2. QUEL EST LE BILAN DE CES RÉGIMES COMMUNISTES?
Un véritable désastre économique, culturel et surtout humain.
Certes, chaque pays a fait l'expérience du communisme dans une conjoncture spécifique, l'a supporté à sa manière, y a résisté selon sa culture propre. Néanmoins, tous ces partis, tous ces régimes, tous leurs chefs et leurs cadres ont ce point commun d'avoir adhéré à la doctrine marxiste-léniniste, d'avoir considéré l'expérience léniniste comme fondatrice d'une «lutte finale» entre le communisme et le capitalisme impérialiste, d'avoir appliqué les mêmes modèles d'organisation et de fonctionnement du pouvoir, et d'avoir pour beaucoup d'entre eux (Mao, Ho Chi Minh, tous les dirigeants des démocraties populaires, tous les chefs des grands partis communistes occidentaux des années 1920-1970) été, peu ou prou, sélectionnés, formés, nommés et contrôlés dans le cadre de l'Internationale communiste dirigée par Staline, comme nous le démontrent un peu plus chaque jour les archives désormais accessibles à Moscou et en Europe de l'Est.
La tragédie communiste peut s'apprécier à plusieurs niveaux. Sur le plan économique, le désastre a été général ; l'ex-URSS, l'un des pays les plus riches en matières premières, a connu le fiasco que l'on sait et dont les conséquences continuent et continueront encore longtemps de peser sur les populations (3). Les pays de l'Est ont pris, après 1945, un retard très net sur l'Europe occidentale, avec parfois des conséquences dramatiques, comme pour l'Albanie qui a sombré dans l'anarchie et le règne généralisé des mafias, ou la Roumanie où les communistes ont été de fait au pouvoir jusqu'en 1996 et ont ruiné l'économie. Plusieurs d'entre eux font un effort important pour accéder à l'Union européenne mais sont malheureusement encore loin du compte : le temps perdu ne se rattrapera pas en quelques années.
Le communisme a laissé le Cambodge, la Corée du Nord et l'Éthiopie exsangues. Le Vietnam et Cuba sont en situation de faillite permanente. Quant à la Chine, elle doit faire face à la reconversion d'une production entièrement administrée en une économie de marché, à un gigantesque chômage et aux explosions sociales qui s'ensuivent.
Le désastre a été également culturel avec la fermeture au monde pendant des décennies, l'abrutissement inévitable, conséquence du matraquage idéologique, la répression systématique d'une intelligentsia, d'une presse, d'éditions libres. A cela s'ajoute la destruction de civilisations, à travers le saccage systématique des églises en ex-URSS, des objets d'art en Chine au temps de la Révolution nommée par antiphrase «culturelle», d'ensembles architecturaux d'une valeur historique et esthétique inestimable dans la Roumanie de Ceausescu et, aujourd'hui encore, l'annihilation de la civilisation tibétaine par les Chinois.
Sans oublier les catastrophes écologiques telles celle de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 et celle de l'assèchement de la mer d'Aral lié aux travaux d'irrigation massive en ex-URSS.
Cependant, ces désastres ne sont que la toile de fond sur laquelle se déploie la tragédie humaine. D'abord celle de l'exil, largement oubliée parce que cachée et silencieuse. Dès 1920, Berlin comptait plusieurs centaines de milliers de Russes dits «blancs», en fait contraints de fuir la révolution pour échapper au châtiment réservé aux aristocrates, aux bourgeois et autres «contre-révolutionnaires». Depuis des décennies, on a vu les boat people tenter de s'enfuir du Vietnam, puis les balseros de Cuba ; plus de 150 Allemands ont été tués en essayant de franchir le mur de Berlin. Des dizaines de milliers de ces fuyards ont été repris ou ont perdu la vie dans leur tentative. De même, les Européens de l'Est, les Baltes et les Ukrainiens constituent en Europe occidentale et aux Amériques une considérable diaspora.
Ensuite, celle de la mort. Le communisme au pouvoir a en effet prémédité et organisé le massacre de centaines de milliers d'individus, selon trois modalités principales.
1) L'exécution pure et simple.
Au moment de la prise du pouvoir et dans la période d'installation du régime soit parfois pendant plusieurs dizaines d'années, comme en URSS, les communistes ont instauré la terreur à la fois comme moyen immédiat de conserver leur mainmise sur le pays et comme solution à plus long terme pour promouvoir la révolution communiste, en exterminant tous ceux qui pouvaient constituer un pôle de résistance, si minime soit-il.
Furent ainsi liquidés les militaires, les policiers, les juges, les grands propriétaires, les industriels, les prêtres, les intellectuels. Parmi les massacres les plus significatifs, notons celui de la famille impériale des Romanov sur ordre de Lénine le 16 juillet 1918, celui des 50 000 soldats blancs faits prisonniers en Crimée en 1920, celui des dizaines de milliers de paysans révoltés traités aux gaz de combat par l'Armée rouge dans la région de Tambov en 1920, celui des 690 000 personnes exécutées durant la Grande Terreur* soviétique en 1937-1938 sur la base de listes visées personnellement par Staline et d'autres dirigeants soviétiques, des 25 700 responsables polonais assassinés sur ordre du Bureau politique du PC soviétique en date du 5 mars 1940 - parmi lesquels les 4 500 officiers de Katyn -, en Chine l'assassinat systématique des propriétaires fonciers au cours d'abominables séances collectives dans les villages; ou encore la liquidation systématique dans le Cambodge de Pol Pot de tous ceux qui portaient lunettes et stylo, soupçonnés d'être des intellectuels, donc irrécupérables.
Et aussi en Slovénie, la liquidation par les partisans de Tito de 15 000 hommes, femmes, enfants et vieillards, réfugiés dans la zone d'occupation des Britanniques en Autriche et «rendus» à leur allié, et dont on a découvert les fosses communes à l'été 1999. La liste de ces crimes est infinie et commence seulement à être dressée de manière rigoureuse.
2) La déportation et l'enfermement en camp de travail forcé.
La déportation de masse - arracher des populations entières à leur lieu d'origine, leur mode de vie, leurs coutumes - a été inaugurée par les communistes soviétiques lors de la collectivisation* forcée de 1929-1932, et appliquée à certains peuples du Caucase, dont les Tchétchènes, en 1943-1944. Elle a été utilisée à nouveau de manière spectaculaire par Pol Pot qui, en quelques jours, a vidé les villes cambodgiennes de leur population pour les «rééduquer» par le travail manuel à la campagne - il ne faisait que copier la méthode maoïste de rééducation des intellectuels et des jeunes urbains, appliquée lors de la Révolution culturelle.
Dans les premiers camps de concentration soviétiques, créés à l'été 1918, une forte majorité des détenus, souvent des otages, étaient condamnés à une mort rapide, ou comme dans le bagne des îles Solovki (monastères de la mer Blanche qui furent les premiers bagnes de déportation créés par les bolcheviks) ou, en 1920, dans les camps d'internement des cosaques du Don, qualifiés par le gouvernement lui-même de «camps de la mort».
A partir de 1928-1929, le régime soviétique invente le Goulag*, qui sera généralisé à l'ensemble des régimes communistes, les experts du KGB poussant même la sollicitude jusqu'à former leurs collègues chinois à l'encadrement de ce système concentrationnaire après 1949.
Officiellement, le Goulag est un système de rééducation par le travail. En réalité, c'est un système de destruction psychologique et physique des individus. Le caractère sauvage de cet univers est aggravé par le fait que, s'ils se trouvent bien sous l'autorité de la police politique, les camps sont en fait gérés au quotidien par des condamnés de droit commun qui y font régner une seconde terreur. Dans les camps chinois et vietnamiens, le travail de rééducation était pris au sérieux et aboutissait à un véritable «lavage de cerveau» bien décrit par le témoignage de Jean Pasqualini (4).
En Roumanie, le pouvoir avait entre 1949 et 1952 inventé une méthode encore plus inhumaine, si possible: dans la prison de Pitesti, un grand nombre d'étudiants, en général nationalistes et chrétiens, ont été impliqués dans un processus de rééducation de groupe où chacun était contraint, lors de séances collectives, de torturer les autres, afin de les obliger à «se démasquer», en dénonçant leurs proches et en «avouant» leurs propres «fautes» évidemment imaginaires (viol de leur soeur, relations incestueuses avec leur mère, etc.) (5).
Une méthode assez proche fut pratiquée dans la prison centrale de Phnom Penh, Tuol Sleng, où 20 000 prisonniers furent contraints sous la torture de rédiger des autobiographies où ils «avouaient» nombre de crimes imaginaires au nom desquels ils étaient condamnés : pas un n'en est sorti vivant.
3) La famine.
Le monopole de la production et de la distribution de la nourriture a été, dès l'origine, un moyen puissant mis en oeuvre par le pouvoir communiste pour contrôler et réprimer les populations. Dès septembre 1917, avant même la prise du pouvoir, Lénine avait vanté les mérites du rationnement du ravitaillement, à appliquer selon le slogan «Qui ne travaille pas ne mange pas» - passablement inquiétant dans un régime où c'est le pouvoir qui attribue les emplois...
Ce contrôle absolu des approvisionnements a été commun à tous les régimes communistes car étroitement lié au dogme de la collectivisation des moyens de production, dont la terre était le principal dans des pays encore largement agraires comme la Russie de 1917 ou la Chine de 1949. Il a à plusieurs reprises abouti à la famine, avec cette caractéristique extraordinaire que, sauf exception (au Cambodge), ce sont les populations paysannes, productrices de la nourriture, qui en ont été les victimes.
Il est arrivé que ces famines soient aussi le résultat d'une politique aberrante du pouvoir communiste, comme en URSS en 1922 ou en Chine en 1959-1961. L’homicide n'est pas, alors, volontaire, mais il laisse indifférent un pouvoir qui, souvent, ne tient pas à demander à l'étranger une aide susceptible de révéler la tragédie et de contredire l'image radieuse que diffuse la propagande. C'est ce qui s'est passé lors de la terrible famine chinoise provoquée par le Grand Bond en avant, et aussi ces dernières années en Corée du Nord où des dizaines de milliers de personnes, en particulier des enfants, sont morts de sous-alimentation.
Il est arrivé enfin que la faim soit utilisée comme une arme contre des populations rebelles ou soupçonnées de l'être. Cette famine programmée peut être assimilée à un génocide, tuant en priorité les enfants, les malades et les vieillards, comme en Ukraine en 1932-1933 (6 à 7 millions de morts de faim en dix mois), ou au Cambodge (environ 800 000 morts de faim en trois ans, entre 1975 et 1978). Volontaires ou fruits de politiques absurdes, ces famines fournissent la grande majorité des victimes du communisme : 10 à 12 millions de morts en URSS, 30 à 40 millions au moins en Chine, 800 000 au Cambodge...
Si l'on additionne les victimes provoquées directement, sous tous ces régimes (l'URSS, la Chine, le Cambodge, la Corée du Nord, l'Afrique, l'Europe de l'Est, l'Afghanistan et le Vietnam, (cf. carte, p. 37),par les exécutions, la déportation, le travail forcé et les famines - et sans compter les morts de la guerre -, le total avoisine les 100 millions, même si les chiffres font encore l'objet de débats et de recherches (6).
Une tragédie d'une telle ampleur appelle un véritable travail d'histoire pour prendre la mesure de ces massacres, grâce aux archives ouvertes depuis l'effondrement de la plupart de ces régimes. Il débouche sur un triple travail de mémoire:
1) il aide à réveiller les souvenirs chez les survivants;
2) il permet de rendre hommage aux millions de victimes le plus souvent anonymes;
3) il facilite chez les nations traumatisées le travail de deuil qui seul leur permettra de retrouver identité, sérénité et équilibre.
Notes:
3. Cf. par exemple Hélène Blanc et Renata Lesnik, Le Mal Russe. Du chaos à l’espoir, Paris, L’Archipel, 2000.
4. Jean Pasqualini, Prisonnier de Mao: sept ans dans un camp de travail en Chine, Paris, Gallimard, 1975)
5. Cf. Virgil Ierunca, Pitesti, laboratoire concentrationnaire (1949-1952), Paris, Michalon, 1996, et Irena Talaban, Terreur communiste et résistance culturelle. Les arracheurs de masque, Paris, PUF, 1999).
6. Cf. Stéphane Courtois, «Le Livre noir et le travail historien sur le communisme», Communisme no 59-60, mai 2000, pp. 91-126)