». Gallimard, Paris, 1946.

(3) Cf. supra, 1re partie, chap. II, p. 40.

(4) Châtiment divin de l'erreur par l'évidence même de son inconséquence. Cf. Luther, qui, après avoir traité la raison de «p... du diable», sa vie durant, n'en demeure pas moins l'ancêtre du rationalisme moderne. Cf. Hegel, maître de Feuerbach et de Marx.

(5) Il ne fut pas le seul disciple de Hegel passé au matérialisme. Feuerbach fut aussi disciple de Hegel.

(6) Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 10.

(7) Cahiers philosophiques.

(8) Lénine: Œuvres complètes, t. XIII, p. 310. Edition russe.

(9) Diderot, cité par Lénine dans Matérialisme et empirico- criticisme, pp. 24, 25, 26.

(10) Postface à la 2e édit. allemande, dans Le Capital. L. I., t. I, p. 29. Éditions Sociales.

(11) Le mot étant pris ici dans son plein sens philosophique de contradiction.

(12) Philosophe allemand (1804-1872). Selon lui, en adorant Dieu, l'homme ne fait que s'objectiver lui-même, et s'adorer sous une autre forme. Il fait, en conséquence, de l'anthropologie la science universelle. Or, cette anthropologie est toute sensualiste. Les sens y sont donnés pour le sommet, sinon le tout de l'homme. Et le beau et le bien sont exclusivement renfermés dans le sensible.


(13) Marx: Contribution à la critique de l'économie politique, dans Marx-Engels: Etudes philosophiques, p. 79.

Cf. également Engels in Ludwig Feuerbach, p. 37: «A vrai dire, on rencontre bien, à de larges intervalles, chez Feuerbach, des phrases comme celles-ci: «Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière. Si tu n'a rien de substantiel dans le corps, ayant faim et étant dans la misère, tu n'as rien non plus de substantiel dans la tête, dans l'esprit et dans le cœur pour la morale». Mais il ne sait absolument rien faire de ces phrases; elles restent chez lui de simples façons de parler...»

(14) Anti-Dühring, p. 54.

(15) Nous verrons combien cette description pèche par défaut plus que par excès, et comment la philosophie chrétienne, et notamment celle de saint Thomas, refuse, dans l'étude du mouvement, de se contenter de descriptions aussi superficielles.

(16) À propos de la contradiction. Aoftt 1937.

(17) Anti-Dühring, p. 54.

(18) Notes critiques sur le livre de Hegel: Leçons d'histoire de la philosophie... T. I, École des Éléates, «Cahiers philosophiques», p. 237. Moscou 1947.

(19) Lénine. Notes critiques sur le livre de Hegel: La science de la logique. «Cahiers philosophiques», p. 83.

(20) Principes fondamentaux de Philosophie, p. 24, Éditions Sociales, Paris.

(21) Il importe de comprendre le renversement complet des conceptions traditionnelles impliqué par cette affirmation, typiquement marxiste. Le sens commun s'est toujours refusé, en effet, à considérer le mouvement comme un absolu. Ne dépend-il pas, en effet, et de la nature de l'ÊTRE qui change ou qui remue, et, de son point de départ et de son point d'arrivée? En conséquence, spécifié par l'être même du sujet qui remue ou qui change, déterminé (au moins) par son origine et sa fin, le mouvement est essentiellement relatif pour le sens commun, fondement de la pensée chrétienne.

(22) Voici un des leitmotive du marxisme, et un de ses mensonges les plus pervers. La métaphysique est, par lui, présentée et critiquée comme pourrait et devrait l'être un système philosophique, négateur du mouvement (cf. Introduction à la Politique, Verbe no 108). Cf. Staline: «Contrairement à la métaphysique, écrit-il, la dialectique regarde la nature non comme un état de repos et d'immobilité, mais comme un état de mouvement et de changements perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et « se développe. quelque chose se désagrège et disparaît... Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement, non comme un simple processus de croissance, où les changements quantitatifs n'aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs..., etc.»... Contrairement à la métaphysique! Tel est ce à quoi semble tenir le marxisme: s'opposer à la métaphysique. Comme si la métaphysique refusait d'admettre le changement! Comme si elle refusait d'admettre (et d'expliquer!) l'inextricable et mouvante complexité des phénomènes du monde matériel!

«L'objet de la métaphysique, écrit Politzer (opus cit., p. 20-21), notamment chez Aristote, c'est l'étude de l'être qui se trouve au-delà de la nature. Tandis que la nature est en mouvement, l'être au-delà de la nature (être surnaturel) est immuable, éternel. Certains l'appellent Dieu. d'autres l'Absolu. etc...» On reste frappé de stupeur devant ce qui est ignorance crasse ou mensonge caractérisé. Quel métaphysicien véritable a jamais défini la métaphysique de cette façon! Ce qui semble compter pour Politzer (et le marxisme) c'est de faire croire que la métaphysique «ignore ou méconnaît la réalité du mouvement et du changement»... (op. cit., p. 21). Le métaphysicien, écrit-on sans rire, définit les choses une fois pour toutes (elles resteront ce qu'elles sont!) et, parce qu'il les isole jalousement»... «il est conduit, par là, à les opposer comme absolument inconciliables...» (ibid., p. 28). Cf. Politzer, p. 32: «Le premier trait de la dialectique: Tout se tient. (Loi de l'action réciproque et de la connexion universelle.)»... «Le métaphysicien, lui, ne pense pas que ce qu'il fait est en connexion avec ce que d'autres font...» (ibid. p. 35) - « La métaphysique isole les phénomènes sociaux les uns des autres: la réalité économique, la vie sociale, la vie politique sont autant de domaines séparés. Et, à l'intérieur de chacun de ces domaines. la métaphysique introduit mille cloisonnements.» (ibid. p. 40) «Ainsi raisonne le métaphysicien: il nie le changement... il porte à l'absolu l'immobilité apparente (des choses)» (sic !!!) (ibid., p. 48) «Le métaphysicien ne sait pas maintenir cette unité du spécifique et de l'universel.» (ibid., p. 118).
Nous aurons l'occasion de montrer sommairement un peu plus loin combien tout cela est faux; et l'on verra qui, du marxisme ou de la métaphysique, sait le mieux appréhender le réel, expliquer le mouvement, et sauvegarder l'unité du spécifique et de l'universel.

(23) On connaît la formule hégélienne des trois phases de cette lutte transformatrice: thèse. anti-thèse, synthèse.

(24) Saint Jean, XII, 24.

(25) XV, 36.

(26) Tautologie: du grec tauto, le même et logos, discours.
Répétition inutile d'une même idée en termes différents. Exemple: «au jour d'aujourd'hui».

(26 bis) Une telle définition est, en rigueur de terme, irréalisable, car on ne peut ainsi définir que les réalités assez restreintes pour entrer dans une espèce ou dans un genre. Or le mouvement est un fait qui dépasse et déborde tous les genres puisqu'il peut s'accomplir soit selon la substance, soit selon la qualité, soit selon la quantité, soit selon le lieu. Sans être aussi étendu que l'être ou ses propriétés (vérité, bonté, unité) le mouvement est déjà une notion «transcendantale» c'est-à-dire qui s'applique à plusieurs des genres suprêmes. (Notions de transcendance qu'on pourrait dire relative par rapport aux notions de transcendance divine et de transcendance absolue. Cf. Gredt, Cours de Philosophie, id. 1929, vol. II, p. 11, no 621).

Lorsque la trop grande extension (la «transcendance») d'une notion empêche de la définir, le métaphysicien y supplée par une «description» aussi complète et aussi précise que possible, à l'aide d'autres notions elles aussi transcendantes. C'est ce qu'a fait Aristote en décrivant le mouvement à l'aide des notions d'acte et de puissance.

(27) Mais il ne s'agit là que d'une contradiction apparente, superficielle, qui ne tient pas à l'essence des choses. La seule contradiction vraiment radicale, essentielle, fondamentale, et par là impensable, est celle qui consiste à dire qu'une même chose pourrait être et ne pas être en même temps et sous le même rapport, comme nous le verrons plus loin.

(28) ...On s'en souvient (cf. supra, note 13) c'est par ces termes qu'Engels lançait quelques reproches à Feuerbach... accusé de «n'avoir su absolument rien faire» de certaines de ses phrases, lesquelles n'auraient été, chez lui, que «de simples façons de penser».

(29) Pour le métaphysicien, l'acte c'est la «pleine réalisation actuelle», disons pour simplifier l'être réel au sens plein. Le génie d'Aristote a été de trouver, entre l'acte ou être actuel, et le pur non-être, une réalité intermédiaire qui n'est encore que simple capacité d'être: c'est la puissance passive. Ainsi un verre vide n'est pas actuellement un verre de vin, mais il est capacité réelle de le devenir. Le verre plein sera le verre de vin en acte. Le verre vide sera le verre de vin en puissance. Rien du tout ne sera verre de vin ni en acte, ni en puissance.

La puissance est donc en quelque sorte une étape intermédiaire entre le pur néant (non être) et l'être. On peut dire qu'à la fois elle est et n'est pas: elle est déjà une capacité d'accueil, mais elle n'est pas la réalisation actuelle et effective de cette accueillance.

À partir de ces notions premières d'acte et de puissance, Aristote décrit alors le mouvement comme «un acte de l'être en puissance en tant qu'il est encore en puissance». Formule ellyptique au premier abord, mais profondément juste. Avant le mouvement il n'y avait encore que la puissance d'acquérir la détermination (ou acte) que donnera le mouvement. Après le mouvement on aura réalisé cette détermination ou acte. Pendant toute la durée du mouvement, il y aura réalisation partielle de l'acte à acquérir: cette réalisation sera déjà un certain acte, mais incomplet qui laisse encore le sujet en puissance par rapport à l'acte dernier et parfait qui terminera seul le mouvement. C'est ce que veut dire Aristote en disant que le mouvement est un acte de ce qui est en puissance: mais qui le laisse encore partiellement en puissance à l'égard d'un acte plus parfait.

Retenons surtout que la clef de cette description du mouvement est la notion de puissance passive ou réceptive qui est à la fois, bien que sous deux aspects différents, être et non-être. Le verre vide est un verre de vin en puissance: comme verre, il est déjà de l'être, comme vide de vin, il est encore du non-être: tout en étant pouvoir de devenir pleinement l'être complet qui sera le verre de vin.


Et voilà sans doute, dans cette puissance qui est à la fois être et non-être, un certain sens de la contradiction non étranger (n'en déplaise à Politzer) pourtant à la métaphysique...

(30) «Est, est; non, non ». (Cf. le sens commun confirmé en cet endroit par l'Évangile même). Autant dire: ce qui est, est; ce qui n'est pas, n'est pas: principe d'identité... absolument premier, et universel.

(31) Et donc, par le fait même, premier principe de la métaphysique comme de la physique... , etc.

(32) Nous l'avons dit, et nous y insisterons dans ce chapitre, la seule contradiction réelle consisterait à penser qu'une même chose peut être et ne pas être dans le même temps et sous le même rapport. Toute autre contradiction, qui ne remplit pas ces conditions, est seulement apparente.

(33) Pie XII, Message de Noël, 1957: «L'homme n'est jamais tellement seul, tellement individuel et relégué en lui-même, dans aucun événement, même tout à fait particulier, que ses déterminations et ses actes n'aient des répercussions dans le monde qui l'entoure. Exécuteur de la divine symphonie, chaque homme ne peut estimer que son action est une affaire qui le regarde exclusivement. La vie morale est, sans doute, en premier lieu, un fait individuel et intérieur, mais non dans le sens d'un certain «intériorisme» et «historlcisme», par lequel tel ou tel s'efforce d'affaiblir et de repousser la valeur universelle des normes morales.»

(34) Alexis Carrel: chirurgien et physiologiste français (1873-1944). L'homme, cet inconnu.

(35) Contradiction superficielle, non radicale. Cf. supra.

(36) Matière au sens philosophique. Cette «matière première» est une matière pure réellement distincte de toute forme qui viendra la compléter et la déterminer à constituer tel ou tel corps. Mais elle ne peut jamais exister seule et tant qu'une «forme» ne l'a pas déterminée à être telle chose. Bien qu'ayant sa réalité propre, la matière pure ne se rencontre donc réellement nulle part et tous les corps qui existent réellement sont composés de matière et de forme. Pourtant la matière pure n'est pas une simple abstraction, fruit d'une distinction faite par notre esprit: c'est une capacité réelle qui existe réellement sous la forme et en demeure réellement distincte tout en ne formant qu'un seul être complet avec elle.


37) Ce n'est là qu'un exemple. Mais il est certain que les récentes études scientifiques sur la nature de la matière obligent à revenir à la philosophie du sens commun et particulièrement à la métaphysique du mouvement.
À moins de renoncer à une explication rationnelle des phénomènes observés il faut bien admettre que des lois immuables président aux mouvements corpusculaires et qu'une finalité les ordonne.

Or le marxisme refuse d'aborder ces problèmes et s'enferme délibérément dans son monisme. De là son caractère foncièrement anti-philosophique et anti-scientifique (au sens habituel de ces mots).

(38) Il importe d'ajouter qu'il l'eût entendu, fondamentalement, d'un dynamisme passif, toujours ouvert au dynamisme actif de la forme...

(39) Cf. Lénine: «Le reflet de la nature dans la pensée humaine doit être compris non d'une façon «morte», non «abstraitement», non sans mouvement, non SANS CONTRADICTION, mais dans le PROCESSUS ÉTERNEL du mouvement, de la naissance des contradictions et de leurs résolutions». Cahiers philosophiques. Cité par Politzer, p. 105. Les lettres capitales ont été mises par ce dernier.

(39 bis) Cette contradiction est en effet le plus souvent étalée dans le temps, et par là-même elle n'est pas cette contradiction, seulement contradiction «logique», que condamne le principe de contradiction.

(40) Monisme: du grec monos un seul. Le marxisme est un MONISME en ce qu'il ne s'attache qu'à UN SEUL aspect de la réalité. Il ne retient que l'élément sensible, changeant, mouvant. Il refuse de voir dans le réel cet autre aspect fixe, immuable, celui de l'être.

Or ces deux aspects sont inséparables. N'admettre que l'être c'est nier le mouvement (monisme de l'être) ce qui est absurde. N'admettre que le mouvement (monisme du devenir) c'est nier l'être, ce qui est tout aussi absurde car, on ne peut plus expliquer que ce mouvement obéisse à des lois permanentes, immuables. Les monismes aboutissent ainsi à des impasses.

(41) L'aveu en est d'ailleurs très explicite dans Lénine: Cahiers philosophiques. Cité par Politzer, p. 161: «La conception matérialiste du philosophe de l'Antiquité, Héraclite, pour qui le monde est un, n'a été créé par aucun dieu ni par aucun homme... constitue un excellent exposé des principes du matérialisme dialectique.»

(42) Métaphysique. IV.


(43) Cf. supra 1re partie, chap. 2, p. 53.

(44) Thèses sur Feuerbach.

(45) De la contradiction, p. 10.

(46) Pour être un bon communiste, p. 25 - Éditions Sociales, Paris 1956.

(47) Opus cit., p. 13-32.

(48) Matérialisme et empiricocriticisme, p. 123, Édit. Sociales, Paris.

(49) Œuvres choisies, T. I, pp. 349-350, Édit. Sociales, Paris.

(50) Nouvelle ambiguïté! Quel chrétien accepterait d'admettre que sa morale, sa religion ne sont pas, ne doivent pas être, éminemment pratiques elles aussi? La différence est radicale cependant sous l'apparente identité des formules. Car, pour le chrétien, cette «pratique» consiste essentiellement dans la réalisation, l'application de ce que les maximes du dogme ou de la morale proposent ou commandent. Ce n'est donc plus la pratique qui est le fondement de la théorie, mais la théorie, la vérité qui sont le fondement, la règle de la pratique. Et, par là-même, un tel comportement sera jugé «théorique» par un marxiste. À ses yeux, au contraire, le caractère pratique du marxisme tient à ce qu'il refuse de se laisser déterminer par un dogmatisme, une vérité quelconque spéculativement proposée. D'où la conclusion de Mao- Tsé-toung: «Le fondement de la théorie, c'est la pratique, et... la théorie à son tour, c'est (encore) la pratique».

51) Jean Daujat: Connaître le Communisme, p. 25, Édit. «La Colombe».

(52) Lénine: Karl Marx et sa doctrine, p. 79, Édit. Sociales, Paris.

(53) Œuvres, T. XXIV, Édit. russe, 1re Partie, pp. 26-37.

(54) Cf. K. Marx. «L'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme C'EST le monde de l'homme, l'État, la société... L'essence humaine n'a pas de réalité véritable...» (Critique de la philosophie du Droit de Hegel).

(55) J. Daujat, opus cit., p. 19.

(56) Secte maçonnique italienne du XIXe siècle, chargée surtout de corrompre le clergé. Elle constituait comme la tête du carbonarisme.

(57) Manifeste du Parti Communiste, partie II, début.

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