DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS REMARQUABLE
AUX MISSIONS DES PERES DE LA COMPAGNIE DE JESUS EN LA NOUVELLE FRANCE,
ÈS ANNÉES 1671, ET 1672.
Envoyée au R. P JEAN PINETTE, Provincial de la Province de France.
Par le R. P. Claude Dablon,
Recteur du College de Quebec,
et Superieur des Missions de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France. (*)
Nous ne pouvons regarader sans quelque chagrin, les vaisseaux qui partent de nostre rade, puisqu'ils enlevent en la personne de Monsieur de Courcelles, et en celle de Monsieur Talon, ce que nous avions de plus précieux.Eternellement nous nous souviendrons du premier, pour avoir si bien rangé les Iroquois â leur devoir, et eternellement nous souhaitterons le retour du second, pour mettre la derniere main aux projets qu'il a commencé d'executer si avantageusement pour le bien de ce païs.
Ces pertes nous seroient plus sensibles si elles n'estoient pas heureusement reparées par la venue de Monsieur le Comte de Frontenac, nostre nouveau Gouverneur, de qui le Roy a fait choix, pour soustenir les hauts desseins que sa Majesté a conceus pour sa Nouvelle France.
La découverte de la Mer du Nord, et de la fameuse baye de Hutson, que l'on cherche depuis long-temps, et qui avoit esté entreprise l'an passé par les ordres de Monsieur Talon nostre Intendant, a donné moyen à un de nos Missionnaires de porter la Foy dans des païs où elle n'avoit jamais esté annoncée, comme on verra dans le narré du voyage qu'il y a fait par les terres.
Nous n'esperons pas moins de celuy que Monsieur le Comte de Frontenac et Monsieur Talon, pour satisfaire aux intentions de sa Majesté, ont fait entreprendre pour la découverte de la Mer du Sud, qui probablement nous donneroit entrée aux grandes mers de la Chine et du Japon. Le Pere et les François qui sont envoyez pour cette hazardeuse expedition, ont besoin de beaucoup de courage et de prudence, pour aller chercher des mers inconnues par des routes de trois à quatre cents lieuës, toutes nouvelles, et parmy des Peuples qui n'ont jamais veu d'Europeans.
On est party en mesme temps pour aller faire des recherches plus exactes de la mine de cuivre, que le Sieur Peré a trouvée tout fraischement dans le lac Superieur. Le Navire de quatre à cinq cents tonneaux, qui se fait icy, et un autre plus grand, dont les materiaux sont tout prests, feront voir les utilitez qu'on peut recevoir de ce païs pour la navigation, et pourront servir à tirer les avantages que l'on espere de ces nouvelles découvertes, qui nous donnent moyen pour la pluspart de publier l'Evangile aux extremitez de ce nouveau monde.
Il ne nous manque, pour nous bien animer, que la presence de Monseigneur nostre Evesque. Son absence tient ce païs comme en deuil, et nous fait languir par la trop longue separation d'une personne si necessaire à ces Eglises naissantes. Il en estoit l'ame, et le zele qu'il faisoit paroistre en toutes rencontres pour le salut de nos Sauvages, attiroit sur nous des graces du Ciel, bien puissantes pour le bon succez de nos Missions; et comme pour éloigné qu'il soit de corps, son cœur est toujours avec nous, nous en éprouvons les effets par la continuation des benedictions, dont Dieu favorise et les travaux de nos Missionnaires, et ceux de Messieurs les Ecclesiastiques de son Eglise, qui continuent avec un grand zele, et avec l'édification publique, à procurer l'honneur de Dieu et à travailler au parfait establissement des Paroisses dans toute l'estendue de ce païs; ce qui ne sert pas de peu au progrez que fait nostre sainte Foy, qui n'avoit point encore esté portée si loin, ny publiée avec plus de succez.
C'est ce que vostre Reverence remarquera aisément par la lecture de cette Relation, que nous avons divisée en trois parties conformement aux trois langues de ce païs, la Huronne ou l'Iroquoise, la Montagnaise ou l'Algonquine, et la Françoise, en chacune desquelles les misericordes de Dieu ont éclatté aux yeux du Ciel et de la Terre.
Vostre tres-humble et tres-obeïssant seruiteur en N. S.
Claude Dablon.
Des Missions à la Colonie Huronne de Nostre-Dame de Foy proche Quebec, à S. Xavier des Prés vers Montreal, et aux païs des Iroquois.
PREMIERE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la Colonie Huronne à Nostre-Dame de Foy.
ARTICLE I.
De la Charité des Chrestiens de cette nouvelle Eglise.
La divine Providence a voulu que la Colonie Huronne fust establie à Nostre-Dame de Foy, proche cette ville, et au milieu des habitations Françoises, pour faire voir qu'elle n'a point d'acception des personnes dans la distribution de ses dons, et pour donner de la confusion à nos François, par les bons exemples de cette Colonie. Une des peines du Pere Chaumonot, qui les conduit, est de moderer la trop grande ferveur de leur devotion, et l'excez de leur charité envers les pauvres.
Marie Oüendraka, dont il est parlé dans la Relation precedente, ayant connu la necessité d'vne pauvre famille, qui n'avoit pas de quoi se couvrir, l'assista de deux bonnes couvertures; et comme le Pere se conjouïssoit avec elle de cette bonne œuvre: Ah, mon Pere, dit-elle, je n'ay fait que ce que j'ay dû; je ne puis pas comprendre comment une personne qui auroit deux ou trois paires d'habits, pourroit voir un pauvre nud sans le secourir dans sa necessité. Quand j'ay besoin de quelque chose, dit le Pere, pour de pauvres François, je n'ay qu'à m'adresser à elle, car je suis asseuré que si elle a ce que je desire, elle me le donnera.
Comme on luy racontoit un jour de quelle maniere Nostre-Seigneur fit connoistre à saint Martin, que l'aumosne qu'il avoit faite de la moitié de son manteau, n'estant encore que Catechumene, luy estoit tres-agreable. Jesus a trop de bonté pour moy, dit-elle, et il me marque assez qu'il agrée le peu d'aumosnes que je fais, par le soin qu'il prend de m'en recompenser dés cette vie: pour un peu de blé que je distribuay l'an passé à de pauvres necessiteux (il est à remarquer qu'elle en donna trente boisseaux) il m'en a rendu une telle abondance que je ne sçai où le mettre; et une si grande quantité de citrouilles (elles sont d'une autre nature que celles de France, et passent pour des fruits delicieux parmi les Sauvages), que j'ay esté obligée d'aller moy-mesme inviter les François des environs, d'en venir prendre leur charge.
Ces bons Sauvages ont dans cette bourgade une pauvre fille muette et innocente, qui ne s'aide en rien non plus qu'un enfant, et au reste si disgraciée, si laide et si mal-propre, qu'elle fait horreur. Ces bonnes gens cependant, pleins de charité, se sont accordez d'en prendre le soin de mois en mois: chaque famille s'en charge à son tour, dans la veuë de lui continuer cette charité toute sa vie; chacun la reçoit dans sa cabane avec devotion, estant bien persuadez de cette parole de Nostre-Seigneur, Quod uni ex minimis meis fecistis, meis fecistis, ce que vous ferez au moindre des miens, je le tiendray comme fait à moy-mesme.
Cet Esté, pendant les grandes chaleurs, une pauvre femme qui travailloit dans son champ, ayant esté tuée par la cheute d'un arbre, son corps ne fut trouvé que deux jours aprés, desja tout corrompu; toute la bourgade y courut, mais personne n'avoit le courage de s'en approcher, à cause de la mauvaise odeur qui en sortoit; jusques à ce qu'une des ferventes de la sainte famille, dit à sa sœur: Allons, ma sœur, allons, pourquoy craignons-nous ce que nous devons bien-tost devenir? pourquoy avons-nous tant d'horreur d'un corps auquel le nostre doit estre semblable dans peu de jours? Allons donc, prenons ce corps et le portons au village, pour le faire inhumer en terre sainte, c'est un devoir auquel la charité nous oblige. A ces paroles, sa sœur prit courage, et toutes deux, aidées de quelques-uns de la compagnie, mirent le corps de la defuncte sur une espece de brancart, qui fut bien-tost fait, et la porterent à la bourgade, où elle fut enterrée dans le cimetiere, avec les ceremonies ordinaires de l'Eglise.
Ce qui est merveilleux dans cette petite Eglise, est que l'esprit de charité et d'union y regne dans toutes les familles; elles s'interessent les unes pour les autres en toutes occasions. Une des anciennes de l'assemblée de la sainte famille, voyant que de pauvres veuves n'avoient ni les forces ni le moyen d'ensemencer leurs champs, et que d'autres qui avoient accompaigné leurs maris à la chasse n'estoient pas encore revenues dans le temps qu'il falloit semer le blé d'Inde, s'en alla, aprés s'estre recommandée à la sainte Vierge, inviter les autres femmes du bourg à semer les terres de celles qui n'y estoient point, et elles s'y accorderent de bon cœur. Mais comme elle les pressoit de le faire au plus tost, quelqu'une de ses amies, trouvant trop d'empressement dans sa charité, luy dit qu'elle se rendoit importune, et qu'elle devoit considerer qu'en cette saison chacun avoit ses petites affaires, et mesme assez pressantes. Il n'importe, dit-elle, qu'on me blasme tant qu'on voudra d'estre importune, ne faut-il pas s'incommoder un peu pour aider son prochain dans sa necessité, puisque Nostre-Seigneur nous l'a commandé? Aprés tout, elle vint about de ce qu'elle pretendoit, au grand contentement de ces pauvres gens qui luy donnerent à leur retour mille benedictions pour sa charité.
Une jeune femme estant allée à la chasse avec son mary, envoya dire à sa mere qu'elle luy conseilloit de se retirer pendant son absence, dans la cabane d'une de ses parentes, pour espargner le bois qu'elle brusleroit en son particulier, et en faire l'aumosne à de pauvres malades qui en auroient besoin: la mere suivit le conseil de sa fille.
Le Pere Chaumonot ayant fait une instruction dans l'assemblée de la sainte famille, sur les œuvres de misericorde, à l'issue de cet entretien, deux de celles qui y avoient assisté donnerent à deux pauvres femmes à chacune une couverture de ratine de la valeur de vingt francs la piece, mais d'une maniere si chrestienne, qu'il sembloit qu'elles n'eussent rien donné, ou plustost qu'on leur eust fait grace de recevoir d'elles cette aumosne; aussi n'ignoroient-elles pas que le Paradis en devoit estre la recompense.
Le mesme Pere leur ayant raconté ce que Nostre-Seigneur disoit autrefois à ses Disciples, d'une pauvre veuve, qu'en donnant d'un grand cœur deux petites pieces de monnoye au Temple, elle avoit plus agreé à Dieu, que quantité d'autres qui y avoient fait de riches offrandes, elle eust tant de joye d'avoir contribué quelque chose de sa part à l'embellissement de la Chapelle de Nostre-Dame de Foy, qu'elle en passa toute la nuit sans dormir, remerciant Dieu de luy avoir inspiré d'imiter cette bonne femme de l'Evangile.
Cette mesme charité qu'ils ont entre eux leur rend sensibles les moindres dommages du prochain; ils les reparent au plus tost, et ils chastient mesme sevèrement leurs enfans quand ils en sont la cause: en voicy un exemple entre plusieurs autres. Une mere, ayant appris que son petit fils aagé de cinq ans, avoit gasté quelque chose dans le champ d'un voisin, et l'enfant l'ayant avoué, elle le punit rudement sur le champ: le Pere estant survenu à ses cris, il luy voulut épargner quelques coups: Je vous obeÿray, dit-elle, mon Pere, mais puisque vous m'empeschez de le chastier comme il le merite, ordonnez-luy donc, je vous prie, quelqu'autre penitence pour expier sa faute. Oüy-dea, répondit le Pere, qu'il se mette à genoux, qu'il demande pardon à Dieu de son peché, et qu'il s'en aille dire dix Ave Maria dans la Chapelle: en mesme temps l'enfant se mit à genoux, demanda pardon à Dieu en pleurant. Et il s'en alla pour accomplir le reste de sa penitence. Mais la mere craignant qu'il ne manquast à cette satisfaction, ou qu'il ne la fist pas entiere, voulut l'accompagner elle-mesme, et luy fit dire tout haut devant l'Autel les dix Ave Maria.
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Version en français contemporain
RELATION
DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS REMARQUABLE
AUX MISSIONS DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS EN LA NOUVELLE-FRANCE,
EN LES ANNÉES 1671 ET 1672.
Envoyée au R. P JEAN PINETTE, Provincial de la Province de France.
Par le R. P. Claude Dablon,
Recteur du Collège de Québec,
et Supérieur des Missions de la Compagnie de Jésus, en Nouvelle-France. (*)
Au Révérend Père Jean Pinette, Provincial de la Province de France.
Nous ne pouvons regarder sans quelque chagrin, les vaisseaux qui partent de notre rade, puisqu'ils enlèvent en la personne de Monsieur de Courcelles, et en celle de Monsieur Talon, ce que nous avions de plus précieux. Éternellement nous nous souviendrons du premier, pour avoir si bien rangé les Iroquois à leur devoir, et éternellement nous souhaiterons le retour du second, pour mettre la dernière main aux projets qu'il a commencé d'exécuter si avantageusement pour le bien de ce pays.
Ces pertes nous seraient plus sensibles si elles n'étaient pas heureusement réparées par la venue de Monsieur le Comte de Frontenac, notre nouveau Gouverneur, de qui le Roi a fait choix, pour soutenir les hauts desseins que sa Majesté a conçus pour sa Nouvelle-France.
La découverte de la Mer du Nord, et de la fameuse Baie-d'Hudson, que l'on cherche depuis longtemps, et qui avait été entreprise l'an passé par les ordres de Monsieur Talon notre Intendant, a donné moyen à un de nos missionnaires de porter la Foi dans des pays où elle n'avait jamais été annoncée, comme on verra dans le narré du voyage qu'il y a fait par les terres.
Nous n'espérons pas moins de celui que Monsieur le Comte de Frontenac et Monsieur Talon, pour satisfaire aux intentions de sa Majesté, ont fait entreprendre pour la découverte de la Mer du Sud, qui probablement nous donnerait entrée aux grandes mers de la Chine et du Japon. Le Père et les Français qui sont envoyés pour cette hasardeuse expédition, ont besoin de beaucoup de courage et de prudence, pour aller chercher des mers inconnues par des routes de trois à quatre cents lieuës, toutes nouvelles, et parmi des peuples qui n'ont jamais vu d'Européens.
On est parti en même temps pour aller faire des recherches plus exactes de la mine de cuivre, que le Sieur Peré a trouvée tout fraîchement au lac Supérieur. Le navire de quatre à cinq cents tonneaux, qui se fait ici, et un autre plus grand, dont les matériaux sont tout prêts, feront voir les utilités qu'on peut recevoir de ce pays pour la navigation, et pourront servir à tirer les avantages que l'on espère de ces nouvelles découvertes, qui nous donnent moyen pour la plupart de publier l'Évangile aux extrémités de ce nouveau monde.
Il ne nous manque, pour bien nous enflammer, que la présence de Monseigneur notre évêque. Son absence tient ce pays comme en deuil, et nous fait languir par la trop longue séparation d'une personne si nécessaire à ces églises (églises en tant que communautés) naissantes. Il en était l'âme, et le zèle qu'il faisait paraître en toutes rencontres pour le salut de nos Sauvages, attirait sur nous des grâces du Ciel, bien puissantes pour le bon succès de nos Missions; et comme pour éloigné qu'il soit de corps, son cœur est toujours avec nous, nous en éprouvons les effets par la continuation des bénédictions, dont Dieu favorise et les travaux de nos missionnaires, et ceux de Messieurs les Ecclésiastiques de son Église, qui continuent avec un grand zèle, et avec l'édification publique, à procurer l'honneur de Dieu et à travailler au parfait établissement des paroisses dans toute l'étendue de ce pays; ce qui ne sert pas de peu au progrès que fait notre sainte Foi, qui n'avait pas encore été portée si loin, ni publiée avec plus de succès.
C'est ce que votre Révérence remarquera aisément par la lecture de cette Relation, que nous avons divisée en trois parties conformément aux trois langues de ce pays, la huronne ou l'iroquoise, la montagnaise ou l'algonquine, et la française, en chacune desquelles les miséricordes de Dieu ont éclaté aux yeux du Ciel et de la Terre.
Votre très humble et très obéissant serviteur en Notre-Seigneur.
Claude Dablon.
Des Missions à la colonie huronne de Notre-Dame-de-Foy proche de Québec, à Saint-François-Xavier-des-Prés (La Prairie, site nommé La Prairie de la Magdelaine et antérieurement appelé Saint-François-Xavier-des-Prés) vers Montréal, et aux pays des Iroquois.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la colonie huronne à Nostre-Dame-de-Foy (Sainte-Foy).
ARTICLE I.
De la charité des chrétiens de cette nouvelle Église (en tant que communauté).
La divine Providence a voulu que la colonie huronne fut établie à Notre-Dame-de-Foy (Sainte-Foy), proche de cette ville, et au milieu des habitations françaises, pour faire voir qu'elle n'a point de favoris des personnes dans la distribution de ses dons, et pour confondre nos Français, par les bons exemples de cette colonie. Une des peines du Père Chaumonot, qui les conduit, est de modérer la trop grande ferveur de leur dévotion, et l'excès de leur charité envers les pauvres.
Marie Oüendraka, dont il est parlé dans la Relation précédente, ayant connu le manque d'une pauvre famille, qui n'avait pas de quoi se couvrir, l'assista de deux bonnes couvertures; et comme le Père se réjouissait avec elle de cette bonne œuvre: «Ah, mon Père, dit-elle, je n'ai fait que ce que j'ai dû. Je ne puis pas comprendre comment une personne qui aurait deux ou trois habits, pourrait voir un pauvre nu sans le secourir dans son besoin. «Quand j'ai besoin de quelque chose, dit le Père, pour de pauvres Français, je n'ai qu'à m'adresser à elle, car je suis assuré que si elle a ce que je désire, elle me le donnera.»
Comme on lui racontait un jour de quelle manière Notre-Seigneur fit connaître à saint Martin, que l'aumône qu'il avait faite de la moitié de son manteau, n'étant encore que catéchumène, Lui était très agréable. «Jésus a trop de bonté pour moi, dit-elle, et je suis assez touchée qu'Il approuve le peu d'aumônes que je fais, par le soin qu'Il prend de m'en récompenser dès cette vie. Pour un peu de blé que je distribuai l'an passé à de pauvres nécessiteux (il est à remarquer qu'elle en donna trente boisseaux) (ancienne mesure ce capacité, un boisseau équivaut à environ un décalitre) il m'en a rendu une telle abondance que je ne sais où le mettre, et une si grande quantité de citrouilles (elles sont d'une autre nature que celles de France, et passent pour des fruits délicieux parmi les Sauvages), que j'ai été obligée d'aller moi-même inviter les Français des environs, d'en venir prendre leur part.»
Ces bons Sauvages ont dans cette bourgade une pauvre fille muette et innocente, qui ne s'aide pas plus qu'un enfant, et au reste si disgraciée, si laide et si malpropre, qu'elle fait horreur. Ces bonnes gens cependant, très charitables, se sont accordés d'en prendre soin de mois en mois. Chaque famille s'en charge à son tour, en vue de continuer cette charité toute sa vie. Chacun la reçoit dans sa cabane avec dévotion, étant bien persuadés de cette parole de Notre-Seigneur, «Quod uni ex minimis meis fecistis, meis fecistis: ce que vous ferez au moindre des miens, je le tiendrai comme fait à Moi-même.»
Cet été, pendant les grandes chaleurs, une pauvre femme qui travaillait au champ, ayant été tuée par la chute d'un arbre. Son corps ne fut trouvé que deux jours après, déjà tout décomposé. Toute la bourgade y courut, mais personne n'avait le courage de s'en approcher à cause de la mauvaise odeur qui en sortait, jusqu’à ce qu'une des ferventes de la sainte famille, dit à sa sœur: «Allons, ma sœur, allons. Pourquoi craignons-nous ce que nous devons bientôt devenir? Pourquoi avons-nous tant d'horreur d'un corps auquel le notre doit être semblable dans peu de jours? Allons donc! Prenons ce corps et portons-le au village, pour le faire inhumer en terre sainte. C'est un devoir auquel la charité nous oblige.» À ces paroles, sa sœur prit courage, et toutes deux, aidées de quelques-uns de la compagnie, mirent le corps de la défunte sur une espèce de brancard, qui fut bientôt fait, et la portèrent à la bourgade, où elle fut enterrée dans le cimetière, avec les cérémonies ordinaires de l'Église.
Ce qui est merveilleux dans cette petite Église (Église en tant que communauté), est que l'esprit de charité et d'union y règne dans toutes les familles. Elles s'intéressent les unes pour les autres en toutes occasions. Une des anciennes de l'assemblée de la sainte famille, voyant que de pauvres veuves n'avaient ni la force ni le moyen d'ensemencer leurs champs, et que d'autres qui avaient accompagné leurs maris à la chasse n'étaient pas encore revenues dans le temps qu'il fallait semer le blé d'Inde, s'en alla, après s'être recommandée à la Sainte Vierge, inviter les autres femmes du village à semer les terres de celles qui n'y étaient pas, et elles s'y accordèrent de bon cœur. Mais comme elle les pressait de le faire au plus tôt, une de ses amies, trouvant trop d'empressement dans sa charité, lui dit qu'elle se rendait importune, et qu'elle devait considérer qu'en cette saison chacun avait ses petites affaires, et même assez pressantes. «Il n'importe, dit-elle, qu'on me blâme tant qu'on voudra d'être importune. Ne faut-il pas s'incommoder un peu pour aider son prochain dans son besoin, puisque Notre-Seigneur nous l'a commandé?» Aprèss tout, elle vint about de ce qu'elle prétendait, au grand contentement de ces pauvres gens qui lui donnèrent à leur retour mille bénédictions pour sa charité.
Une jeune femme étant allée à la chasse avec son mari, envoya dire à sa mere qu'elle lui conseillait de se retirer pendant son absence, dans la cabane d'une de ses parentes, pour épargner le bois qu'elle brûlerait pour elle seule, et en faire l'aumône à de pauvres malades qui en auraient besoin. La mère suivit le conseil de sa fille.
Le Père Chaumonot ayant instruit l'assemblée de la sainte famille, sur les œuvres de miséricorde, à l'issue de cet entretien, deux de celles qui y avaient assisté donnèrent à chacune des deux pauvres femmes une couverture de ratine de la valeur de vingt francs la pièce, mais d'une manière si chrétienne, qu'il semblait qu'elles n'eussent rien donné, ou plutôt qu'on leur eut fait grâce de recevoir d'elles cette aumône. Aussi n'ignoraient-elles pas que le Paradis en devait être la récompense.
Le même Père leur ayant raconté ce que Notre-Seigneur disait autrefois à ses Disciples, d'une pauvre veuve, qu'en donnant d'un grand cœur deux petites pièces de monnaie au Temple, elle avait plus agréé à Dieu, que quantité d'autres qui y avaient fait de riches offrandes. Elle eut tant de joie d'avoir contribué quelque chose de sa part à l'embellissement de la chapelle de Notre-Dame-de-Foy (Sainte-Foy), qu'elle en passa toute la nuit sans dormir, remerciant Dieu de lui avoir inspiré d'imiter cette bonne femme de l'Évangile.
Cette même charité qu'ils ont entre eux leur rend sensibles les moindres dommages du prochain. Ils les réparent au plus tôt, et ils châtient même sévèrement leurs enfants quand ils en sont la cause. En voici un exemple entre plusieurs autres. Une mère, ayant appris que son petit fils âgé de cinq ans, avait brisé quelque chose dans le champ d'un voisin, et l'enfant l'ayant avoué, elle le punit rudement sur le champ. Le Père (Chaumonot) étant survenu à ses cris, il voulut lui épargner quelques coups.
- Je vous obéirai, dit-elle, mon Père, mais puisque vous m'empêchez de le châtier comme il le mérite, ordonnez-lui donc, je vous prie, quelqu'autre pénitence pour expier sa faute.
- Oui-da, répondit le père, qu'il se mette à genoux, qu'il demande pardon à Dieu de son péché, et qu'il s'en aille dire dix Ave Maria dans la chapelle.
En même temps l'enfant se mit à genoux, demanda pardon à Dieu en pleurant. Et il s'en alla pour accomplir le reste de sa pénitence. Mais la mère craignant qu'il ne manquât à cette satisfaction, ou qu'il ne la fit pas entière, voulut l'accompagner elle-même, et lui fit dire tout haut devant l'Autel les dix Ave Maria.