DES MOUVEMENTS QUI MEUVENT L’HISTOIRE PROFANE
Le fait que Dieu oriente tous les événements de l'humanité selon un mode très spécial et mystérieux pour l'édification du Corps du Christ n'empêche pas, mais au contraire, exige que tous les événements se déroulent aussi au moyen de causes propres purement humaines. De cette façon, l'histoire profane - ce que Saint Augustin appelle la Cité Terrestre - a sa substance et son rythme propres, différents, sinon divergents de ceux de la Cité de Dieu. Les Livres Saints rapportent déjà que Caïn, après avoir eu son fils Enoch, "se mit à bâtir une ville, à laquelle il donna le nom de son fils Enoch" il est aussi écrit que parmi les descendants de Caïn, Tubalcaïn - le premier métallurgiste - fut forgeron d'instruments coupants de fer et de bronze. Après le Déluge, ils nous montrent les hommes concentrant leurs efforts dans une tâche exclusivement civilisatrice, dans l'édification de la cité de Babel, jusqu'à ce que le Seigneur, par la confusion des langues, les dispersât sur la face de la terre.
Les Livres Saints ne s'occupent plus désormais de l'histoire profane: avec le récit d'Abraham, ils entrent dans l'histoire Sainte proprement dite, et ils s'en occupent presque exc1usivemént jusqu'à l'Apocalypse. On dirait que Dieu abandonne la cité des hommes à leurs propres desseins. La cité des hommes n'a rien à voir avec celle de Dieu, au moins directement. Leur vie se déroule dans un mouvement et dans une dialectique propres. On pourrait même penser quelque chose de plus, et c'est que la structure et la dynamique des civilisations et de la vie profane des hommes tombent sous la coupe du "Prince de ce monde". Non pas qu'elles soient mauvaises en soi, mais parce que ce dernier a acquis sur elles possession, l 'homme ayant cédé à sa suggestion. Il est certain que le Christ a livré un combat contre le Diable dans les trois tentations, et qu'Il l'a vaincu définitivement sur la Croix, mais sur un autre terrain et avec d'autres armes. Sur le terrain de l'Histoire Sainte, et avec des armes spécifiquement saintes.
C'est pourquoi l'histoire profane se meut sous la haute domination du Prince de ce monde. Saint Jean semble indiquer la dialectique des grandes lois des civilisations. Dialectique de la volonté de pouvoir par la domination de quelques peuples sur d'autres peuples - orgueil de la vie - ; dialectique de l'enrichissement sans limites avec la misère et la sujétion corrélatives des plus faibles - concupiscence des yeux - ; dialectiques des jalousies et des rivalités sexuelles - concupiscence de la chair - aussi Saint Jean oppose-t-il l 'histoire sainte à l 'histoire profane: "Nous savons que nous sommes de Dieu, tandis que le monde est tout entier sous l'empire du Malin" (I Ep II, 16).
Saint Paul montre pareillement la contre-position de la dialectique du monde, dans laquelle il y a rivalité de juif et de grec - lutte pour la domination politique de maître et d'esclave - lutte de domination économique - d 'homme et de femme - lutte pour les satisfactions charnelles - à la Cité de Dieu, en qui "Vous êtes tous un dans le Christ Jésus".
Les grandes passions des hommes qui étudient, analysent et combattent les Livres Saints sont le moteur du mouvement historique des civilisations. Le cosmos court vers une unification universelle sous le pouvoir de fer du plus fort. Toynbee a bien vu comment la civilisation décline dans une humanité qui progresse dans la course pour avoir des armes de plus en plus puissantes. Un empire succède à un autre empire, une civilisation à une autre civilisation. Mais si la volonté du plus fort a force de loi, la substance profane de l'histoire est amassée dans l'injustice et chemine vers la dégradation, et par là vers la barbarie. Aussi quand une civilisation s'est fortifiée en dévorant la précédente qui était entrée en décadence, elle émerge pendant un temps dans une explosion de vigueur, mais bientôt elle décline très rapidement, pour passer à un état chronique de barbarie ou pour mourir. Si nous prêtons attention à la substance même dont elles sont formées, c'est la loi qui régit les civilisations, loi de la naissance et de la mort, propre à tous les corps naturels. Sur ce plan de la substance profane de l'histoire, la thèse de Spengler paraît définitive. Mais la grave erreur de Spengler est de croire que l'histoire profane des peuples doit être l'unique histoire. Ce sera peut-être l'unique que puissent écrire les hommes. Dans cette même histoire qu'écrivent les hommes, poussés par la dialectique de la triple concupiscence, Dieu écrit une autre histoire, la vraie histoire, l'histoire définitive.
Mais s'il est exact que l'ordre profane de l'histoire n'aide pas directement l'histoire vraie qu'écrit Dieu dans l'édification du Corps de son Fils Unique, il est vrai que d'une manière indirecte, mais effective, elle lui sert aussi. Parce que c'est dans le monde que s'édifie cette histoire vraie, bien qu'elle ne s'édifie ni avec le monde, ni du monde. L'Histoire Sainte est insérée dans la profane et lui est mêlée. La bonne semence est semée dans le champ de l'histoire profane.
C'est ce qui fait que l'histoire profane rend une série de services à l'histoire des âmes, dont Dieu seul connaît la nature et la mesure. Saint Paul a fixé ainsi cette loi: "Nous savons, enseigne-t-il, que Dieu fait concourir toutes choses au bien de ceux qui l'aiment, de ceux qui, selon ses desseins sont choisis". Il s'ensuit que "ce qui survient aux élus, qui sont les parties les plus nobles de l'univers, ne se fait pas au bénéfice des autres, mais au leur. Il n'en arrive pas de même aux hommes qui doivent être réprouvés ni à tous les êtres inférieurs de la création, car ceux-ci s'ordonnent pour le bien des élus. Et de même que le médecin provoque une blessure au pied pour soigner la tête, de même Dieu permet le péché et le mal dans quelques êtres pour le bien des élus. Pour que s'accomplisse la parole de l'Écriture: Le sot servira le sage, c'est-à-dire, les pécheurs serviront les justes". (Saint Thomas in Rom VIII, 28)
C'est là qu'on voit comment l'histoire profane est soutenue par l'Histoire Sainte. Et s'il est vrai que l'œuvre de Dieu dans les siens ne s'accomplit que dans le vaste champ agité du monde, sujet à son tour à la dialectique de la triple concupiscence, et si cela crée une interdépendance entre les deux histoires, il ne s'ensuit pas que l'histoire profane entraîne vers elle l'Histoire Sainte, mais au contraire, que c'est celle-là qui est entraînée et attirée par celle-ci. Car les Saints jugeront le monde et le vaincront.