Libellés

Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

jeudi, juin 17, 2010

42-57

CHAPITRE VI.

Voyage de la Mer du Nord par terre, et la découverte de la baye de Hutson. Mission de saint François Xavier, en 1671. et 1672.


La mer que nous avons au Nord, est la fameuse baye, à qui Hutson a donné son nom, et qui a picqué depuis longtemps de curiosité nos François, pour en faire la découverte par les terres, et pour sçavoir sa situation à nostre esgart, sa distance, et quels sont les peuples qui l'habitent. Le desir de prendre connoissance de cette mer s'est augmenté depuis que nous avons appris par nos Sauvages, que tout fraischement quelques navires y avoient paru, et mesme y avoient commencé le commerce avec ces Nations, qu'on nous a toujours dit estre nombreuses et riches en pelleteries.

C'est pour cela, que Monsieur Talon nostre Intendant, a jugé qu'il ne devoit rien obmettre de ce qui seroit en son pouvoir pour faire cette découverte; et parce qu'il sçait que l'intention de sa Majesté est que tous les Peuples de Canada soient instruits dans le Christianisme, il a demandé quelqu'un de nos Pères, qui pust ouvrir le chemin à nos François vers cette baye, en mesme temps qu'il y porterait l'Evangile.

On jetta donc les yeux sur le Pere Charles Albanel, ancien Missionnaire de Tadoussac, parce que depuis longtemps, il a beaucoup pratiqué les Sauvages qui ont connoissance de cette mer, et qui seuls peuvent estre les conducteurs par ces routes, jusques à présent inconnuës.

Monsieur de saint Simon avec un autre François, ayant esté choisis pour cette entreprise, et Monsieur l'Intendant les ayant tres-bien fournis de tout ce qui estoit necessaire pour la faire reussir, le Pere partit de Quebec le 6. Aoust l671. et leur donna rendez-vous à Tadoussac, où il devoit faire choix d'un Sauvage adroit et intelligent pour luy servir de guide pendant tout ce voyage.

Nous le suivrons pas à pas, et nous sçaurons mieux tout ce qui s'est passé en cette expedition, mettant icy son journal, tel qu'il l'a dressé pendant sa marche.

Je me rendis à Tadoussac, dit-il, le 8. jour d'Aoust, où je me vis obligé de soustenir beaucoup de combats, pour rompre les oppositions qu'apporterent les Sauvages à cette entreprise.

Le Capitaine du lieu estant mort depuis peu de jours, je m'adressay à l'oncle du deffunt, qui estoit le plus en credit; ce Sauvage, qui a beaucoup de respect pour nous, et qui n'a pas moins d'affection pour tous les François, me voulut obliger de bonne grace; il assembla tous ses gens, et aprés quelque entretien particulier, se tournant vers moy, me dit: Ma jeunesse n'a point d'esprit; si mon nepveu n'estoit pas mort, c'est moy qui te voudrois conduire: c'est un honneur pour nous d'accompagner un Missionnaire, qui se sacrifie le premier, pour ouvrir une nouvelle route à la preparation de la Foy, et c'est une obligation que nous t'avons de nous donner le moyen de pratiquer la charité envers nos frères, que nous irons visiter pour les instruire. Voila deux de mes gens que je te donne, qui sont mes beaux frères, et cet autre sera le troisiéme, qui est mon propre neveu, ils auront soin de te mener, et tu leur donneras part au bien que tu feras, travaillant à la conversion de tant de nations infideles. Puis s'adressant à ces jeunes hommes, il leur dit: Mes neveux, souvenez-vous que je prends part au bon succez de ce voyage, et que je vous choisis pour me degager de l'obligation de le faire moy-mesme, m'y estant dévoüé depuis long-temps.

L'affection de ce bon homme ne s'arresta pas là, il voulut nous embarquer avec nos pacquets dans sa chaloupe, comme estant plus commode que nos canots, et nous conduire avec ses gens à quarante lieuës de là.

Nous en avions deja fait quinze, voguant sur la Riviere du Saguenay, quand nous fismes rencontre de deux canots qui descendoient, dans l'un desquels estoit un homme, qu'on presumoit sçavoir les chemins de la mer, puisqu'il n'y avoit pas plus de huit ans qu'il en estoit venu. Apres luy avoir fait entendre nostre dessein, je le priay de nous vouloir servir de guide; mais l'experience du passé luy faisant craindre l'advenir, il s'excusa long-temps sur la difficulté des chemins; il luy fallut pourtant ceder à l'instance de nostre conducteur.

Nous partismes donc tous ensemble le 22. et ayant eu le vent contraire, nous fusmes quatre jours à nous rendre à Chegoutimit. Nous y restâmes trois jours: les deux premiers furent employez à les confesser et communier, ce qu'ils firent avec grande devotion, pour nous obtenir du Ciel un heureux voyage; le troisiéme jour ils transporterent sur leur dos, nos canots et tout nostre équipage, pendant cinq quarts de lieuë.

Le 29. apres avoir fait un present considerable à ces bons Sauvages, qui nous avoient portez dans leur chaloupe jusques icy, et les avoir remerciez de tous les bons services qu'ils m'avoient charitablement rendus, nous montâmes en canot, pour franchir les premiers rapides qui se presenterent, jusqu'au lac de Kinougami, où nous arrivâmes le lendemain, et où je trouvay deux cabanes de Sauvages de Sillery, qui furent bien réjoüis de trouver cette occasion de faire leurs devotions, de se confesser et se communier.

Le 1. de Septembre, nous couchâmes au dela d'un petit lac qu'on appelle Kinougamichis, renommé pour la multitude des grenouilles à longues queues qui l'habitent, et qui y font un croacement continuel; on tient qu'elles sont fort venimeuses, quoy qu'en ces païs les crapaux, les serpens et les viperes ne le soient pas.

Le 2. nous logeâmes sur l'entrée du lac S. Jean, nommé Piguagami, qui a 30. lieuës de longueur, 10. de largeur, 12. rivieres entrent dans ce lac, et il n'y en a qu'une seule qui en sorte, laquelle forme cette belle et grande riviere qu'on appelle le Saguenay. Ce lieu est beau, les terres sont fort unies et paroissent bonnes, il y a de belles prairies; c'est le païs des loutres, des orignaux, des castors et principalement du porc-épic; c'est pour cela que les Sauvages qui y font leur residence s'appellent Kakouchac, prenant leur nom du mot Kakou, qui en leur langue signifie porc-épic: c'estoit autrefois l'endroit où toutes les Nations qui sont entre les deux Mers, de l'Est et du Nord, se rendoient pour faire leur commerce; j'y ay veu plus de vingt Nations assemblées. Les Habitans ont esté extremement diminuez par les dernieres guerres qu'ils ont euës avec l'Iroquois, et par la petite verole, qui est la peste des Sauvages; maintenant ils commencent à se repeupler par des gens des Nations estrangeres, qui y abordent de divers costez, depuis la paix. Nous arrestâmes là trois jours pour faire provisions de vivres, qui commençoient déja à nous manquer.

Le 7. nous gagnâmes le bout du Lac. Le bonheur voulut que je fisse rencontre de deux Sauvages, qui nous accommoderent de deux fusils propres pour la chasse, quatre des nostres estans inutiles.

Le 17. cinq canots d'Attikamegues, ou poissons blancs, et de Mistassirinins nous vindrent joindre; ils nous apprirent pour nouvelles, que 2. navires avoient mouillié dans la baye de Hutson, et qu'ils avoient fait grande traite avec les Sauvages, s'y estant establis pour le commerce; ils nous firent voir une hache et du tabac, qu'ils avoient eu d'un Papinachois, qui avoit esté en traite vers la mer du Nord cet Esté mesme. Ils adjoustoient qu'il n'y avoient point d'asseurance de vie pour nous, qu'on s'y battoit rudement, qu'un Sauvage avoit esté tué dans leur demélé, et qu'un autre avoit esté emmené prisonnier. Ils en avoient assez dit pour jetter l'épouvante dans l'esprit de tous nos gens, mais comme ce n'estoit plus le temps de continuer nostre route, à cause de l'Hyver qui nous pressoit, ce discours ne fit aucune impression sur mon esprit.

Neantmoins pour ne pas agir sans conduite en cette affaire, voyant que je n'avois aucun passeport, je pris resolution d'envoyer à Quebec pour m'en pourvoir, donnant en mesme temps advis de tout ce que je venois d'entendre, et pour sçavoir quelles mesures je devois garder en ces circonstances.

Deux Sauvages et un François partirent le 19. Septembre avec mes lettres. Je m'occupay cependant à instruire cette petite bande, que Dieu m'envoyoit bien à propos; je baptisay un petit enfant et deux adultes, apres les instructions necessaires, et m'emploiay à cultiver ceux qui estoient Chrestiens, jusqu'au dixiéme d'Octobre, nostre canot estant retourné ce jour là, avec des patentes de Monseigneur nostre Evesque, et des passeports de Monsieur de Courcelles nostre Gouverneur, et de Monsieur Talon nostre Intendant; je reçeus aussi leurs advis, qui m'ont bien servy dans cette conjoncture d'affaires.

La saison estant trop avancée pour se rendre à la Mer avant les neiges et les glaces, par lesquelles nous fusmes arrestez le dernier jour d'Octobre, nos Sauvages choisirent ce lieu pour y passer l'Hyver, à cause de la chasse, qui s'y trouve abondante.

Je ne me propose pas de faire une relation particuliere de cet hyvernement, ny des peines et des fatigues qui l'accompagnerent. Il me suffira de dire en general, que cet estat de vie ayant cela d'avantageux par dessus les autres, qu'il est un continuel sacrifice de nos vies pour la gloire de Dieu et le salut des ames, il nous met aussi dans la necessité d'exercer nostre confiance et de rendre nostre abandon aux ordres de sa Providence, et plus parfait, et plus soumis, et nous doit servir d'un plus puissant attrait pour suivre et remplir ses desseins dans nostre vocation.

Soit que ce qu'on dit ordinairement soit vray, qu'on s'oublie aisément du passé, et qu'il n'y a rien que le present qui nous couste en matiere de souffrance, je puis asseurer que de dix hyvernemens que j'ay faits dans les bois avec les Sauvages, les neuf premiers ne m'ont pas tant donné de peine que ce dernier.

Ce n'est pas par le defaut de vivres que cela est arrivé: le païs où nous avons hyverné estoit assez peuplé d'orignaux et de caribous; le castor et le porc-épic s'y estoit multiplié depuis sept à huit ans que personne ne chassoit dans ces vastes forests. Il est bien vray que les neiges ont esté tres-mauvaises, mais nos chasseurs estoient extremement adroits, et avoient tous bon pied, bonne main et bon œil; adjoustez que le plomb et la poudre, les haches et les tranches, les espées et les fusils ne leur ont pas manqué, la liberalité de Monsieur Talon avoit pourveu à tous nos besoins.

La source donc de toutes nos peines n'a esté que le mauvais traitement que nous avons receu de nos conducteurs mesmes, qui estans incertains de ce qu'ils avoient à faire, où pour mieux dire estans tous resolus de ne passer pas plus avant et de s'en retourner, d'ailleurs apprehendant d'estre mal receus à Quebec. Pour se mettre à couvert ils me vouloient obliger, en exerçant ma patience par toute sorte d'indignitez et d'outrages, à relascher le premier, et perdre la pensée de continuer la route. Dans cette conjoncture, un pauvre Missionnaire, qui se voit engagé à voyager avec des Sauvages, qui sont plus forts en nombre et qui luy servent de guides, ne devoit-il pas se resoudre à souffrir sans cesse toutes leurs insultes? ces mauvais temps neantmoins ont eu quelque beau jour, et ces souffrances n'ont pas manqué de leurs onctions spirituelles.

J'ay esté fort consolé de la sainte et genereuse resolution d'un bon vieillard, âgé d'environ septante ans, qui ayant appris que ses enfans s'estoient refugiez à Quebec du temps des incursions des Iroquois, et que là ils avoient esté baptisez, a fait quatre cens lieuës pour se faire instruire et jouir du mesme bonheur.

Ce me fut une consolation toute particuliere le vingt-sixiéme de Decembre, quand ce bon homme nous vint visiter où nous hyvernions, avec toute sa famille au nombre de neuf personnes. Le soir de son arrivée je luy fis un beau present, pour me conjouir avec luy du saint mouvement qui l'amenoit, et le remercier singulierement de l'obligation que je luy avois en la personne de mes hostes, ses propres neveux, ou petits fils, qui me menoient dans le voyage de la Mission, et découverte du Nord.

Ce bon vieillard me repartit, apres avoir souvent repeté son o, o, o, en signe qu'il estoit tres-satisfait du present que je luy avois fait. Robe noire, me dit-il, je ne suis pas homme de Conseil pour sçavoir haranguer, tu souffriras que je remette la partie à une autre fois; maintenant je te prie de croire que je ne viens icy que pour traiter avec toy de mon salut et de celuy de toute ma famille: voila une petite fille malade depuis longtemps, baptise la par avance, en attendant que nous soyons en estat de recevoir la mesme grace, que nous desirons tous de tout nostre cœur; au reste ne te decourage point, si, estant vieux et n'ayant pas beaucoup d'esprit, j'ay de la peine à concevoir et à retenir toutes les instructions que tu nous donneras; mon fils, que tu vois là (monstrant le cadet), est jeune, d'un esprit vif et de bonne memoire, instruis le bien, il apprendra aisement tout ce que tu voudras, et par apres il nous repetera en particulier dans nostre cabane, tout ce que tu luy auras enseigné.

En effet, ce jeune homme âgé au plus de vingt à vingt-cinq ans, d'un beau naturel, fort docile, respectueux et innocent au possible, en moins de quatre ou cinq jours sceut son Pater, son Ave, le Credo, les commandemens de Dieu et les principaux de nos Mysteres, qu'il repetoit frequemment dans sa cabane et à toute heure du jour, avec une aimable importunité.

Je ne voulus pas pourtant rien precipiter; je continuay l'espace d'un mois à leur expliquer tous nos Mysteres, à les informer à fond des choses necessaires au salut, et à les disposer au saint baptesme, qu'ils receurent avec tant de sentimens de pieté et tant de devotion, que je ne pouvois m'empescher d'admirer l'attrait de Dieu, et les divins effets de la grace dans la conversion d'une si bonne famille.

Ces frequentes visites, que m'a renduës un autre Capitaine de la Nation de Mataoüiriou, qui s'appelle Ouskan, c'est à dire l'os, m'ont causé tout ensemble bien de la joye et bien de la douleur. Ses premiers entretiens me promettoient beaucoup: il avoit tant d'ardeur pour se faire instruire, qu'il ne me donnoit point de repos, ny la nuit ny le jour; il deputa son gendre pour me prier d'aller chez luy le seiziéme d'Avril, mais estant occupé à disposer nos hostes pour la communion de la Feste de Pasques, je ne pus me rendre en son quartier que le dix-huitiéme avec mes deux François. Il me receut avec grande affection, qui redoubla à la veuë du present que je luy fis. Nos gens nous vinrent joindre le vingt-deuxiéme, et nous fusmes là environs six semaines ensemble. J'eus en ce lieu là tout loisir de le catechiser, et de conferer le Baptesme à dix-sept personnes de sa famille. Pour luy, il s'en rendit indigne, ne voulant point quitter un commerce scandaleux qu'il avoit avec la niepce de sa femme. Quelque docilité qu'il eust témoigné à vouloir estre instruit, et quelque assiduité que j'eusse apporté à vaincre la repugnance qu'il avoit de se convertir, je n'en pus venir à bout. Ce n'est pas que cet esprit rebelle ne fust extraordinairement touché, ainsi qu'il m'a souvent avoué, et s'il resistoit, ce n'estoit pas tant faute d'estre bien persuadé que ce qu'on luy disoit ne fust veritable, que par l'opposition secrette de son cœur, qui estoit malheureusement engagé dans ces affections déreglées; c'est un bel exemple qui nous apprend que la conversion d'un Sauvage est l'ouvrage de la main de Dieu, à qui seul il appartient de toucher efficacement les cœurs, et de donner aux instructions de son Missionnaire, le succes qu'il doit attendre de sa grace.

Mais il est temps de reprendre la suite de nostre voyage. Le Printemps avoit déja succedé aux rigueurs de l'Hyver, les rivieres estoit libres, les glaces s'estoient écoulées, quand il fallut entrer dans des contestations avec nos conducteurs, au sujet de nostre entreprise. Ce malheureux esprit dont je viens de parler, extremement irrité du refus que je luy avois fais de luy conferer le Baptesme, nous voulut fermer le passage de la riviere, sur laquelle il n'avoit aucun pouvoir; et pour couvrir son jeu, il fit une longue description des chemins, de la multitude et des difficultez des portages, des rapides et des cheutes d'eau, et tout son discours ne tendant qu'à refroidir mes gens, il luy fut aisé de leur persuader de dire pour seconder son dessein, qu'ayant oublié les chemins ils ne pouvoient pas aller plus avant, faute d'un bon guide. Des-lors j'entray en soupçon qu'ils ne fussent tous d'intelligence, et que cet esprit captieux n'eust donné cet expedient pour nous faire ce mauvais party, et pour nous arrester.

Je m'advisay, pour rompre ce dessein de pratiquer un bon vieillard de la Nation des Mistassirinins, qui estant fort necessiteux, ayant une famille nombreuse, et estant depuis long-temps en mauvaise intelligence avec cet esprit mal fait, se laissa aisément gagner à la veuë d'un riche present.

De plus, je luy promis du tabac, autant qu'il en pourroit user pendant le voyage, et à nostre retour un autre present tres-considerable, s'ils vouloient, luy et son fils, s'embarquer et nous conduire à Miskoutenagasit, qui est vingt lieuës dans la baye de Hutson. Il se prit à rire, et dit à son fils: Allons, nous ne manquerons point de tabac cet Esté.

Ce fut le premier de Juin 1672. que nous partismes de Nataschegamiou pour continuer nostre route, au nombre de dix-neuf personnes, dont il y avoit seize Sauvages et trois François, dans trois canots. Nous eusmes six journées de rapides; il falloit faire monter presque continuellement le canot contre le fil de l'eau; bien souvent il falloit mettre pied à terre, marcher dans les bois, grimper sur des rochers, se jetter dans des fossez, et remonter sur des éminences escarpées à travers des touffes d'arbres, dont les branches nous déchiroient nos habits, et d'ailleurs nous estions extremement chargez; ensuite, nous fusmes arrestez deux jours par des pluyes.

Le neuviéme donna grand exercice à nostre patience, à raison d'un portage fort difficile, soit pour sa longueur, que quelques-uns font de quatre lieuës, soit pour les mauvais chemins, ayant toujours l'eau jusqu'à my jambes, et par fois mesme jusqu'à la ceinture, pour passer et repasser des ruisseaux, qui passent au milieu d'une vaste Campagne, qu'il faut traverser pour prendre la riviere de Nekoubau, qui est au Soroüest de celle qu'on quitte. Les Sauvages mesmes apprehendent cette journée comme pleine de fatigues et de perils.

Le dixiéme, sur les six heures du matin, nous arrivasmes à Paslistaskau, qui divise les terres du Nord et du Sud; c'est une petite langue de terre d'environ un arpent en largeur, et de deux en longueur. Les deux bouts de cette pointe sont terminez par deux petits Lacs, d'où sortent deux rivieres: l'une descend à l'Est, et l'autre au Noroüest; l'une entre dans la mer à Tadoussac par le Saguenay, et l'autre dans la baye de Hutson par Nemeskau, où est le milieu du chemin entre les deux mers. Sur le soir, nous fismes rencontre de trois Mistassirinins dans un canot, qui estoit en fort bon estat; ils venoient au devant de nous, ayant aperceu de grandes fumées que nous faisions de temps en temps approchant de cette Nation, pour signal de nostre arrivée. Ce canot prit congé de nous sur l'entrée de la nuit, feignant de pousser plus avant, et tout soudain apres avoir tourné l'Isle, dans laquelle nous estions placez, il se vint joindre à nous dés le soir mesme, considerant de prés le plus âge des trois, qui s'appelle Moukoutagan, comme qui diroit cousteau crochu. J'entroy dans la défiance, qu'il ne nous voulût faire achepter le passage; mais s'estant aperceu de ma défiance, il essaya de cacher son dessein, et ce fut le matin en partant qu'il s'en expliqua, en me disant: Robe noire, arreste icy, il faut que nostre vieillard, maistre de ce païs, sçache ton arrivée, je m'en vay l'avertir.

Ce n'est pas d'aujourd'huy que les Sauvages, par une maxime de leur politique ou de leur avarice, sont extremement reservez à donner passage par leurs rivieres aux estrangers, pour aller aux Nations éloignées. Les rivieres leur sont ce que sont aux François leurs champs, dont ils tirent toute leur subsistance, soit pour la pesche et la chasse, soit pour le trafic. Je fis neantmoins semblant de m'offenser de ce langage; c'est pourquoy je luy répondis un peu brusquement: Est-ce toy qui m'arreste? Non ce n'est pas moy. Et qui donc? Le vieillard Sesibahoura. Où est-il? Bien loin d'icy, me dit-il. Hé bien tu luy feras sçavoir, qu'aujourd'huy je me veux reposer, estant fort fatigué, mais si demain au matin ton Vieillard ne paroist, tu luy diras que je suis pressé, et que je continueray ma route. Il s'embarque, et part à l'heure mesme, mais je fus tout estonné que le soir quatre canots parurent, qui me vinrent prier de la part du Vieillard, de l'excuser s'il n'estoit pas venu, qu'un vent contraire l’arrestoit jusqu'au lendemain.

Ce fut le 13. de Juin que dix-huit canots arriverent, la pluspart ayant peints leurs visages, et s'estant parez de tout ce qu'ils avoient de precieux, comme de tours de teste, de colliers, de ceintures, et de brasselets de porcelaine. Ils vinrent descendre tout proche de nous, et le Capitaine mettant pied à terre, je le fis saluer de dix coups de fusils en signe de réjouissance, et dés le mesme soir je le fis appeller, avec les principaux d'entr'eux, pour leur parler par deux riches presens, en cette maniere:

Sesibahoura, ce n'est pas pour achepter le passage de cette riviere et de ton Lac, que je te veux regaler de deux presens. Le François, ayant delivré tout ce païs des incursions des Iroquois vos ennemis, merite bien qu'on luy fasse un droit d'aller et de venir avec toute liberté sur cette terre, qu'il a conquise par ses armes. De plus, Dieu, que vous dites vous mesmes estre le maistre de toutes choses, puisque c'est luy qui a tout fait et qui gouverne tout, m'envoyant pour le faire connoistre par toutes ces contrées, me donne le droit de passer librement par tout. L'Annié, l'Oneiout, l’Onontagueronon, l’Oiogouen, ny le Sonnontouan, le Nepissirinin, l'Outaoüac, ny toutes les Nations étranges, n'ont jamais rien exigé de mes freres, lors qu'ils passent et repassent librement sur leurs terres pour les instruire et les informer des Loix de l'Evangile.

En qualité de vostre amy, de vostre allié et de vostre parent, ce present est une natte pour couvrir les fosses de vos morts, qui ont esté tuez par l'Iroquois vostre ennemy, et à vous, qui avez échappé leurs feux et leurs cruautez, il vous dit que vous vivrez à l'avenir; Onnontio luy a osté des mains la hache d'arme; vostre païs estoit mort, il l'a fait revivre, il a arraché les arbres et les rochers qui traversoient vos rivieres, et interrompoient le cours de leurs eaux: peschez, chassez, et trafiquez par tout, sans crainte d'estre decouverts de vos ennemis, ny par le bruit de vos armes, ny par l'odeur du tabac, ny par la fumée de vos feux; la paix est generale par tout.

Ce deuxiéme present vous dit que l'Iroquois prie Dieu maintenant, depuis que le François luy a donné de l'esprit, et qu'il pretend aussi que vous l'imitiez, maintenant qu'il vous a rendu vostre liberté. J'aime Dieu, vous dit le François, je ne veux point avoir d'alliez, ny de parens, qui reconnoissent le Demon pour leur maistre, et qui recourent à luy dans leurs besoins. Mon amitié, mon alliance et ma parenté, ne doit point estre seulement sur la terre et en ce monde, je veux qu'elle soit de durée en l'autre, apres la mort, et qu'elle subsiste dans le Ciel.

Et pour cela, quittez le dessein d'avoir commerce avec les Europeans, qui traittent vers la mer du Nord, où on ne prie point Dieu, et reprenez vostre ancien chemin du Lac S. Jean, où vous trouverez toujours quelque robe noire pour vous instruire et baptiser.

Tout ce soir là ne fut qu'un grand festin pour nous bien recevoir, et nous faire part, à leur mode, de tout ce qu'ils avoient de meilleur; et sur la nuit, s'estant tous assemblez apres le cry qu'en fit le Capitaine, pour nous mieux témoigner les transports de leur joye, on ordonna une danse publique, ou joignant quelquefois la voix et le tambour, ils passerent la nuit dans cette réjouissance, en laquelle ne se passa rien que dans l'honnesteté.

Le jour suivant, le Capitaine parla à son tour, apres un beau festin, en cette maniere.

C'est aujourd'huy, mon Pere, que le Soleil nous luit, et que nous favorisant de ta douce presence, tu nous fais le plus beau jour que ce païs ait jamais veu; jamais nos peres ny nos grands peres n'ont eu tant de bonheur. Que nous sommes heureux d'estre naiz en ce temps, pour jouir à plaisir des biens que tu nous fais! Le François nous oblige bien fort en nous donnant la paix, il nous fait tous revivre.

Mais il nous oblige bien plus en nous voulant instruire et nous faire Chrestiens; nous le regarderons comme celuy par le moyen de qui nous pouvons apres nostre mort, éviter les peines éternelles. Il conclut par un present qu'il me fit, en me disant: Mon Pere. nous t'arrestons icy pour nous instruire, et nous baptiser tous; à ton retour tu diras à Onnontio que nous prions tous Dieu, et que nous avons écouté sa parole.

Il me seroit difficile d'exprimer quelle fut nostre joye, de voir en ce païs de si bonnes dispositions pour la Foy, et quel fut nostre zele pour seconder l'affection qu'ils faisoient paroistre pour le Christianisme. Apres les remercimens qui se pratiquent icy en ces occasions, je leur dis que pour les enfans je les baptiserois, parce qu'il leur seroit trop incommode de les porter au Lac de S. Jean; mais que pour les Adultes, estant pressé de partir, je ne les pouvois pas informer pleinement de tous nos mysteres, et que ceux qui partoient tout de bon, allans au Lac de S. Jean pour leur trafic, m'y pourroient attendre, et qu'à mon retour je les satisferois tous, à quoy ils s'accorderent.

Le 15. tous les particuliers nous regalerent à leur mode, et je continuay à faire nos fonctions, et à les instruire.

Le 16. apres avoir dit la sainte Messe, nous partismes et arrivasmes à Kimaganusis. Le 17. à Pikousitesinacut, c'est à dire, au lieu où l'on use les souliers, c'est ainsi qu'il est nommé pour expliquer la difficulté du chemin.

Le 18. nous entrasmes dans ce grand Lac des Mistassirinins, qu'on tient estre si grand, qu'il faut vingt jours de beau temps pour en faire le tour; ce Lac tire son nom des rochers dont il est remply, qui sont d'une prodigieuse grosseur; il y a quantité de tres-belles Isles, du gibier, et du poisson de toute espece; les orignaux, les ours, les caribous, le porc-épic, et les castors y sont en abondance. Nous avions déja fait six lieuës au travers des Isles qui l'entrecoupent, quand j'aperceus comme une éminence de terre, d'aussi loin que la veuë se peut estendre; je demanday à nos gens, si c'estoit vers cet endroit qu'il nous falloit aller? Tais-toy, me dit nostre guide, ne le regarde point, si tu ne veux perir. Les Sauvages de toutes ces contrées s'imaginent, que quiconque veut traverser ce Lac se doit soigneusement garder de la curiosité de regarder cette route, et principalement le lieu où l'on doit aborder; son seul aspect, disent-ils, cause l'agitation des eaux, et forme des tempestes qui font transir de frayeur les plus asseurez.

Le 19. nous arrivasmes à Makoüamitikac, c'est à dire, à la pesche des Ours: c'est un lieu plat, et l'eau y est fort basse, au reste fort abondante en poissons; les petits esturgeons, le brochet et le poisson blanc y font leur demeure. Il y a du plaisir à voir les ours qui marchent sur les bords de cette eau, et qui prennent de la patte en passant, avec une adresse admirable, tantost un poisson, et tantost un autre.

Le 22. nous allasmes à Oüetataskoüamiou; cette journée nous fut bien rude. Il fallut quitter la grande riviere, les cheutes d'eau et les rapides estans trop violens, et prendre nostre route parmy des petits lacs, à la faveur de dix-sept portages, pour retomber dans la mesme riviere. Ce fut icy où nostre guide s'égara par deux fois, ce qui nous obligea de faire un portage de deux grandes lieuës, par des rivieres, des descentes et des montagnes, des plaines noyées et des ruisseaux qu'il fallut traverser ayant l'eau jusqu'à la ceinture.

Le 23. et le 24. nous trouvasmes un païs qui n'est pas si montagneux, l'air y est bien plus doux, les campagnes sont belles, et les terres y produiroient beaucoup, et seroient capables de nourrir de grands peuples, si on les faisoit valoir. Ce païs, le plus beau de toute nostre route, a continué jusqu'à Nemiskau, où nous arrivasmes le 25. Juin sur le midy.

Nemiskau est un grand Lac de dix journées de circuit, entouré de grandes montagnes, depuis le Sud jusqu'au Nord, formant un demy cercle; on voit à l'emboucheure de la grande riviere, qui s'étend de l'Est au Nordest, des vastes plaines, qui regnent mesme au dessous des montagnes qui font le demy rond, et toutes ces campagnes sont entrecoupées si agreablement d'eau, qu'il semble à la veuë que ce soient autant de rivieres, qui forment un si grand nombre d'Isles, qu'il est difficile de les pouvoir compter. On voit toutes ces Isles tellement marquées des pistes d'orignaux, de castors, de cerfs, de porc-épics, qu'il semble qu'elles soient le lieu de leur demeure, où ils font leurs courses ordinaires. Cinq grandes rivieres se déchargent dans ce Lac, qui font que le poisson y est si abondant, qu'il faisoit autrefois la principale nourriture d'une grande nation sauvage qui l'habitoit, il n'y a que huit ou dix ans. On y voit encore les tristes monumens du lieu de leur demeure, et les vestiges, sur un islet de roches, d'un grand fort fait de gros arbres par l'Iroquois, d'où il gardoit toutes les avenues, et où il a fait souvent des meurtres; il y a sept ans qu'il y tua ou emmena en captivité, quatre-vingts personnes, ce qui fut cause que ce lieu fut entierement abandonné, les originaires s'en estant escartez. Il y avoit grand trafic, et on y abordoit de divers endroits à cause de la riviere qui est grande, et du voisinage de la mer. Cette riviere fait un grand coude tirant au Nordest; il nous fallut faire quatre portages de tres-mauvais chemin, par des petits Lacs, pour la couper droit au Nordest, et nous fusmes coucher à Nataoüatikoüan.

Le 26. à Tehepimont, païs fort montagneux. Le 27. nous achevasmes de franchir les portages. Jusques icy nous n'avions point ressenti les incommoditez qu'apporte la persecution de ces petites mouches fort picquantes qu'on nomme mousquites et maringouins; mais ce fut icy où il nous fut impossible de pouvoir dormir, estans continuellement occupez à nous deffendre par les fumées, que nous faisions de tous costez, de la cruelle guerre que nous faisoient ces petits animaux, dont le nombre paroissoit infiny.

Le 28. à peine avions nous avancé un quart de lieuë, que nous rencontrasmes à main gauche dans un petit ruisseau, un heu avec ses agrez de dix ou douze tonneaux, qui portoit le Pavillon Anglois et la voile latine; delà à la portée du fusil, nous entrasmes dans deux maisons desertes. Un peu plus avant on découvrit que les Sauvages avoient hyverné là proche, et que depuis peu ils en estoient partis; nous poursuivismes donc nostre route jusques à une pointe esloignée de six lieuës de la maison des Europeans. Là, la marée estant basse, et le vent contraire, nous nous en retirasmes les vases jusqu'au ventre, dans une petite riviere à main droite, tirant au Nordest, où, en tournant et cherchant, nous rencontrasmes deux ou trois cabanes, et un chien abandonné, qui nous firent connoistre que les Sauvages estoient proches, et qu'il n'y avoit que deux jours qu'ils avoient délogé. Tout ce soir nous arrestasmes-là, tirant de grands coups de fusils pour nous faire entendre, et nous divertissant à considerer la mer que nous avions tant recherchée, et cette si fameuse baye de Hutson, de laquelle nous parlerons cy-apres.

Le 29. un de nos canots partit pour aller à Miskoutenagachit, là où nos gens pensoient que les Sauvages devoient estre.

Le 30. mon hoste, s'estant mis en mauvaise humeur, perdit cœur de passer outre, et ne songeant plus qu'à son retour, disoit qu'il estoit en peine de sa petite fille, âgée de quatre mois, qu'il avoit laissée: nous retournasmes à la maison des Anglois; il me fallut taire violence pour condescendre à cette humeur brutale, et dissimuler mes ressentimens.

Le matin du premier de Juillet, apres avoir dit la sainte Messe, je taschay de luy representer que nostre canot n'estant pas de retour, il falloit par consequent qu'il eust rencontré des Sauvages, et qu'il nous attendist.

Il proposa d'abord de grandes difficultez pour faire une traverse de vingt lieuës en canot sur la mer, je crus des-lors qu'il estoit gagné; neantmoins pour l'obliger de se declarer davantage, je luy repartis: Il est de ton honneur et de ceux qui t'envoyent, de ne te point arrester, estant si proche; apres tant de fatigues passées, il n'est rien de si difficile que tu ne puisses aisément vaincre avec le secours de Dieu. S'il n'y a rien de si noble et de si grand que de porter la Foy parmy les infideles, et d'estendre l'Empire de Dieu, tu te devrois estimer heureux de cooperer au salut de quelque personne, qui s'en ressouviendra mesme apres sa mort, et priera Dieu pour toy; et au contraire tu auras juste sujet de craindre à l'heure de ta mort, les reproches qu'on te pourra faire si quelqu'un perit par ta lascheté. Ce fut ce qui le gagna entierement, et l'apprehension des jugemens de Dieu à ce dernier passage, luy fit resoudre de continuer la route. J'ay toujours experimenté que les Sauvages sont fort susceptibles des impressions des peines de l'Enfer, et de l'attrait des delices du Ciel.

Alors tout brusquement, il me repondit: Dépesche-toy donc, embarquons-nous. Nous partismes ce mesme jour sur les six heures, et à dix lieuës de là sur les deux heures, nous rencontrâmes un canot que le Capitaine, sçachant nostre arrivée, envoyoit en diligence au devant de nous, pour nous conduire.

Du plus loin qu'on nous vit approcher, ils sortirent tous de leurs cabanes, et se rendirent sur le bord de l'eau; le Capitaine s'écrie à pleine teste pour nous complimenter: La Robe noire nous vient visiter, la Robe noire nous vient visiter. Et soudain une bande de jeunesse se détache du gros, qui accourut à nous ayant l'eau jusqu'au ventre: les uns nous porterent à terre, les autres s'attacherent à nos canots, et le reste à nostre équipage. Le Capitaine me prend d'une main, et de l'autre se saisit de mon aviron, me conduit droit à son logis, fait porter toutes nos hardes, et met les deux François à mes deux costez. Nous restasmes-là, jusqu'à ce qu'il nous eust fait dresser une cabane; à laquelle pendant que les femmes travailloient, je tiray un beau calumet et trois brasses de tabac, et les donnay au Capitaine pour petuner, et regaler sa jeunesse. C'est le plus grand plaisir et la plus grande civilité qu'on puisse faire à un Sauvage de luy donner à petuner, principalement en ce païs-là, et dans un temps où le petun estoit tres-rare.

Dés que nous fusmes logez, le Capitaine prepara un beau festin: chacun tascha à l'envy de nous caresser, nous apportant ce qu'ils avoient de meilleur. Ils vinrent tous l'un apres l'autre pour nous visiter; les femmes mesmes menoient leurs enfans pour voir une robe noire, n'en ayant jamais veu.

Je n'estois pas pourtant pleinement satisfait de ces civilitez extraordinaires. Une chose me tenoit au cœur: j'avois fait reflexion, dans l'entretien que j'avois eu avec ceux du canot qui estoient venus au devant de nous, que sous pretexte de quelque interest de la Nation, avec laquelle ils avoient commerce, ses gens entroient en ombrage de nostre visite et de nos pretentions, nostre intention ne leur estant pas bien connue.

Pour leur faire prendre les justes sentimens de nostre conduite, je me resolus de leur persuader que j'estois parfaitement desinteressé dans la visite que je leur rendois, et que je n'estois pas venu pour exercer aucun trafic ny m'enrichir à leurs despens, ou au prejudice du peuple avec lequel ils trafiquoient, mais plustost pour les enrichir en leur distribuant liberalement tout ce que nous avions apporté de si loin, avec tant de peine.

Je fis donc assembler tous les Capitaines, et tous les principaux, et leur parlay de cette sorte.

I. present. Kiaskou (c'est le nom du Capitaine, qui veut dire mauve), nous joüissons souvent et avec plaisir d'un bienfait, sans en connoistre l'auteur et sans en sçavoir la cause. Le bien de la paix avec l'Iroquois que tu goustes maintenant, est de cette nature: tu ne connois pas celuy qui te donne cette paix, ny ce qu'il a pretendu en te la donnant. Regarde ce present, qui t'ouvrira les yeux pour connoistre ton bien-facteur. C'est moy, te dit Onnontio, qui ay fait la paix à ton insceu; l'Iroquois depuis cinq ans ne vous inquiete plus, il ne fait plus d'incursions sur vos terres, je luy ay ravy son Pakamagan, sa hache d'arme, et mesme j'ay retiré du feu tes deux filles et beaucoup de tes parens: à la bonne heure, vivez en paix et en asseurance, je te rends ton païs d'où l'Iroquois t'avoit chassé. Peschez, chassez et trafiquez par tout, et ne craignez plus rien.

II. present. Ce n'est point l'attrait du trafic ny du commerce qui m'amene icy. Si j'ay souffert la fatigue d'un si long voyage au travers de tant de hazards, ce n'est point pour autre motif, que pour vous éclairer de la lumiere de la Foy, vous enseigner le chemin du Ciel, et pour vous rendre bien-heureux apres cette vie; ce sont mes pensées, et ce sont les pensées mesme des François qui m'ont envoyé icy, pour te dire par ce present, que la raison pour laquelle ils vous ont procuré la paix avec l'Iroquois, c'est pour vous obliger à prier Dieu tout de bon; vostre conversion au Christianisme doit estre la reconnoissance de ce grand bien: c'est le deuxiéme present.

Je sçay bien qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de toucher les cœurs, et de rendre efficace la parole de ses ouvriers qui l'annoncent en son nom, et pour sa gloire. Mais ces presens eurent un tel effet sur leurs esprits, qu'ils prirent sur le champ, par le mouvement du Saint-Esprit qui les touchoit, la resolution de se faire tous instruire; tous ensuite ont voulu embrasser la Foy et estre baptisez, et celuy qui en est le chef a frayé le chemin à tous les autres, ne m'ayant point voulu laisser partir que je ne l'eusse baptisé.

Je prenois plaisir de disputer avec ce bon vieillard quand il me pressoit pour recevoir le Baptesme, et de luy faire beaucoup d'oppositions pour l'affermir davantage dans ses bonnes resolutions.

Vous estes si chancelans, luy disois-je, et si peu fermes dans la croyance d'un Souverain esprit qui gouverne toutes choses, qui fait tout, et de qui tout dépend, qu'au moindre danger de la vie, de la santé, ou de quelque mauvais succez dans les affaires, qui ne dependent que de la seule volonté de cet esprit souverain, tu auras recours aussi-tost au malin esprit, et tu retomberas dans tes anciennes coutumes, et ce genereux dessein, qui t'anime maintenant à prier, à la moindre disgrace qui t'arrivera, comme un beau feu au moindre vent, s'esteindra et s'en ira en fumée.

Cela seroit bon si j'estois un enfant, respondit-il, tu aurois sujet de craindre que je ne fusse pas ferme dans la resolution que je prends de prier tout de bon. Celuy qui me donne ces bons sentimens maintenant, me les conservera à l'avenir par sa grace, et s'il a esté si bon et si puissant pour allumer en moy le feu de ce bon dessein, il ne l'esteindra pas, et qui le peut esteindre, puisque luy seul fait tout et gouverne tout?

Attends, luy repartis-je, à une autre fois, je suis pressé de songer à mon retour, il me faudrait trop de temps pour t'instruire à fonds; l'année suivante, ou moy, ou quelque autre viendra, et demeurera icy pour vous enseigner tout ce qu'il faut croire, faire ou eviter pour aller au Ciel. Ouy, mais, dit-il, et qui t'a asseuré que tu seras en vie l'année suivante, ou que celuy qui partira de Quebec pour venir icy, y arrivera? et qui t'a dit qu'on me trouvera moy-mesme en vie? je suis déja vieux et malade depuis deux lunes; si je meurs sans Baptesme, veux-tu que je sois bruslé? Je diray à celuy qui a tout fait, que je voulois estre baptisé, et prier tout de bon, mais que tu n'as pas voulu m'accorder cette grace.

Ce bon homme disoit cela d'un si bon cœur, qu'il me tira les larmes des yeux; il estoit toujours apres moy pour que je le baptisasse, et il m'avoit déja retenu trois jours, faisant naistre divers incidens pour m'arrester. Le soir, je luy dis resolument: Demain je partiray. Ha! me repartit-il, je ne suis pas baptisé: Hé bien, demain matin avant mon depart, je te baptiseray. Voila qui va bien, dit-il, tu n'es pas menteur.

Le soir, nous ayant assemblez, il parla de la sorte: Ce n'est pas la difficulté de parler qui m'a fait differer de tenir ce Conseil, mais le rapport que tu dois faire aux François, qui me met fort en peine; les presens nous servans de paroles pour declarer nos sentimens, comment veux-tu expliquer à Quebec ce que je dis, si tu ne peux porter ny recevoir ce que je veux donner? on dira à Quebec, que je n'ay point de bouche, que je suis un enfant qui ne sçait pas parler. Comme tu es tout épuisé de force, que tu fais grande diligence pour te rendre au plustost, et que les chemins sont si penibles, ce seroit achever de ruiner la santé qui te reste, si je t'allois charger de beaucoup de pacquets. Adieu donc, adieu, va-t'en quand tu voudras, prends seulement ces loutres, pour dire aux François, que voulant menager le reste de tes forces, et pour luy témoigner l'estime que j'ay fait de tes riches presens, ma jeunesse portera ma parole et mon remerciment au Lac de saint Jean l'année suivante.

Le quatriéme Juillet, on luy accorda sa juste demande, je le baptisay, il fut nommé Ignace. Un vent contraire nous ayant arrestez toute cette journée, luy donna moyen de faire paroistre qu'il y avoit quelque chose d'extraordinaire en luy, et que ce n'estoit pas en vain qu'il avoit receu le Baptesme: il fit assembler tout son monde en nostre presence, et paraissant comme tout transporté d'une secrette impression du Ciel:

Mes neveux, dit-il, vous sçavez tous le bonheur qui m'est arrivé ce matin, j'ay esté baptisé. Je prie Dieu maintenant, je suis Chrestien, une forte pensée de vouloir eviter les peines eternelles, et de joüir un jour des delices du Ciel, m'a touché tout de bon; je ne suis plus ce que j'ay esté autrefois, je desavoüe tout le mal que j'ay fait, j'ayme de tout mon cœur celuy qui a tout fait, c'est en luy seul que je veux croire, c'est en luy seul que je veux esperer: voila ce que je dis; chacun y est pour soy, et ainsi que chacun pense pour soy, ce qu'il aura à faire.

Il anima ce discours d'un air si plein de l'esprit de Dieu, et l'accompagna de tant de devotion, que tous ses gens en furent si émeus et si fort penetrez, qu'il est certain que si j'eusse voulu condescendre à l'extréme envie de tous tant qu'ils estoient, je leur aurois donné le saint Baptême, apres quelques jours d'instructions,cependant il nous falloit partir.

Le cinquiéme, ce me fut un sujet de douleur bien sensible, de me voir obligé de quitter si soudainement le lieu d'une Mission si belle, principalement apres avoir gousté ces premieres douceurs; je ne crus pas pourtant la quitter tout a fait, les laissant dans l'attente de mon prochain retour. Cette separation ne fut pas moins sensible à tous ces bons Sauvages; plusieurs versans des larmes, en me disant adieu, firent assez paroistre la douleur de leur cœur; ils nous accompagnerent jusques sur le bord de l'eau, et suivirent long-temps de veuë nostre canot. Il plut à Dieu nous donner assez bon vent; nous fismes voile, et avançâmes nostre chemin jusqu'à la demeure des Anglois, où nous couchâmes.

Avant que de sortir de la baye de Hutson, il faudrait vous en donner le plan. Mais le peu de sejour que j'ay fait à Meskoutenagasit, ne m'a pas donné le loisir de la visiter, ny de m'instruire à fond des particularitez de cette baye et du païs voisin, outre que j'ay esté obligé d'employer la meilleure partie de ce temps à instruire et à baptiser soixante-deux personnes, tant enfans qu'adultes. C'est pourquoy je n'en feray pas icy l'exacte description qu'on peut trouver dans les cartes qui en ont esté faites.

Je diray seulement que la rivière par laquelle nous sommes entrez dans la baye, s'appelle Nemiskausipiou, qui prend sa source du Lac de Nemiskau, et en retient le nom; cette riviere est fort belle. Elle est large presque de demie lieuë et plus en divers endroits, mais elle n'est pas bien profonde; elle vient du Sudest, et s'estend au Noroüest environ quatre-vingts lieuës; elle est fort rapide et entrecoupée de dix-huit saults, c'est pourquoy de peur de briser les canots et de s'exposer à tout perdre, on les porte avec tout l'équipage à travers les bois. Tous ces portages sont longs et difficiles, il y en a deux ou trois d'environ trois lieuës, les autres d'une lieuë, de deux, et de deux et demie.

Le flux et le reflux, qui est icy tres-reglé, entre quatre lieuës dans cette riviere, jusques à ce qu'il soit arresté par un sault qui n'empesche pas que les eaux ne conservent leur douceur pendant les marées les plus hautes, non seulement dans la riviere, mais mesme quatre lieuës avant dans la baye.

Il n'est pas croyable combien loin la mer se retire lors de la marée basse; les Sauvages mettent bien vingt lieuës; tout ce grand espace à perte de veuë, qui pour la pluspart n'est que de vase et que de rochers, demeurant presque tout à sec, de sorte que la riviere qui s'étend sur cette vase, et qui s'y perd, n'a pas pour lors assez d'eau pour porter les canots.

Nous avons trouvé que l'embouchure de la riviere est au cinquantiesme degré d'élevation, et nous avons veu, que dés son entrée, elle couppe la baye par quantité de detours, qui forment des Isles propres pour estre habitées.

A la pointe de l'Oüest, sont logez les Kinistinons, et dans la baye, les Mataoüakirinoüek et les Monsounik; chaque nation est separée par de grandes rivieres. Les gens de la mer habitent au costé du Nordest, sur la riviere de Miskoutenagasit, où nous avons esté, et avancé vingt lieuës dans la mer; c'est une longue pointe de roches, située au cinquante-uniesme degré, où de tout temps les Sauvages s'assemblent pour faire leur commerce; et plus avant, en prenant au Nordest, sont placez les Pitehiboutounibuek, les Koüakoüikoüesioüek, et beaucoup d'autres nations. A trois journées dans la profondeur de la baye, au Noroüest, est une grande riviere, que quelques Sauvages appellent Kichesipiou, et quelques autres la riviere des orignaux, Mousousipiou, sur laquelle il y a beaucoup de nations; et sur le chemin, on laisse à main gauche l'Isle fameuse de Oüabaskou, qui est de quarante lieuës de long et de vingt lieuës de large, remplie de toute sorte d'animaux, mais principalement recommandable pour les ours blancs; on dit qu'il y a une petite baye où l'eau ne gele jamais, et dans laquelle les navires peuvent hyverner fort commodement.

Je ne dis rien de l'abondance du gibier qui se trouve en ce pays; dans l'Isle d'Oüabaskou, s'il en faut croire les Sauvages, elle est si grande, que dans un endroit où les oyseaux quittent leurs plumes quand ils muent, les Sauvages et les bestes fauves qui s'y engagent, ont de la plume par dessus la teste, et s'y perdent souvent sans pouvoir sans retirer.

Je ne dis rien non plus de la varieté et de l'abondance des fruits qui croissent icy, parce qu'il n'y faut pas venir pour chercher la delicatesse et la friandise; ce qui s'est presenté à moy pour l'ordinaire sont de petits fruits, qu'on appelle bluets à cause de leur couleur, de petites pommes rouges, de petites poires noires, et quantité de groiselles fort communes dans tous ces païs froids.

J'y ay veu quantité de grands arbres en divers endroits, d'où les escorces avoient esté enlevées, et demandant à mon guide si ce n'estoient pas des marques et des écritures dont ils ont coutumes de se servir, il me respondit, que les Sauvages reduits à la faim, avoient pelé ces arbres pour se nourrir de leurs écorces. Dieu a donné aux païs chauds les rafraischissemens necessaires, et en ces regions froides, les ours, les orignaux, les castors et le porc-espic, ce sont une nourriture qui vaut bien les figues et les oranges, pour fortifier l'estomach en ces contrées.

Ceux là se sont trompez, qui ont crû que ce climat estoit inhabitable, soit à raison des grands froids, des glaces et des neiges, soit par le defaut de bois propre à bastir et à se chauffer. Ils n'ont pas veu ces vastes et épaisses forests, ces belles pleines et ces grandes prairies, qui bordent les rivieres en divers endroits, couvertes de toute sorte d'herbage propre à nourrir du betail; je puis assurer qu'au quinziesme de Juin, il y avoit des roses sauvages aussi belles el aussi odoriferantes qu'à Quebec, la saison mesme m'y paroissoit plus avancée, l'air fort doux et agreable. Il n'y avoit point de nuit, quand j'y estois, le crepuscule n'estoit point encore finy au couchant, quand l'aube du jour paroissoit au levant du Soleil.

Le sixiesme, nous reprismes nostre riviere avec bien de la peine, à cause de la rapidité de son cours et des frequentes cheutes d'eau qui l'entrecoupent. C’est alors qu'il faut que les Sauvages se mettent dans l'eau pour traisner leurs canots à force de bras, les uns les tirant avec des cordes, les autres les poussant avec de longues perches, et bien souvent estant impossible de rompre l'impetuosité de l'eau qui passe par dessus les roches avec une vitesse estrange, il faut les porter et tout le bagage à travers le bois, tantost entre de hautes et affreuses montagnes, tantost par des vastes campagnes et par des chemins fort fascheux.

Nous fusmes quatre jours à gagner Nemiskau, où nous arborâmes les armes du Roy sur la pointe de l'Isle, qui coupe ce Lac, le neufiesme de Juillet.

Le quatorziesme, nous fismes rencontre de deux canots Sauvages, qui nous firent un grand accueil. Dans l'entretien que nous eusmes avec eux, ils nous dirent qu'il y avoit assez proche, une troupe de cent cinquante Mistasirinins; ils m'inviterent à les aller visiter, m'asseurant qu'ils seroient tous ravis de nous voir, et d'estre informez du Christianisme. Ayant pris feu à ce recit, je leur respondis que ce me seroit une joye particuliere de leur rendre visite, puisqu'on y pouvoit faire quelque profit. Et comme j'estois prest de m'engager en ce chemin, nostre guide qui feignoit de dormir, s'écria tout à coup: Où veux-tu aller, robe noire? nous sommes pressez, continuons nostre route. Il me fallut luy obeïr. Il est fascheux de dependre de l'humeur d'un Sauvage, on ne fait pas toujours ce qu'on voudrait; j'ay neantmoins tout sujet de croire que Dieu se contenta de ma bonne volonté.

Cette rencontre a esté fort favorable à deux petits enfans, qui furent ondoyez sur nostre chemin, à la sollicitation de leurs parens, qui m'en prierent.

Le 18. nous arrivâmes à la riviere de Minahigouskat, où nous estions attendus de deux cens autres Sauvages, lesquels, apres nous avoir saluez à la façon du païs, nous regalerent tous chacun à leur tour. Ce fut icy où se presenta une bonne occasion, sans l'avoir recherchée, de faire valoir la gloire de nostre nation et les avantages de nostre sainte Foy; ils m'écouterent avec tant de satisfaction, qu'ils se declarerent alors tous publiquement pour la priere, et me promirent de se rendre au Lac de saint Jean le Printemps prochain, pour y estre instruits et recevoir le Baptesme; j'eus la consolation de voir augmenter la gloire et le troupeau de Jesus-Christ, de trente-trois petits innocens, ausquels je conferay le Baptesme avant mon depart.

Le 19. sur les deux heures apres midy, je plantay les armes de nostre puissant et invincible Monarque sur cette riviere, pour servir de sauve-garde à tous ces Peuples, contre toutes les Nations Iroquoises.

Le 23. nous nous rendismes au Lac de saint Jean, apres beaucoup de peines. Je fus tout surpris à mon arrivée, d'apprendre que les Mistasirinins m'attendoient depuis un mois. C'estoit cette premiere bande que je rencontray sur ma route passant dans leur païs, à qui j'avois differé le Sacrement de Baptesme jusqu'à mon retour, et que j'avois envoyez au Lac de saint Jean, en partie pour éprouver leur resolution, en partie aussi pour les instruire pleinement et à mon loisir, quand je serois de retour.

Je receus la pleine recompense de toutes les peines que j'avois souffertes dans ce long voyage, par le baptesme de trente Adultes. Apres les avoir suffisamment instruits, je fus d'avis qu'ils restassent au Lac pour y passer l'Hyver, et se mieux establir dans le Christianisme.

J'espere que ce voyage leur profitera, car comme les gens qui habitent ce Lac sont plus anciens Chrestiens et plus fermes dans la Foy, leur exemple servira beaucoup à cette nation, pour leur donner une veritable idée de nostre sainte Religion.

Le 29. nous partismes du Lac pour aller à Chegoutimik, où Monsieur de saint Denis, Capitaine de Tadoussac, nous attendoit pour nous embarquer dans son vaisseau; nous y arrivasmes le premier d'Aoust.

Dés que j'ay esté à Quebec, j'ay tasché d'exposer la suite de nostre voyage aux personnes qui m'avoient employé, et que je sçavois avoir plus de part au succez de cette Mission: je les ay informées des causes de mon retour si prompt, des lieux que j'ay veus, de tout ce que j'ay fait pour le salut de tous ces peuples, pour la publication de l'Evangile, l'establissement de nostre sainte Foy, et pour la gloire de nostre grand Monarque dans toutes les Nations que nous avons pu pratiquer pour leur en faire un ample et fidele rapport.

Jusques icy, on avoit estimé ce voyage impossible aux François, qui apres l'avoir entrepris déja par trois fois, et n'en ayant pû vaincre les obstacles, s'estoient veu obligez de l'abandonner dans le desespoir du succez. Ce qui paroist impossible, se trouve aisé quand il plaist à Dieu. La conduite m'en estoit deuë, apres dix-huit ans de poursuites que j'en avois faite, et j'avois des preuves assez sensibles que Dieu m'en reservoit l'execution, apres la faveur insigne d'une guerison soudaine et merveilleuse, pour ne point dire miraculeuse, que je receus dés que je me fus devoué à cette Mission, à la sollicitation de mon Superieur. Et en effet, je n'ay pas esté trompé dans mon attente, j'en ay ouvert le chemin en compagnie de deux François et de six Sauvages.

Il est vray que ce voyage est extremement difficile, et que tout ce que j'en escris n'est que la moindre partie de ce qu'il y faut souffrir. Il y a 200. saults ou cheutes d'eau, et partant 200. portages, où il faut porter canot et équipage tout ensemble sur son dos; il y a 400. rapides, où il faut avoir toujours une longue perche aux mains, pour les monter et les franchir; je ne veux rien dire de la difficulté des chemins, il faut l'experimenter pour le comprendre. Mais on prend courage quand on pense combien d'ames on peut gagner à Jesus-Christ. Il faut faire 800. lieuës pour aller et pour revenir; nous en avons fait plus de 600. en moins de quarante jours. Nostre maxime estoit de partir de bon matin, et de gister bien tard; nous nous mettions en route aussi-tost que le point du jour nous permettoit d'entrevoir les roches dans la riviere, et nous la continuions jusqu'à ce que par le defaut de clarté, on ne pouvoit plus les distinguer.

Le succez que j'ay eu en publiant l'Evangile a esté surprenant, rencontrant dans les esprits de toutes ces Nations, des dispositions si avantageuses, que j'ay eu plus de peine à refuser ceux qui se presentoient pour estre baptisez, qu'à les gagner et à les assujetir sous l'empire de la Foy. Tous les Capitaines et les principaux Chefs ont esté gagnez à Dieu, ce qui aidera beaucoup à la conversion des autres.

Ce n'est pas sans raison que j’en conçois de grandes esperances.

Les mariages et les superstitions sont deux vices capitaux, et l'obstacle le plus malaisé à vaincre dans toutes les Nations Sauvages; celles-cy semblent d'autant moins éloignées du Royaume de Dieu, qu'elles sont moins sujettes à ces vices, n'estant point accoustumées à une vie beaucoup voluptueuse, et ne se montrant point si opiniastres dans leurs superstitions; il est aisé de les desabuser de leurs erreurs, les assujettir aux Loix Evangeliques et à la pureté de la religion Chrestienne.

Je n'ay point eu de peine à leur faire comprendre le peu de pouvoir qu'ont les demons pour secourir ceux qui les servent, puisqu'ils n'en ont aucun pour se delivrer eux mesmes des feux de l'Enfer, et je leur ay expliqué les peines qu'ils endurent, l'ardeur de leur jalousie, et la malice horrible qu'ils ont de souhaitter d'avoir des compagnons de leur misere.

La Polygamie n'est pas ordinaire chez eux, j'ay remarqué mesme que la seconde femme de ceux qui en avoient deux, estoit presque toujours quelque proche parente, et m'estant informé de la raison qu'ils pouvoient avoir pour en user ainsi, on me respondit que quand une femme a perdu son mary, c'est au plus proche parent d'en prendre soin, et de la faire subsister, et de la tenir non pas en qualité d'esclave, mais de femme.

Je finis le recit de nostre voyage par le nombre des baptisez, qui monte depuis mon depart à deux cens, tant enfans qu'adultes. Que ne peut-on pas esperer apres de si beaux commencemens? particulierement si on considere le desir ardent que tous ces peuples m'ont témoigné d'estre instruits, la difficulté qu'ils ont euë à me laisser partir, les instances qu'ils m'ont faites de nous aller establir au plustost dans leur païs, et les sollicitations pressantes qu'ils font à tous les François pour les inviter à venir negocier avec eux.

Peut-on rien souhaitter apres tant d'avantages, sinon qu'il plaise à Dieu de donner benediction à tous nos travaux? c'est son affaire, et c'est son interest.

-----------------------------------------------------
Version en français contemporain

CHAPITRE VI.

Voyage de la Mer du Nord par terre, et la découverte de la Baie d’Hudson. Mission de Saint-François-Xavier, pour les années 1671 et 1672

La mer que nous avons au Nord, est la fameuse baie, à qui Hudson a donné son nom, et qui a piqué depuis longtemps la curiosité des Français, pour en faire la découverte par les terres, et pour savoir sa situation à notre égard, sa distance, et quels sont les peuples qui l'habitent. Le désir de prendre connaissance de cette mer s'est augmenté depuis que nous avons appris de nos Sauvages, que tout fraîchement quelques navires y avaient paru, et même y avaient commencé le commerce avec ces nations, qu'on nous a toujours dit être nombreuses et riches en pelleteries.

C'est pour cela que Monsieur Talon, notre Intendant, a jugé qu'il ne devait rien omettre de ce qui serait en son pouvoir pour faire cette découverte. Et parce qu'il sait que l'intention de sa Majesté est que tous les peuples du Canada soient instruits dans le christianisme. Il a demandé quelqu'un de nos Pères, qui put ouvrir le chemin à nos Français vers cette baie, en même temps qu'il y porterait l'Évangile.

On jeta donc les yeux sur le Père Charles Albanel, ancien missionnaire de Tadoussac, parce que depuis longtemps, il a beaucoup côtoyé les Sauvages qui ont connaissance de cette mer, et qui seuls peuvent être les guides par ces routes, jusqu'à présent inconnues.

Monsieur de Saint-Simon avec un autre Français, ayant été choisis pour cette entreprise, et Monsieur l'Intendant les ayant très bien fournis de tout ce qui était nécessaire pour la faire réussir, le Père partit de Québec le 6 août l671 et leur donna rendez-vous à Tadoussac, où il devait chosir un Sauvage adroit et intelligent pour lui servir de guide pendant tout ce voyage.

Nous le suivrons pas à pas, et nous saurons mieux tout ce qui s'est passé en cette expédition, mettant ici son journal, tel qu'il l'a dressé pendant sa marche.

«Je me rendis à Tadoussac, dit-il, le 8 août, où je me vis obligé de soutenir beaucoup de combats, pour rompre les oppositions qu'apportèrent les Sauvages à cette entreprise.

«Le chef du lieu étant mort depuis peu de jours, je m'adressai à l'oncle du défunt, qui était le plus crédible. Ce Sauvage, qui a beaucoup de respect pour nous, et qui n'a pas moins d'affection pour tous les Français, a voulu m’aider de bonne grâce. Il assembla tous ses gens, et après quelqu'entretien particulier, se tournant vers moi, me dit: "Ma jeunesse n'a point de finesse. Si mon neveu n'était pas mort, c'est moi qui voudrais te conduire. C'est un honneur pour nous d'accompagner un missionnaire qui se sacrifie le premier pour ouvrir une nouvelle route à la préparation de la Foi, et c'est une dette que nous avons envers toi de nous donner le moyen de pratiquer la charité envers nos frères, que nous irons visiter pour les instruire. Voila deux de mes gens que je te donne, qui sont mes beaux-frères, et cet autre sera le troisième, qui est mon propre neveu. Ils auront soin de te mener, et tu leur donneras part au bien que tu feras, travaillant à la conversion de tant de nations infidèles." Puis s'adressant à ces jeunes hommes, il leur dit: "Mes neveux, souvenez-vous que je prends part au bon succès de ce voyage, et que je vous choisis pour me dégager de l'obligation de le faire moi-même, m'y étant dévoué depuis longtemps."

L'affection de ce bon homme ne s'arrêta pas là, il voulut nous embarquer avec nos paquets dans sa chaloupe, comme étant plus commode que nos canots, et nous conduire avec ses gens à quarante lieues de là (environ 160 km.).

Nous en avions déjà fait quinze, voguant sur le Saguenay, quand nous fîmes rencontre de deux canots qui descendaient, dans l'un desquels était un homme qu'on présumait savoir les chemins de la mer, puisqu'il n'y avait pas plus de huit ans qu'il en était revenu. Après lui avoir fait entendre notre dessein, je le priai de nous servir de guide. Mais l'expérience du passé lui faisant craindre l'avenir, il s'excusa longtemps sur la difficulté des chemins. Il lui fallut pourtant céder à l'instance de notre conducteur.

Nous partîmes donc tous ensemble le 22 et ayant eu le vent contraire, nous fûmes quatre jours à nous rendre à Chicoutimi. Nous y restâmes trois jours. Les deux premiers furent employés à les confesser et communier, ce qu'ils firent avec grande dévotion, pour nous obtenir du Ciel un heureux voyage. Le troisième jour ils transportèrent sur leur dos, nos canots et tout notre équipage, pendant cinq quarts de lieue (environ cinq km.).

Le 29, après avoir fait un présent important à ces bons Sauvages qui nous avaient portés dans leur chaloupe jusqu’ici, et les avoir remerciés de tous les bons services qu'ils m'avaient charitablement rendus, nous montâmes en canot pour franchir les premiers rapides qui se présentèrent, jusqu'au lac Kénogami, où nous arrivâmes le lendemain, et où je trouvai deux cabanes de Sauvages de Sillery, qui furent bien réjouis de trouver cette occasion de faire leurs dévotions, de se confesser et communier.

Le 1 septembre, nous couchâmes au delà d'un petit lac qu'on appelle Kénogamichiche (1), renommé pour la multitude des grenouilles à longues queues qui l'habitent, et qui y font un croassement continuel. On tient qu'elles sont fort venimeuses, quoi qu'en ces pays les crapauds, les serpents et les vipères ne le soient pas.

Le 2, nous logeâmes sur l'entrée du lac Saint-Jean, nommé Piguagami, qui a 30 lieues (environ 120 km.) de longueur, 10 de largeur (environ 40 km.), 12 rivieres entrent dans ce lac, et il n'y en a qu'une seule qui en sorte, laquelle forme cette belle et grande rivière qu'on appelle le Saguenay. Ce lieu est beau, les terres sont fort unies et paraissent bonnes, il y a de belles prairies. C'est le pays des loutres, des orignaux, des castors et principalement du porc-épic.C'est pour cela que les Sauvages qui y font leur résidence s'appellent Kakouchac, prenant leur nom du mot Kakou, qui en leur langue signifie porc-épic. C'était autrefois l'endroit où toutes les nations qui sont entre les deux mers, de l'Est et du Nord, se rendaient pour faire leur commerce. J'y ai vu plus de vingt nations assemblées. Les habitants ont été extrêmement diminués par les dernières guerres qu'ils ont eues avec l'Iroquois, et par la petite vérole, qui est la peste des Sauvages. Maintenant ils commencent à se repeupler par des gens des nations étrangères, qui y abordent de divers côtés, depuis la paix. Nous arrêtâmes là trois jours pour faire provisions de vivres, qui commençaient déjà à nous manquer.

Le 7, nous gagnâmes le bout du lac. Le bonheur voulut que je fisse rencontre de deux Sauvages, qui nous accommodèrent de deux fusils propres pour la chasse, quatre des nôtres étant inutiles.

Le 17, cinq canots d'Atticamègues, ou poissons blancs, et de Mistassirinins nous vinrent joindre. Ils nous apprirent pour nouvelles, que 2 navires avaient mouillé dans la Baie d’Hudson, et qu'ils avaient fait grande traite avec les Sauvages, s'y étant établis pour le commerce. Ils nous firent voir une hache et du tabac, qu'ils avaient eu d'un Papinachois (Montagnais), qui avait été en traite vers la mer du Nord cet été même. Ils ajoutaient qu'il n'y avaient point d'assurance de vie pour nous, qu'on s'y battait rudement, qu'un Sauvage avait été tué dans leurs démêlés, et qu'un autre avait été emmené prisonnier. Ils en avaient assez dit pour jeter l'épouvante dans l'esprit de tous nos gens, mais comme ce n'était plus le temps de continuer notre route, à cause de l'hiver qui nous pressait, ce discours ne fit aucune impression sur mon esprit.

Néanmoins pour assurer la bonne marche de cette affaire, voyant que je n'avais aucun passeport, je pris résolution d'envoyer à Québec pour m'en pourvoir, donnant (informant) en même temps de tout ce que je venais d'entendre, et pour savoir quelles mesures je devais garder en ces circonstances.

Deux Sauvages et un Français partirent le 19 septembre avec mes lettres. Je m'occupai cependant à instruire cette petite bande, que Dieu m'envoyait bien à propos. Je baptisai un petit enfant et deux adultes, après les instructions nécessaires, et m'employai à cultiver ceux qui étaient chrétiens, jusqu'au dix octobre, notre canot étant retourné ce jour-là, avec des patentes de notre Évêque, et des passeports de Monsieur de Courcelles notre Gouverneur, et de Monsieur Talon notre Intendant. Je reçus aussi leurs avis, qui m'ont bien servi dans cette conjoncture d'affaires.

La saison étant trop avancée pour se rendre à la mer avant les neiges et les glaces, par lesquelles nous fûmes arrêtés le dernier jour d'octobre, nos Sauvages choisirent ce lieu pour y passer l'hiver, à cause de la chasse qui s'y trouve abondante.

Je ne me propose pas de faire une relation particulière de cet hivernage, ni des peines et des fatigues qui l'accompagnèrent. Il me suffira de dire en général, que cet état de vie ayant cela d'avantageux par-dessus les autres, qu'il est un continuel sacrifice de nos vies pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Il nous met aussi dans la nécessité d'exercer notre confiance et de rendre notre abandon aux ordres de sa Providence, et plus parfait, et plus soumis, et nous doit servir d'un plus puissant attrait pour suivre et remplir ses desseins dans notre vocation.

Soit que ce qu'on dit ordinairement soit vrai, qu'on oublie aisément le passé, et qu'il n'y a rien que le présent qui compte en matière de souffrance, je puis assurer que de dix hivernages que j'ai faits dans les bois avec les Sauvages, les neuf premiers ne m'ont pas tant donné de peine que ce dernier.

Ce n'est pas par défaut de vivres que cela est arrivé. Le pays où nous avons hiverné était assez peuplé d'orignaux et de caribous. Le castor et le porc-épic s'y étaient multipliés depuis sept à huit ans que personne ne chassait dans ces vastes forêts. Il est bien vrai que les neiges ont été très mauvaises, mais nos chasseurs étaient extrêmement adroits, et avaient tous bon pied, bonne main et bon œil. Ajoutez que le plomb et la poudre, les haches et les tranches, les épées et les fusils ne leur ont pas manqué, la libéralité (générosité) de Monsieur Talon avait pourvu à tous nos besoins.

La source donc de toutes nos peines n'a été que le mauvais traitement que nous avons reçu de nos propres conducteurs (guides), qui étant incertains de ce qu'ils avaient à faire, où pour mieux dire étant tous résolus de ne passer pas plus avant et de s'en retourner, d'ailleurs appréhendant d'être mal reçus à Québec. Pour se mettre à couvert, ils voulaient m’obliger, en m’excédant par toute sorte d'indignités et d'outrages, à relâcher le premier, et perdre la pensée de continuer la route. Dans cette conjoncture, un pauvre missionnaire, qui se voit engagé à voyager avec des Sauvages qui sont plus forts en nombre et qui lui servent de guides, ne devait-il pas se résoudre à souffrir sans cesse toutes leurs insultes? Ces mauvais temps, néanmoins, ont eu quelque beau jour, et ces souffrances n'ont pas manqué de leurs onctions spirituelles.

J'ai été fort consolé de la sainte et généreuse résolution d'un bon vieillard, âgé d'environ soixante-dix ans, qui ayant appris que ses enfants s'étaient réfugiés à Québec du temps des incursions des Iroquois, et que là ils avaient été baptisés, a fait quatre cents lieues (environ 1 600 km.) pour se faire instruire et jouir du même bonheur.

Ce me fut une consolation toute particulière le vingt-six décembre, quand ce bon homme nous vint visiter où nous hivernions, avec toute sa famille au nombre de neuf personnes. Le soir de son arrivée je lui fis un beau présent, pour me réjouir avec lui du saint mouvement qui l'amenait, et le remercier singulièrement de l'obligation que je lui avais en la personne de mes hôtes, ses propres neveux, ou petits-fils, qui me menaient dans le voyage de la Mission, et découverte du Nord.

Ce bon vieillard me répartit, après avoir souvent répété son "o o o" en signe qu'il était très satisfait du présent que je lui avais fait.

"Robe noire, me dit-il, je ne suis pas homme de conseil pour savoir haranguer, tu souffriras que je remette la partie à une autre fois. Maintenant je te prie de croire que je ne viens ici que pour traiter avec toi de mon salut et de celui de toute ma famille. Voila une petite fille malade depuis longtemps, baptise-la par avance, en attendant que nous soyons en état de recevoir la même grâce, que nous désirons tous de tout notre cœur. Du reste, ne te décourage point, si, étant vieux et n'ayant pas beaucoup d'esprit, j'ai de la peine à concevoir et à retenir toutes les instructions que tu nous donneras, mon fils, que tu vois là (montrant le cadet), est jeune, d'un esprit vif et de bonne mémoire, instruis-le bien! Il apprendra aisément tout ce que tu voudras, et par après, il nous répétera en particulier dans notre cabane (abri de fortune), tout ce que tu lui auras enseigné.

En effet, ce jeune homme âgé au plus de vingt à vingt-cinq ans, d'un beau naturel, fort docile, respectueux et innocent au possible, en moins de quatre ou cinq jours sut son Pater, son Ave, le Credo, les commandements de Dieu et les principaux de nos Mystères, qu'il répétait fréquemment dans sa cabane et à toute heure du jour, avec une aimable démarche pressante.

Je ne voulus pas pourtant rien précipiter. Je continuai l'espace d'un mois à leur expliquer tous nos Mystères, à les informer à fond des choses nécessaires au salut, et à les disposer au saint baptême, qu'ils reçurent avec tant de sentiments de piété et tant de dévotion, que je ne pouvais m'empêcher d'admirer l'attrait de Dieu, et les divins effets de la grâce dans la conversion d'une si bonne famille.

Ces fréquentes visites, que m'a rendues un autre chef de la nation des Mataoüiriou (probablement des Algonquins) qui s'appelle Ouskan, c'est à dire l'os, m'ont causé en même temps bien de la joie et bien de la douleur. Ses premiers entretiens me promettaient beaucoup. Il avait tant d'ardeur à se faire instruire, qu'il ne me donnait point de repos, ni la nuit ni le jour. Il députa son gendre pour me prier d'aller chez lui le seize avril, mais étant occupé à disposer nos hôtes pour la communion de la fête de Pâques, je ne pus me rendre en son quartier que le dix-huit avec mes deux Français. Il me reçut avec grande affection, qui redoubla à la vue du présent que je lui fis. Nos gens nous vinrent joindre le vingt-deux, et nous fûmes là environs six semaines ensemble. J'eus en ce lieu-là tout le loisir de le catéchiser, et de conférer le baptême à dix-sept personnes de sa famille. Pour lui, il s'en rendit indigne, ne voulant point quitter un commerce scandaleux qu'il avait avec la nièce de sa femme. Quelque docilité qu'il eut témoigné à vouloir être instruit, et quelque assiduité que j'eusse apporté à vaincre la répugnance qu'il avait de se convertir, je n'en pus venir à bout. Ce n'est pas que cet esprit rebelle ne fut extraordinairement touché, ainsi qu'il m'a souvent avoué, et s'il résistait, ce n'était pas tant faute d'être bien persuadé que ce qu'on lui disait ne fut véritable, que par l'opposition secrète de son cœur, qui était malheureusement engagé dans ces affections déréglées. C'est un bel exemple qui nous apprend que la conversion d'un Sauvage est l'ouvrage de la main de Dieu, à qui Seul il appartient de toucher efficacement les cœurs, et de donner aux instructions de son missionnaire le succès qu'il doit attendre de sa grâce.

Mais il est temps de reprendre la suite de notre voyage. Le printemps avait déjà succédé aux rigueurs de l'hiver, les rivières était libres, les glaces s'étaient écoulées, quand il fallut entrer dans des contestations avec nos conducteurs, au sujet de notre entreprise. Ce malheureux esprit dont je viens de parler, extrêmement irrité du refus que je lui avais fais de lui conféré le baptême, nous voulut fermer le passage de la rivière, sur laquelle il n'avait aucun pouvoir. Et pour couvrir son jeu, il fit une longue description des chemins, de la multitude et des difficultés des portages, des rapides et des chutes d'eau, et tout son discours ne tendant qu'à refroidir mes gens. Il lui fut aisé de leur persuader de dire pour seconder son dessein, qu'ayant oublié les chemins, ils ne pouvaient pas aller plus avant, faute d'un bon guide. Dès lors j'entrai en soupçon qu'ils ne fussent tous d'intelligence, et que cet esprit captieux n'eut donné cet expédient pour nous faire ce mauvais parti, et pour nous arrêter.

Je m'avisai, pour rompre ce dessein d’utiliser un bon vieillard de la nation des Mistassirinins, qui étant fort nécessiteux, ayant une famille nombreuse, et étant depuis longtemps en mauvais termes avec cet esprit mal fait, se laissa aisément gagner à la vue d'un riche présent.


De plus, je lui promis du tabac, autant qu'il en pourrait user pendant le voyage, et à notre retour un autre présent très considérable, s'ils voulaient, lui et son fils, s'embarquer et nous conduire à Miskoutenagasit (rivière Eastmain), qui est vingt lieues (environ 80 km.) dans la Baie d’Hudson. Il se prit à rire, et dit à son fils: «Allons, nous ne manquerons point de tabac cet été.»

Ce fut le premier juin 1672 que nous partîmes de Nataschegamiou (Natashquan) pour continuer notre route, au nombre de dix-neuf personnes, dont il y avait seize Sauvages et trois Français, dans trois canots. Nous eûmes six journées de rapides. Il fallait faire monter presque continuellement le canot contre le fil de l'eau. Bien souvent il fallait mettre pied à terre, marcher dans les bois, grimper sur des rochers, se jeter dans des fossés, et remonter sur des éminences escarpées à travers des touffes d'arbres, dont les branches nous déchiraient nos habits, et d'ailleurs nous étions extrêmement chargés. Ensuite, nous fûmes arrêtés deux jours par des pluies.

Le neuf exacerba notre patience, à raison d'un portage fort difficile, soit pour sa longueur, que quelques-uns font de quatre lieues (environ 16 km.), soit pour les mauvais chemins, ayant toujours l'eau jusqu'à mi-jambes, et parfois même jusqu'à la ceinture, pour passer et repasser des ruisseaux, qui passent au milieu d'une vaste campagne qu'il faut traverser pour prendre la rivière de Nekoubau (Nécouba), qui est au suroît de celle qu'on quitte. Les Sauvages mêmes appréhendent cette journée comme pleine de fatigues et de périls.

Le dix, sur les six heures du matin, nous arrivâmes à Paslistaskau (entre le Saguenay et la Baie d‘hudson), qui divise les terres du Nord et du Sud. C'est une petite langue de terre d'environ un arpent de large, et de deux de long. Les deux bouts de cette pointe sont terminés par deux petits lacs, d'où sortent deux rivières. L'une descend à l'est, et l'autre au noroît. L'une entre dans la mer à Tadoussac par le Saguenay, et l'autre dans la Baie d’Hudson par Némiskau, où est le milieu du chemin entre les deux mers. Sur le soir, nous fîmes rencontre de trois Mistassirinins dans un canot, qui étaient en fort bon état. Ils venaient au devant de nous, ayant aperçu de grandes fumées que nous faisions de temps en temps, approchant de cette nation, pour signaler notre arrivée. Ce canot prit congé de nous sur l'entrée de la nuit, feignant de pousser plus avant, et tout soudain. après avoir tourné l'île, dans laquelle nous étions placés, il se vint joindre à nous le soir même, considérant de près le plus âgé des trois, qui s'appelle Moukoutagan, comme qui dirait couteau crochu. J'entrai dans la défiance, qu'il ne nous voulût faire acheter le passage, mais s'étant aperçu de ma défiance, il essaya de cacher son dessein, et ce fut le matin en partant qu'il s'en expliqua, en me disant: «Robe noire, arrête ici. Il faut que notre vieillard, maître de ce pays, sache ton arrivée, je m'en vai l'avertir.»

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les Sauvages, par une maxime de leur politique ou de leur avarice, sont extrêmement réservés à donner passage par leurs rivières aux étrangers, pour aller aux nations éloignées. Les rivières leur sont ce que sont aux Français leurs champs, dont ils tirent toute leur subsistance, soit pour la pêche et la chasse, soit pour le trafic. Je fis néanmoins semblant de m'offenser de ce langage. C'est pourquoi je lui répondis un peu brusquement:

- Est-ce toi qui m'arrête?
- Non ce n'est pas moi.
- Et qui donc?
- Le vieillard Sesibahoura.
- Où est-il?
- Bien loin d'ici, me dit-il.
- Hé bien tu lui feras savoir, qu'aujourd'hui je veux me reposer, étant fort fatigué, mais si demain au matin ton vieillard ne paraît, tu lui diras que je suis pressé, et que je continuerai ma route.

Il s'embarque, et part à l'heure même, mais je fus tout étonné que le soir quatre canots parurent, qui me vinrent prier de la part du vieillard, de l'excuser s'il n'était pas venu, qu'un vent contraire l’arrêtait jusqu'au lendemain.

Ce fut le 13 juin que dix-huit canots arrivèrent, la plupart ayant peint leurs visages, et s'étant parés de tout ce qu'ils avaient de précieux, comme de tours de tête, de colliers, de ceintures, et de bracelets de porcelaine. Ils vinrent descendre tout proche de nous, et le chef mettant pied à terre, je le fis saluer de dix coups de fusils en signe de réjouissance, et dès le même soir je le fis appeler, avec les principaux d'entre eux, pour leur parler par deux riches présents, en cette manière:

- Sesibahoura, ce n'est pas pour acheter le passage de cette rivière et de ton lac que je te veux régaler de deux présents. Le Français, ayant délivré tout ce pays des incursions des Iroquois vos ennemis, mérite bien qu'on lui fasse un droit d'aller et de venir avec toute liberté sur cette terre, qu'il a conquise par ses armes. De plus, Dieu, que vous dites vous-mêmes être le maître de toutes choses, puisque c'est Lui qui a tout fait et qui gouverne tout, m'envoyant pour Le faire connaître par toutes ces contrées, me donne le droit de passer librement partout. L'Annié, l'Oneiout, l’Onontagueronon, l’Oiogouen, ni le Sonnontouan, le Népissirinin, l'Outaouac, ni toutes les nations étrangères, n'ont jamais rien exigé de mes frères, lorsqu'ils passent et repassent librement sur leurs terres pour les instruire et les informer des Lois de l'Évangile.

En qualité de votre ami, de votre allié et de votre parent, ce présent est une natte pour couvrir les fosses de vos morts, qui ont été tués par l'Iroquois votre ennemi, et à vous, qui avez échappé leurs feux et leurs cruautés, il vous dit que vous vivrez à l'avenir. Onnontio lui a ôté des mains la hache d'arme; votre pays était mort, il l'a fait revivre, il a arraché les arbres et les rochers qui traversaient vos rivières, et interrompaient le cours de leurs eaux. Pêchez, chassez, et trafiquez partout, sans crainte d'être découverts de vos ennemis, ni par le bruit de vos armes, ni par l'odeur du tabac, ni par la fumée de vos feux. La paix est générale partout.

Ce deuxième présent vous dit que l'Iroquois prie Dieu maintenant, depuis que le Français lui a donné de l'esprit, et qu'il prétend aussi que vous l'imitiez, maintenant qu'il vous a rendu votre liberté. J'aime Dieu, vous dit le Français, je ne veux point avoir d'alliés, ni de parents, qui reconnsissent le Démon pour leur maître, et qui recourent à lui dans leurs besoins. Mon amitié, mon alliance et ma parenté, ne doivent point être seulement sur la terre et en ce monde. Je veux qu'elles soient de durée en l'autre, après la mort, et qu'elles subsistent dans le Ciel.

Et pour cela, quittez le dessein d'avoir commerce avec les Européens qui traitent vers la mer du Nord, où on ne prie point Dieu, et reprenez votre ancien chemin du Lac Saint-Jean, où vous trouverez toujours quelque robe noire pour vous instruire et baptiser.

Tout ce soir-là ne fut qu'un grand festin pour nous bien recevoir, et nous faire part, à leur mode, de tout ce qu'ils avaient de meilleur. Et sur la nuit, s’étant tous assemblés après le cri qu'en fit le chef, pour nous mieux témoigner les transports de leur joie, on ordonna une danse publique, ou joignant quelquefois la voix et le tambour, ils passèrent la nuit dans cette réjouissance, en laquelle ne se passa rien que dans l'honnêteté.

Le jour suivant, le chef parla à son tour, après un beau festin, en cette manière.

«C'est aujourd'hui, mon Père, que le soleil nous luit, et que nous favorisant de ta douce présence, tu nous fais le plus beau jour que ce pays ait jamais vu. Jamais nos pères ni nos grands-pères n'ont eu tant de bonheur. Que nous sommes heureux d'être nés en ce temps, pour jouir à plaisir des biens que tu nous fais! Le Français nous oblige bien fort en nous donnant la paix, il nous fait tous revivre.

Mais il nous oblige bien plus en nous voulant instruire et nous faire chrétiens. Nous le regarderons comme celui par le moyen de qui nous peuvent après notre mort, éviter les peines éternelles.» Il conclut par un présent qu'il me fit, en me disant: «Mon Père. nous t'arrêtons ici pour nous instruire, et nous baptiser tous. À ton retour tu diras à Onnontio (le Gouverneur) que nous prions tous Dieu, et que nous avons écouté sa parole.»

Il me serait difficile d'exprimer quelle fut notre joie, de voir en ce pays de si bonnes dispositions pour la Foi, et quel fut notre zèle pour seconder l'affection qu'ils faisaient paraître pour le christianisme. Après les remerciements qui se pratiquent ici en ces occasions, je leur dis que pour les enfants je les baptiserais, parce qu'il leur serait trop incommode de les porter au Lac Saint-Jean, mais que pour les adultes, étant pressé de partir, je ne les pouvais pas informer pleinement de tous nos mystères, et que ceux qui partaient tout de bon, allant au Lac Saint-Jean pour leur trafic, m'y pourraient attendre, et qu'à mon retour je les satisferais tous, à quoi ils s'accordèrent.

Le 15, tous les particuliers nous régalèrent à leur mode, et je continuai à faire nos fonctions, et à les instruire.

Le 16, apres avoir dit la sainte messe, nous partîmes et arrivâmes à Kimaganusis. Le 17 à Pikousitesinacut, c'est-à-dire, au lieu où l'on use les souliers, c'est ainsi qu'il est nommé pour expliquer la difficulté du chemin.

Le 18, nous entrâmes dans ce grand lac des Mistassirinins (Mistassini), qu'on tient être si grand, qu'il faut vingt jours de beau temps pour en faire le tour. Ce lac tire son nom des rochers dont il est rempli, qui sont d'une prodigieuse grosseur. Il y a quantité de très belles îles, du gibier, et du poisson de toute espece; les orignaux, les ours, les caribous, le porc-épic, et les castors y sont en abondance. Nous avions déjà fait six lieues (environ 24 km.) au travers des îles qui l'entrecoupent, quand j'aperçus comme une éminence de terre d'aussi loin que la vue se peut étendre. Je demandai à nos gens si c'était vers cet endroit qu'il nous fallait aller? «Tais-toi, me dit notre guide, ne le regarde point, si tu ne veux périr.» Les Sauvages de toutes ces contrées s'imaginent que quiconque veut traverser ce lac se doit soigneusement garder de la curiosité de regarder cette route, et principalement le lieu où l'on doit aborder. «Son seul aspect, disent-ils, cause l'agitation des eaux, et forme des tempêtes qui font transir de frayeur les plus assurés (braves).»

Le 19, nous arrivâmes à Makoüamitikac, c'est-à-dire, à la pêche des ours. C'est un lieu plat, et l'eau y est fort basse, au reste fort abondante en poissons; les petits esturgeons, le brochet et le poisson blanc y font leur demeure. Il y a du plaisir à voir les ours qui marchent sur les bords de cette eau, et qui prennent de la patte en passant, avec une adresse admirable, tantôt un poisson, et tantôt un autre.

Le 22, nous allâmes à Oüetataskoüamiou. Cette journée nous fut bien rude. Il fallut quitter la grande rivière, les chutes d'eau et les rapides étant trop violents, et prendre notre route parmi des petits lacs, à la faveur de dix-sept portages, pour retomber dans la même rivière. Ce fut ici où notre guide s'égara par deux fois, ce qui nous obligea de faire un portage de deux grandes lieues, par des rivières, des descentes et des montagnes, des plaines noyées et des ruisseaux qu'il fallut traverser ayant l'eau jusqu'à la ceinture.

Le 23 et le 24, nous trouvâmes un pays qui n'est pas si montagneux. L'air y est bien plus doux, les campagnes sont belles, et les terres y produiraient beaucoup, et seraient capables de nourrir de grands peuples, si on les faisait valoir. Ce pays, le plus beau de toute notre route, a continué jusqu'à Némiskau, où nous arrivâmes le 25 juin sur le midi.

Némiskau est un grand lac de dix journées de circuit, entouré de grandes montagnes, depuis le sud jusqu'au nord, formant un demi-cercle. On voit à l'embouchure de la grande rivière, qui s'étend de l'est au nord-est, des vastes plaines, qui règnent même au-dessous des montagnes qui font le demi-rond, et toutes ces campagnes sont entrecoupées si agréablement d'eau, qu'il semble à la vue que ce soient autant de rivières, qui forment un si grand nombre d'îles, qu'il est difficile de les pouvoir compter. On voit toutes ces îles tellement marquées des pistes d'orignaux, de castors, de cerfs, de porcs-épics, qu'il semble qu'elles soient le lieu de leur demeure, où ils font leurs courses ordinaires. Cinq grandes rivières se déchargent dans ce lac, qui font que le poisson y est si abondant, qu'il faisait autrefois la principale nourriture d'une grande nation sauvage qui l'habitait il n'y a que huit ou dix ans. On y voit encore les tristes monuments du lieu de leur demeure, et les vestiges, sur un îlet de roches, d'un grand fort fait de gros arbres par l'Iroquois, d'où il gardait toutes les avenues, et où il a fait souvent des meurtres. Il y a sept ans qu'il y tua ou emmena en captivité, quatre-vingts personnes, ce qui fut cause que ce lieu fut entièrement abandonné, les originaires s'en étant écartés. Il y avait grand trafic, et on y abordait de divers endroits à cause de la rivière qui est grande, et du voisinage de la mer. Cette rivière fait un grand coude tirant au nord-est. Il nous fallut faire quatre portages de très mauvais chemin, par des petits lacs, pour la couper droit au nord-est, et nous fûmes couchés à Nataoüatikoüan.

Le 26 à Tehepimont, pays fort montagneux. Le 27 nous achevâmes de franchir les portages. Jusqu’ici nous n'avions point ressenti les incommodités qu'apporte la persécution de ces petites mouches fort piquantes qu'on nomme mousquites et maringouins, mais ce fut ici où il nous fut impossible de pouvoir dormir, étant continuellement occupés à nous défendre par les fumées, que nous faisions de tous côtés, de la cruelle guerre que nous faisaient ces petits animaux, dont le nombre paraissait infini.

Le 28, à peine avions nous avancé un quart de lieue, que nous rencontrâmes à main gauche dans un petit ruisseau, un heu (navire de taille moyenne) avec ses agrès de dix ou douze tonneaux, qui portait le pavillon anglais et la voile latine. De l'autre côté à portée de fusil, nous entrâmes dans deux maisons désertes. Un peu plus avant on découvrit que les Sauvages avaient hiverné là-proche, et que depuis peu ils en étaient partis. Nous poursuivîmes donc notre route jusqu’à une pointe éloignée de six lieues (environ 24 km.) de la maison des Européens. Là, la marée étant basse, et le vent contraire, nous nous en retirâmes les vases jusqu'au ventre, dans une petite rivière à main droite, tirant au nord-est, où, en tournant et cherchant, nous rencontrâmes deux ou trois cabanes et un chien abandonné, qui nous firent connaître que les Sauvages étaient proches, et qu'il n'y avait que deux jours qu'ils avaient délogé. Tout ce soir nous arrestâmes là, tirant de grands coups de fusils pour nous faire entendre, et nous divertissant à considérer la mer que nous avions tant recherchée, et cette si fameuse Baie d’ Iludson, de laquelle nous parlerons ci-après.

Le 29 un de nos canots partit pour aller à Miskoutenagachit, là où nos gens pensaient que les Sauvages devaient être.

Le 30, mon hôte, s'étant mis en mauvaise humeur, perdit cœur de passer outre, et ne songeant plus qu'à son retour, disait qu'il était en peine de sa petite fille âgée de quatre mois qu'il avait laissée. Nous retournâmes à la maison des Anglais. Il me fallut taire violence pour condescendre à cette humeur brutale, et dissimuler mes ressentiments.


Le matin du premier juillet, après avoir dit la sainte messe, je tâchai de lui représenter que notre canot n'étant pas de retour, il fallait par conséquent qu'il eut rencontré des Sauvages, et qu'il nous attendit.

Il proposa d'abord de grandes difficultés pour faire une traversée de vingt lieues
(environ 80 km.) en canot sur la mer. Je crus alors qu'il était gagné. Néanmoins pour l'obliger de se déclarer davantage, je lui répartis: «Il est de ton honneur et de ceux qui t'envoient, de ne te point arrêter, étant si proche, après tant de fatigues passées. Il n'est rien de si difficile que tu ne puisses aisément vaincre avec le secours de Dieu. S'il n'y a rien de si noble et de si grand que de porter la Foi parmi les infidèles, et d'étendre l'Empire de Dieu, tu te devrais estimer heureux de coopérer au salut de quelque personne qui s'en ressouviendra même après sa mort, et priera Dieu pour toi. Et au contraire tu auras juste sujet de craindre, à l'heure de ta mort, les reproches qu'on te pourra faire si quelqu'un périt par ta lâcheté.» Ce fut ce qui le gagna entièrement, et l'appréhension des jugements de Dieu à ce dernier passage, lui fit résoudre de continuer la route. J'ai toujours expérimenté que les Sauvages sont fort susceptibles des impressions des peines de l'Enfer, et de l'attrait des délices du Ciel.

Alors tout brusquement, il me répondit: «Dépesche-toi donc, embarquons-nous.» Nous partîmes ce même jour sur les six heures, et à dix lieues (environ 40 km.) de là sur les deux heures, nous rencontrâmes un canot que le chef, sachant notre arrivée, envoyait en toute hâte au devant de nous, pour nous conduire.

Du plus loin qu'on nous vit approcher, ils sortirent tous de leurs cabanes, et se rendirent sur le bord de l'eau. Le chef s'écrie à pleine tête pour nous complimenter: «La Robe noire nous vient visiter! La Robe noire nous vient visiter!» Et soudain une bande de jeunesse se détache du gros, qui accourut à nous ayant l'eau jusqu'au ventre. Les uns nous portèrent à terre, les autres s'attachèrent à nos canots, et le reste à notre équipage. Le chef me prend d'une main, et de l'autre se saisit de mon aviron, me conduit droit à son logis, fait porter toutes nos hardes, et met les deux Français à mes deux côtés. Nous restâmes là, jusqu'à ce qu'il nous eut fait dresser une cabane, à laquelle pendant que les femmes travaillaient, je tirai un beau calumet et trois brasses de tabac (mesure de rouleau de tabac employée dans la traite), et les donnai au chef pour pétuner (fumer), et régaler sa jeunesse. C'est le plus grand plaisir et la plus grande civilité qu'on puisse faire à un Sauvage de lui donner à pétuner, principalement en ce pays-là, et dans un temps où le pétun (tabac) était très rare.

Dès que nous fûmes logés, le chef prépara un beau festin, Chacun tâcha de nous faire plaisir, nous apportant ce qu'ils avaient de meilleur. Ils vinrent tous l'un après l'autre pour nous visiter. Les femmes mêmes menaient leurs enfants pour voir une robe noire, n'en ayant jamais vu.

Je n'étais pas pourtant pleinement satisfait de ces civilités extraordinaires. Une chose me tenait au cœur: j'avais fait réflexion, dans l'entretien que j'avais eu avec ceux du canot qui étaient venus au devant de nous, que sous prétexte de quelque intérêt de la nation, avec laquelle ils avaient commerce, ses gens entraient en ombrage de notre visite et de nos prétentions, notre intention ne leur étant pas bien connue.

Pour leur faire prendre les justes sentiments de notre conduite, je me résolus de les persuader que j'étais parfaitement désintéressé dans la visite que je leur rendais, et que je n'étais pas venu pour exercer aucun trafic ni m'enrichir à leurs dépens, ou au préjudice du peuple avec lequel ils trafiquaient, mais plutôt pour les enrichir en leur distribuant généreusement tout ce que nous avions apporté de si loin, avec tant de peine.

Je fis donc assembler tous les chefs, et tous les plus importants, et leur parlai de cette sorte.

I. présent. Kiaskou (c'est le nom du chef, qui veut dire mauve), nous jouissons souvent et avec plaisir d'un bienfait, sans en connaître l'auteur et sans en savoir la cause. Le bien de la paix avec l'Iroquois que tu goûtes maintenant, est de cette nature. Tu ne connais pas celui qui te donne cette paix, ni ce qu'il a prétendu en te la donnant. Regarde ce présent, qui t'ouvrira les yeux pour connaître ton bienfaiteur. «C'est moi, te dit Onnontio, qui ai fait la paix à ton insu. L'Iroquois depuis cinq ans ne vous inquiète plus. Il ne fait plus d'incursions sur vos terres, je lui ai ravi son Pakamagan (casse-tête ou massue de guerre, l'arme préférée des Iroquois, courte massue de bois ayant à son extrémité une lourde boule), sa hache d'arme, et même j'ai retiré du feu tes deux filles et beaucoup de tes parents. À la bonne heure, vivez en paix et en assurance, je te rends ton pays d'où l'Iroquois t'avait chassé. Pêchez, chassez et trafiquez par tout, et ne craignez plus rien.»

II. présent. Ce n'est point l'attrait du trafic ni du commerce qui m'amène ici. Si j'ai souffert la fatigue d'un si long voyage au travers de tant de hasards, ce n'est point pour autre motif, que pour vous éclairer de la lumière de la Foi, vous enseigner le chemin du Ciel, et pour vous rendre bienheureux après cette vie. Ce sont mes pensées, et ce sont les pensées même des Français qui m'ont envoyé ici, pour te dire par ce présent, que la raison pour laquelle ils vous ont procuré la paix avec l'Iroquois, c'est pour vous obliger à prier Dieu tout de bon. Votre conversion au christianisme doit être la reconnaissance de ce grand bien: c'est le deuxième présent.

Je sai bien qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de toucher les cœurs, et de rendre efficace la parole de ses ouvriers qui l'annoncent en Son nom, et pour Sa gloire. Mais ces présents eurent un tel effet sur leurs esprits, qu'ils prirent sur le champ, par le mouvement du Saint-Esprit qui les touchait, la résolution de se faire tous instruire. Tous ensuite ont voulu embrasser la Foi et être baptisés, et celui qui en est le chef a frayé le chemin à tous les autres, ne m'ayant point voulu laisser partir que je ne l'eusse baptisé.

Je prenais plaisir de discuter avec ce bon vieillard quand il me pressait pour recevoir le baptême, et de lui faire beaucoup d'oppositions pour l'affermir davantage dans ses bonnes résolutions.

- Vous êtes si chancelant, lui disais-je, et si peu fermes dans la croyance d'un Souverain esprit qui gouverne toutes choses, qui fait tout, et de qui tout dépend, qu'au moindre danger de la vie, de la santé, ou de quelque mauvais succès dans les affaires, qui ne dépendent que de la seule volonté de cet esprit souverain, tu auras recours aussitôt au malin esprit, et tu retomberas dans tes anciennes coutumes, et ce généreux dessein, qui t'anime maintenant à prier, à la moindre disgrâce qui t'arrivera, comme un beau feu au moindre vent, s'éteindra et s'en ira en fumée.

- Cela serait bon si j'étais un enfant, répondit-il, tu aurais sujet de craindre que je ne fusse pas ferme dans la résolution que je prends de prier tout de bon. Celui qui me donne ces bons sentiments maintenant, me les conservera à l'avenir par sa grâce, et s'Il a été si bon et si puissant pour allumer en moi le feu de ce bon dessein, Il ne l'éteindra pas, et qui le peut éteindre, puisque Lui seul fait tout et gouverne tout?

- Attends, lui repartis-je, à une autre fois, je suis pressé de songer à mon retour, il me faudrait trop de temps pour t'instruire à fonds. L'année suivante, ou moi, ou quelque autre viendra, et demeurera ici pour vous enseigner tout ce qu'il faut croire, faire ou éviter pour aller au Ciel.

- Oui, mais, dit-il, et qui t'a assuré que tu seras en vie l'année suivante, ou que celui qui partira de Québec pour venir ici, y arrivera? Et qui t'a dit qu'on me trouvera moi-même en vie? Je suis déjà vieux et malade depuis deux lunes. Si je meurs sans baptême, veux-tu que je sois brûlé? Je dirai à Celui qui a tout fait, que je voulais être baptisé, et prier tout de bon, mais que tu n'as pas voulu m'accorder cette grâce.

Ce bon homme disait cela d'un si bon cœur, qu'il me tira les larmes des yeux. Il était toujours après moi pour que je le baptisasse, et il m'avait déjà retenu trois jours, faisant naître divers incidents pour m'arrêter. Le soir, je lui dis résolument:

- Demain je partirai.

- Ha! me repartit-il, je ne suis pas baptisé!

- Hé bien, demain matin avant mon départ, je te baptiserai.

- Voila qui va bien, dit-il, tu n'es pas menteur.

Le soir, nous ayant assemblés, il parla de la sorte: «Ce n'est pas la difficulté de parler qui m'a fait différer de tenir ce Conseil, mais le rapport que tu dois faire aux Français, qui me met fort en peine. Les présents nous servant de paroles pour déclarer nos sentiments, comment veux-tu expliquer à Québec ce que je dis, si tu ne peux porter ni recevoir ce que je veux donner? On dira à Québec, que je n'ai point de bouche, que je suis un enfant qui ne sait pas parler. Comme tu es tout épuisé de force, que tu fais grande diligence pour te rendre au plus tôt, et que les chemins sont si pénibles, ce serait achever de ruiner la santé qui te reste, si je t'allais chargé de beaucoup de paquets. Adieu donc, adieu, va-t'en quand tu voudras, prends seulement ces loutres, pour dire aux Français, que voulant ménager le reste de tes forces, et pour lui témoigner l'estime que j'ai fait de tes riches présents, ma jeunesse portera ma parole et mon remerciement au lac Saint-Jean l'année suivante.

Le quatre juillet, on lui accorda sa juste demande. Je le baptisai, il fut nommé Ignace. Un vent contraire nous ayant arrêtés toute cette journée, lui donna moyen de faire paraître qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire en lui, et que ce n'était pas en vain qu'il avait reçu le baptême. Il fit assembler tout son monde en notre présence, et paraissant comme tout transporté d'une secrète impression du Ciel: «Mes neveux, dit-il, vous savez tous le bonheur qui m'est arrivé ce matin, j'ai été baptisé. Je prie Dieu maintenant, je suis chrétien, une forte pensée de vouloir éviter les peines éternelles, et de jouir un jour des délices du Ciel, m'a touché tout de bon. Je ne suis plus ce que j'ai été autrefois. Je désavoue tout le mal que j'ai fait, j'aime de tout mon cœur Celui qui a tout fait, c'est en Lui seul que je veux croire, c'est en Lui seul que je veux espérer. Voila ce que je dis: chacun y est pour soi, et ainsi que chacun pense pour soi ce qu'il aura à faire.»

Il anima ce discours d'un air si plein de l'esprit de Dieu, et l'accompagna de tant de dévotion, que tous ses gens en furent si émus et si fort pénétrés, qu'il est certain que si j'eusse voulu condescendre à l'extrême envie de tous tant qu'ils étaient, je leur aurais donné le saint baptême, après quelques jours d'instructions,cependant il nous fallait partir.

Le cinq, ce me fut un sujet de douleur bien sensible, de me voir obligé de quitter si soudainement le lieu d'une mission si belle, principalement après avoir goûté ces premières douceurs. Je ne crus pas pourtant la quitter tout a fait, les laissant dans l'attente de mon prochain retour. Cette séparation ne fut pas moins sensible à tous ces bons Sauvages. Plusieurs versant des larmes, en me disant adieu, firent assez paraître la douleur de leur cœur. Ils nous accompagnèrent jusque sur le bord de l'eau, et suivirent longtemps de vue notre canot. Il plut à Dieu de nous donner assez bon vent. Nous fîmes voile, et avançâmes notre chemin jusqu'à la demeure des Anglais, où nous couchâmes.

Avant que de sortir de la Baie d’Hudson, il faudrait vous en donner le plan. Mais le peu de séjour que j'ai fait à Meskoutenagasit, ne m'a pas donné le loisir de la visiter, ni de m'instruire à fond des particularités de cette baie et du pays voisin, outre que j'ai été obligé d'employer la meilleure partie de ce temps à instruire et à baptiser soixante-deux personnes, tant enfants qu'adultes. C'est pourquoi je n'en ferai pas ici l'exacte description qu'on peut trouver dans les cartes qui en ont été faites.

Je dirai seulement que la rivière par laquelle nous sommes entrés dans la baie, s'appelle Nemiskausipiou (Rupert), qui prend sa source du lac de Némiskau, et en retient le nom. Cette rivière est fort belle. Elle est large presque d'une demie lieue et plus en divers endroits, mais elle n'est pas bien profonde. Elle vient du sud-est, et s'étend au nord-ouest environ quatre-vingts lieues. Elle est fort rapide et entrecoupée de dix-huit chutes, c'est pourquoi de peur de briser les canots et de s'exposer à tout perdre, on les porte avec tout l'équipage à travers les bois. Tous ces portages sont longs et difficiles, il y en a deux ou trois d'environ trois lieues, les autres d'une lieue, de deux, et de deux et demie.

Le flux et le reflux, qui est ici très réglé, entre quatre lieues dans cette rivière, jusqu’à ce qu'il soit arrêté par une chute qui n'empêche pas que les eaux ne conservent leur douceur pendant les marées les plus hautes, non seulement dans la rivière, mais même quatre lieues avant dans la baie.

Il n'est pas croyable combien loin la mer se retire lors de la marée basse. Les Sauvages mettent bien vingt lieues. Tout ce grand espace à perte de vue, qui pour la plupart n'est que de vase et que de rochers, demeurant presque tout à sec, de sorte que la rivière qui s'étend sur cette vase, et qui s'y perd, n'a pas alors assez d'eau pour porter les canots.


Nous avons trouvé que l'embouchure de la rivière est au cinquantième degré d'élévation, et nous avons vu, que dès son entrée, elle coupe la baie par quantité de détours, qui forment des îles propres pour être habitées.

À la pointe de l'ouest, sont logés les Kinistinons, et dans la baie, les Mataoüakirinoüek et les Monsounik. Chaque nation est séparée par de grandes rivières. Les gens de la mer habitent au côté du nord-est, sur la rivière de Miskoutenagasit, où nous avons été, et avancé vingt lieues dans la mer. C'est une longue pointe de roches, située au cinquante et unième degré, où de tout temps les Sauvages s'assemblent pour faire leur commerce. Et plus avant, en prenant au nord-est, sont placés les Pitehiboutounibuek, les Koüakoüikoüesioüek, et beaucoup d'autres nations. À trois journées dans la profondeur de la baie, au nord-ouest, est une grande rivière, que quelques Sauvages appellent Kichesipiou, et quelques autres la rivière des orignaux, Mousousipiou, sur laquelle il y a beaucoup de nations. Et sur le chemin, on laisse à main gauche l'île fameuse de Oüabaskou, qui est de quarante lieues de long et de vingt lieues de large, remplie de toute sorte d'animaux, mais principalement recommandable pour les ours blancs. On dit qu'il y a une petite baie où l'eau ne gèle jamais, et dans laquelle les navires peuvent hiverner fort commodément.

Je ne dis rien de l'abondance du gibier qui se trouve en ce pays. Dans l'île d'Oüabaskou, s'il en faut croire les Sauvages, elle est si grande, que dans un endroit où les oiseaux quittent leurs plumes quand ils muent, les Sauvages et les bêtes fauves qui s'y engagent ont de la plume par dessus latête, et s'y perdent souvent sans pouvoir sans retirer.

Je ne dis rien non plus de la variété et de l'abondance des fruits qui croissent ici, parce qu'il n'y faut pas venir pour chercher la délicatesse et la friandise. Ce qui s'est présenté à moi pour l'ordinaire sont de petits fruits, qu'on appelle bluets à cause de leur couleur, de petites pommes rouges, de petites poires noires, et quantité de groseilles fort communes dans tous ces pays froids.

J'y ai vu quantité de grands arbres en divers endroits, d'où les écorces avaient été enlevées, et demandant à mon guide si ce n'étaient pas des marques et des écritures dont ils ont coutumes de se servir, il me répondit que les Sauvages réduits à la faim avaient pelé ces arbres pour se nourrir de leurs écorces. Dieu a donné aux pays chauds les rafraîchissements nécessaires, et en ces régions froides, les ours, les orignaux, les castors et le porc-épic, ce sont une nourriture qui vaut bien les figues et les oranges, pour fortifier I estomac en ces contrées.

Ceux-là se sont trompés, qui ont crû que ce climat était inhabitable, soit à raison des grands froids, des glaces et des neiges, soit par le défaut de bois propre à bâtir et à se chauffer. Ils n'ont pas vu ces vastes et épaisses forêts, ces belles pleines et ces grandes prairies, qui bordent les rivières en divers endroits, couvertes de toute sorte d'herbage propre à nourrir du bétail. Je puis assurer qu'au quinze juin, il y avait des roses sauvages aussi belles el aussi odoriférantes qu'à Québec, la saison même m'y paraissait plus avancée, l'air fort doux et agréable. Il n'y avait point de nuit, quand j'y étais, le crépuscule n'était point encore fini au couchant, quand l'aube du jour paraissait au levant du soleil.

Le six, nous reprîmes notre riviere avec bien de la peine, à cause de la rapidité de son cours et des fréquentes chutes d'eau qui l'entrecoupent. C’est alors qu'il faut que les Sauvages se mettent dans l'eau pour traîner leurs canots à force de bras, les uns les tirant avec des cordes, les autres les poussant avec de longues perches, et bien souvent étant impossible de rompre l'impétuosité de l'eau qui passe par dessus les roches avec une vitesse étrange, il faut les porter et tout le bagage à travers le bois, tantôt entre de hautes et affreuses montagnes, tantôt par des vastes campagnes et par des chemins fort fâcheux.

Nous fûmes quatre jours à gagner Némiskau, où nous arborâmes les armes du Roy sur la pointe de l'île, qui coupe ce lac, le neuf de juillet.

Le quatorze, nous fîmes rencontre de deux canots de Sauvages, qui nous firent un grand accueil. Dans l'entretien que nous eûmes avec eux, ils nous dirent qu'il y avait assez proche, une troupe de cent cinquante Mistasirinins. Ils m'invitèrent à les aller visiter, m'assurant qu'ils seraient tous ravis de nous voir, et d'être informés du christianisme. Ayant été passionné à ce récit, je leur répondis que ce me serait une joie particulière de leur rendre visite, puisqu'on y pouvait faire quelque profit. Et comme j'étais prêt de m'engager en ce chemin, notre guide qui feignait de dormir, s'écria tout à coup: «Où veux-tu aller, Robe Noire? Nous sommes pressés, continuons notre route!» Il me fallut lui obéir. Il est fâcheux de dépendre de l'humeur d'un Sauvage, on ne fait pas toujours ce qu'on voudrait. J'ai néanmoins tout sujet de croire que Dieu se contenta de ma bonne volonté.
Cette rencontre a été fort favorable à deux petits enfants, qui furent ondoyés (baptisés un enfant sans les cérémonies liturgiques ordinaires) sur notre chemin, à la sollicitation de leurs parents, qui m'en prièrent.

Le 18 nous arrivâmes à la rivière de Minahigouskat, où nous étions attendus de deux cents autres Sauvages, lesquels, après nous avoir salués à la façon du pays, nous régalèrent tous chacun à leur tour. Ce fut ici où se présenta une bonne occasion, sans l'avoir recherchée, de faire valoir la gloire de notre nation et les avantages de notre sainte Foi. Ils m'écoutèrent avec tant de satisfaction, qu'ils se déclarèrent alors tous publiquement pour la prière, et me promirent de se rendre au lac Saint-Jean le printemps prochain, pour y être instruits et recevoir le baptême. J'eus la consolation de voir augmenter la gloire et le troupeau de Jésus-Christ, de trente-trois petits innocents, auxquels je conférai le baptême avant mon départ.

Le 19 sur les deux heures après midi, je plantai les armes de notre puissant et invincible Monarque sur cette rivière, pour servir de sauvegarde à tous ces peuples, contre toutes les nations Iroquoises.

Le 23 nous nous rendîmes au lac Saint-Jean, après beaucoup de peines. Je fus tout surpris à mon arrivée d'apprendre que les Mistasirinins m'attendaient depuis un mois. C'était cette première bande que je rencontrai sur ma route passant dans leur pays, à qui j'avais différé le Sacrement de Baptême jusqu'à mon retour, et que j'avais envoyés au lac Saint-Jean, en partie pour éprouver leur résolution, en partie aussi pour les instruire pleinement et à mon loisir, quand je serais de retour.

Je reçus la pleine récompense de toutes les peines que j'avais souffertes dans ce long voyage, par le baptême de trente adultes. Après les avoir suffisamment instruits, je fus d'avis qu'ils restassent au lac pour y passer l'hiver, et se mieux établir dans le christianisme.

J'espère que ce voyage leur profitera, car comme les gens qui habitent ce lac sont plus anciens chrétiens et plus fermes dans la Foi, leur exemple servira beaucoup à cette nation, pour leur donner une véritable idée de notre sainte religion.

Le 29 nous partîmes du lac pour aller à Chegoutimik (Chicoutimi), où Monsieur de Saint-Denis, Capitaine de Tadoussac, nous attendait pour nous embarquer dans son vaisseau. Nous y arrivâmes le premier août.

Dès que j'ai été à Québec, j'ai tâché d'exposer la suite de notre voyage aux personnes qui m'avaient employé, et que je savais avoir plus de part au succès de cette mission. Je les ai informées des causes de mon retour si prompt, des lieux que j'ai vus, de tout ce que j'ai fait pour le salut de tous ces peuples, pour la publication de l'Évangile, l'établissement de notre sainte Foy, et pour la gloire de notre grand Monarque dans toutes les nations que nous avons pu fréquenter pour leur en faire un ample et fidèle rapport.

Jusqu’ici, on avait estimé ce voyage impossible aux Français, qui après l'avoir entrepris déjà par trois fois, et n'en ayant pu vaincre les obstacles, s'étaient vu obligés de l'abandonner dans le désespoir du succès. Ce qui paraît impossible, se trouve aisé quand il plaît à Dieu. La conduite m'en était due, après dix-huit ans de poursuites que j'en avais faite, et j'avais des preuves assez sensibles que Dieu m'en réservait l'exécution, après la faveur insigne d'une guérison soudaine et merveilleuse, pour ne point dire miraculeuse, que je reçus dès que je me fus dévoué à cette mission, à la sollicitation de mon Supérieur. Et en effet, je n'ai pas été trompé dans mon attente. J'en ai ouvert le chemin en compagnie de deux Français et de six Sauvages.

Il est vrai que ce voyage est extrêmement difficile, et que tout ce que j'en écris n'est que la moindre partie de ce qu'il y faut souffrir. Il y a 200 sauts ou chutes d'eau, et partant 200 portages, où il faut porter canot et équipage tout ensemble sur son dos. Il y a 400 rapides, où il faut avoir toujours une longue perche aux mains, pour les monter et les franchir. Je ne veux rien dire de la difficulté des chemins, il faut l'expérimenter pour le comprendre. Mais on prend courage quand on pense combien d'âmes on peut gagner à Jésus-Christ. Il faut faire 800 lieues pour aller et pour revenir. Nous en avons fait plus de 600 en moins de quarante jours. Notre maxime était de partir de bon matin, et de gîter bien tard. Nous nous mettions en route aussitôt que le point du jour nous permettait d'entrevoir les roches dans la rivière, et nous la continuions jusqu'à ce que par le défaut de clarté, on ne pouvait plus les distinguer.

Le succès que j'ai eu en publiant l'Évangile a été surprenant, rencontrant dans les esprits de toutes ces nations des dispositions si avantageuses que j'ai eu plus de peine à refuser ceux qui se présentaient pour être baptisés, qu'à les gagner et à les assujettir sous l'empire de la Foy. Tous les meneurs et les principaux chefs ont été gagnés à Dieu, ce qui aidera beaucoup à la conversion des autres.

Ce n'est pas sans raison que j’en conçois de grandes espérances.

Les mariages et les superstitions sont deux vices capitaux, et l'obstacle le plus malaisé à vaincre dans toutes les nations sauvages. Celles-ci semblent d'autant moins éloignées du Royaume de Dieu, qu'elles sont moins sujettes à ces vices, n'étant point accoutumées à une vie beaucoup voluptueuse, et ne se montrant point si opiniâtres dans leurs superstitions. Il est aisé de les desabuser de leurs erreurs, les assujettir aux lois évangéliques et à la pureté de la religion chrétienne.

Je n'ai point eu de peine à leur faire comprendre le peu de pouvoir qu'ont les démons pour secourir ceux qui les servent, puisqu'ils n'en ont aucun pour se délivrer eux-mêmes des feux de l'Enfer, et je leur ai expliqué les peines qu'ils endurent, l'ardeur de leur jalousie, et la malice horrible qu'ils ont de souhaiter d'avoir des compagnons de leur misère.

La polygamie n'est pas ordinaire chez eux. J'ai remarqué même que la seconde femme de ceux qui en avaient deux, était presque toujours quelque proche parente, et m'étant informé de la raison qu'ils pouvaient avoir pour en user ainsi. On me répondit que quand une femme a perdu son mari, c'est au plus proche parent d'en prendre soin, et de la faire subsister, et de la tenir non pas en qualité d'esclave, mais de femme.

Je finis le récit de notre voyage par le nombre des baptisés, qui monte depuis mon départ à deux cents, tant enfants qu'adultes. Que ne peut-on pas espérer après de si beaux commencements? Particulièrement si on considère le désir ardent que tous ces peuples m'ont témoigné d'être instruits, la difficulté qu'ils ont eue à me laisser partir, les instances qu'ils m'ont faites de nous aller établir au plustôt dans leur pays, et les sollicitations pressantes qu'ils font à tous les Français pour les inviter à venir négocier avec eux.

Peut-on rien souhaiter après tant d'avantages, sinon qu'il plaise à Dieu de donner bénédiction à tous nos travaux? C'est son affaire, et c'est son intérêt.

---------------------------------------------
Notes:

(1) Se déverse dans le lac Saint-Jean par la rivière des Aulnaies et la Belle-Rivière. La rivière aux Sables, le lac Kénogami, le lac Kénogamichiche et la Belle-Rivière constituaient un réseau de plans d'eau que les Sauvaages empruntaient pour remonter de Chicoutimi au lac Saint-Jean en évitant les chutes de la Grande-Décharge et de la Petite-Décharge.

Longueur: 7 km.; largeur moyenne: 150 et 200 m.; largeur max.: 600 m.

Kénogamichiche est un mot sauvage composé de kino «grand», kami «lac», et kisch «petit», pour «petit lac long».

À l'est-sud-est de Roberval, proche du lac Kénogami et d'Hébertville.

Archives du blogue