ARTICLE IV.
De la Conversion de Joachim Annieouton, et sa mort.
Quoy que cette petite Eglise soit florissante, et que toutes les vertus Chrestiennes y soient dans l'éclat, il ne laisse pas de s'y trouver toujours quelques ames rebelles qui donnent de l'exercice au zele d'un Missionnaire fervent, et à la charité des membres les plus sains qui la composent.
Il y avoit plus de vingt-cinq ans que Joachim Annieouton estoit au rang des Fideles par le saint Baptesme, quoy qu'il fust demeuré encore infidele dans son cœur, et n'eust de Chrestien que le nom, et de temps en temps quelque belle apparence exterieure. Ses vices entr'autres, estoient l'impureté, l'yvrognerie et l'impieté. Le scandale en estoit d'autant plus grand, qu'il estoit consideré pour sa valeur, son esprit et son bon sens: ces belles qualitez luy donnoient le premier rang dans toutes leurs affaires, et rien ne se terminoit que de son avis.
Ce cœur revolté avoit esté attaqué souvent par divers de nos Missionnaires, et comme il estoit adroit, pour éviter un plus rude assaut, il sembloit quelquefois donner les mains et se rendre, il paroissoit plus retenu en ses paroles, plus assidu aux prieres publiques, à la Messe et aux instructions; il faisoit si bien qu'il laissoit à tous ceux qui le voyoient cette impression qu'il estoit vrayement converty, jusques à ce que dans l'occasion ses œuvres fissent paroistre le contraire: ce procedé plein de ruse et de malice, faisoit desesperer de son salut, sans un coup extraordinaire de la bonté de Dieu, qui ne vouloit pas que tant de prieres et de vœux que l'on faisoit tous les jours pour sa conversion, fussent inutiles et sans fruit. Il permit qu'il fut accusé d'estre complice d'un crime dont il estoit innocent; sur des indices qui faisoient paroistre la chose probable, on le prend, on le meine en prison, et on luy met les fers aux pieds. En voicy le sujet: deux jeunes fripons revenus depuis quelque temps du païs des Iroquois, où ils avoient esté prisonniers de guerre, se voyant persecutez pour leurs mauvaises mœurs, prirent le dessein d'y retourner; mais pour estre les bien venus parmy ces Peuples, et rentrer plus aisement dans leurs bonnes graces, ils jugerent qu'ils devoient, ou leur mener quelqu'un de leurs ennemis, ou du moins leur en porter la cheveleure: cette resolution estant prise, ils s'accosterent d'un Sauvage de la Nation des Abnaki, nos alliez et ennemis des Iroquois, l'inviterent à aller boire avec eux sa part d'une bouteille, le menerent à l'écart dans les bois, où l'ayant enyvré, ils le lierent à un arbre à dessein de s'embarquer avec luy le lendemain au point du jour; mais les Hurons en ayant eu le bruit, et Monsieur Talon nostre Intendant en estant averty, mit en mesme temps des Soldats en campagne, qui firent telle diligence qu'ils trouverent l'Abnaki, seul dans ses liens, les criminels n'ayant eu que le temps de s'échapper dés lors qu'ils les avoient apperceus; ils le délierent et le remenerent à ses gens, lesquels indignez de cette action, et n'ayant pas oublié quelque demeslé qu'ils avoient eu avec Annieouton, persuaderent à celuy-cy qui avoit esté dans le danger, de declarer en presence de témoins, qu'il avoit appris de ces deux fuyards, qu'Annieouton avoit esté l'auteur de cette trahison, dont on avoit fort apprehendé les suites, la nation des Abnaki estant nombreuse et assez mutine. Ce qui rendoit encore probable cette calomnie, estoit que l'un des deux estoit son proche parent, d'où on inferoit qu'il ne pouvoit pas avoir ignoré ce mauvais dessein, et que l'ayant sçeu, il devoit les en detourner efficacement, ou du moins en donner avis à ceux qui avoient le pouvoir d'empescher ce desordre.
Cette calomnie si bien concertée trouva tant de creance dans les esprits, que prés de deux mois se passerent avant que la verité fust connue; c'estoit le temps que la divine Providence vouloit donner à ce cœur endurcy pour s'amollir et se reconnoistre. De fait se voyant dans une obscure prison, les fers aux pieds, couché sur la terre et en danger de mourir au gibet, et se sentant accablé de chagrin et comme au desespoir, il fit cette reflexion: Encore avec tous ces maux, ay-je quelques heures un peu douces de temps en temps, mes parens et mes amis me visitent, qui me consolent et m'apportent un peu à manger, ils me portent compassion, et les Peres ne m'abandonnent point; de plus, je n'ay pas encore perdu toute esperance peut-estre que mon innocence sera reconnuë; cependant cette triste demeure m'est insupportable. Que feray-je donc dans l'enfer, qui m'est inevitable, si je continue à vivre comme j'ay fait jusques à present? ah mon Dieu, miserable que je suis! comment pourrai-je demeurer éternellement dans ces flammes cruelles sans soulagement, sans consolation, et dans la rage? Il entra si avant dans ces pensée salutaires de l'eternité malheureuse, qu'il conçeut pour lors devoir estre l'heritage asseuré de ceux qui meurent malheureusement dans leur peché, et la Foy qui se reveilla en luy, fit dans son esprit une impression si vive de toutes les veritez chrestiennes qu'on luy avoit enseignées, que tout effrayé de la veuë qu'il eust des extremes rigueurs de la justice de Dieu envers ceux qui abusent, comme il avoit fait, de ses graces, il dit en soy-mesme: Ah mon Dieu, c'en est fait, c'est tout de bon que je veux vous servir! Il en prit la résolution si ferme, qu'il l'a depuis gardée fidelement jusques à la mort. A la premiere entreveuë qu'il eust avec le Pere Chaumonot: Ah! mon Pere, luy dit-il, je vous ay trompé jusques à present, j'ay trompé autrefois Aondecheté (c'est le nom du Pere Ragueneau), j'ay trompé aussi plusieurs fois Teharonhiagannra (c'est à dire le Pere le Mercier), je vous ay tous trompez; vous me pressiez tres-souvent de me convertir, et moy, pour vous contenter et pour me delivrer, comme je disois alors, de cette importunité, je vous accordois en apparence ce que vous souhaittiez de moy: je vous disois: Ouy je me convertiray; mais il faut que je vous decouvre un secret, il faut que vous sçachiez que nous avons un ouy qui veut dire non, un certain ouy traisné et languissant, quand nous disons, aaao, quoy que nous semblions accorder ce qu'on demande de nous, cet aaao neantmoins ainsi traisné, veut dire, je n'en feray rien; au lieu que quand nous accordons quelque chose tout de bon, nous coupons plus court et disons Ao, ouy. Maintenant, mon Pere, que j'ay ouvert les yeux, et que Dieu m'a fait la grace de connoistre mon malheur, c'est tout de bon que je veux changer de vie. Il luy declara ensuite tout ce qui s'estoil passé dans son esprit, les vives apprehensions qu'il avoit euës des jugemens de Dieu; et pour mettre en pratique ces bons sentimens, il commença, apres s'y estre bien preparé, par une confession generale de toute sa vie, depuis son Baptesme; il la fit avec des sentimens qui donnerent bien de la consolation au Pere. Il estoit encore alors dans les fers, mais peu de jours apres, ne s'estant trouvé aucune preuve convainquante du crime dont on l'avoit accusé, il fut élargy. La joye en fut tres-grande dans le bourg, principalement lors que dans un festin qu'il fit à tous ses gens, en presence du Pere, il leur parla en ces termes: Mes freres, c'est maintenant que je reconnois Hechon (c'est le nom du Pere Chaumonot) pour mon Pere, et que je me declare son fils, je veux dorenavant luy obeir en tout ce qu'il m'ordonnera. Helas! je n'avois point d'esprit lors que je me faschois quand on luy donnoit connoissance de ma vie et des mauvaises mœurs de mes semblables; je connois bien maintenant qu'il nous est tres-avantageux pour nostre salut qu'il sçache tous nos deportemens et toutes nos miseres, afin qu'il y remedie. Mes freres, ne vous fiez plus à moy desormais, si quelqu'un d'entre nous avoit la volonté de ne pas vivre selon Dieu, ce que je ne croy pas, qu'il sçache que je le déceleray. Il ajosta plusieurs choses de grande édification, qui donnerent sujet à toute la compagnie d'en benir la divine Majesté, et de s'en resjouir avec le nouveau penitent. Ces resolutions si publiques ne furent pas de simples paroles, elles furent suivies de leurs effets, il ne parut plus rien en luy de ses anciennes habitudes, il estoit des premiers dans tous les exercices de devotion, et il témoigna tant de zele pour bannir du bourg tous les desordres, et sur tout ceux que l'yvrognerie a coustume de causer, qu'il luy en cousta la vie. Voicy en peu de mots comme la chose se passa. Un jeune homme revenu du païs des Iroquois, chantoit dans son yvresse, qu'il y vouloit retourner, mais qu'il ne pretendoit pas y paroistre les mains vuides, cela vouloit dire qu'il avoit dessein de tuer quelqu'un, et d'en emporter la chevelure. On en fit rapport à nostre Joachim, qui avoit demandé au Pere de faire l'office de Dogique, en l'absence de Louys Taondechoren, pour reparer le scandale qu'il avoit donné devant sa conversion, il reprend cet insolent, qui n'estoit yvre qu'à demy: Mon cousin, luy dit-il, n'as-tu point de honte de parler de la sorte? serois-tu bien si dénaturé de vouloir réjouir nos ennemis en massacrant quelqu'un de tes proches? n'as-tu pas encore icy un frere, une sœur, et d'autres parents? veux-tu donc les abandonner pour t'aller donner derechef en qualité d'esclave à des barbares qui ont ruiné nostre païs? Il parloit encore lors que l'yvrogne, et deux autres de ses camarades qui n'avoient pas plus de raison ny de jugement que luy, le jettent par terre, et le frappant de plusieurs coups de cousteau, le mettent en tel estat qu'il fut enlevé comme mort de leurs mains, avec trois ou quatre playes tres-dangereuses.
Estant revenu à soy, il dit au Pere: Mon Pere, mon esprit est en repos, je me sens resigné à tout ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner de ma vie; s'il veut que je meure, j'espere qu'il me fera misericorde et qu'il me pardonnera mes pechez; je pardonne aussi de bon cœur à ceux qui m'ont si mal-traitté. Comme il paroissoit en danger de mort, et qu'il souffroit de grandes douleurs, il demanda et receut avec beaucoup de devotion les derniers Sacremens, le Viatique et l'Extreme-Onction.
Cependant trois jeunes hommes de ses parens font dessein de le venger; ils cherchent les meurtriers par toutes les cabanes, où par bonheur ils ne se trouverent pas. Le malade ne changea point de disposition d'esprit, au contraire ayant appris ce mauvais dessein, il témoigna en estre fort fasché, et que s'il l'avoit sçeu, il les en auroit détournez efficacement.
Le lendemain matin, le Pere et quelques anciens l'allerent visiter, ils luy presenterent selon la coustume du païs, un collier de pourcelaine, tiré de leur fisque de Nostre-Dame de Foy, c'est un petit fond qu'ils ont fait entr'eux par devotion, et qu'ils entretiennent comme entre les mains de la sainte Vierge, pour en aider les pauvres et pour subvenir à quelques necessitez pressantes. Ce fut donc de ce fonds qu'ils tirerent ce collier, pour témoigner à ce pauvre blessé le ressentiment que tout le bourg avoit de l'accident qui luy estoit arrivé, et pour l'affermir dans ses pensées de paix, de douceur et de compassion pour les auteurs de sa mort. Il les remercia de leur civilité et de leur charité, et à l'heure mesme il envoya querir les trois jeunes hommes, qui avoient voulu venger sa mort, et ceux qui pourraient avoir le mesme dessein, leur montra le collier qu'on luy venoit de presenter, en leur disant: Mes neveux, voila la voix et la parole de Nostre Dame et maîtresse, qui nous exhorte à oublier tout le mal que j'ay receu, et l'injure qui m'a esté faite par ceux que vous sçavez; ne me faites point passer pour un inconstant et pour un menteur, il n'y a que peu de jours que je promis solemnellement que je serois bon Chrestien, et maintenant vous voudriez me faire paroistre un vindicatif. Car ne diroit-on pas, si vous faisiez un mauvais coup, que ce seroit moy qui vous l'aurois commandé? et puis, regardant le Pere, je vous prie, dit-il, mon Pere, qu'on aille chercher les criminels, tandis que j'ay encore la parole un peu libre, qu'ils entendent de ma propre bouche que je leur pardonne de bon cœur, et comme je deffends à mes neveux de leur faire aucun tort; on les trouva, ils entrerent dans la cabane, se placerent vers les pieds du malade, qui les salua avec beaucoup de douceur, les asseurant qu'il ne leur vouloit aucun mal, qu'il n'attribuoit qu'à la boisson le malheur qui luy estoit arrivé, et qu'il estoit bien persuadé que jamais ils ne l'auroient traitté de la sorte s'ils eussent esté en leur bon sens. Au reste, leur dit-il, vous voyez bien que pour ce qui est de moy, vous n'avez rien à apprehender, Dieu me fait la grace de n'avoir dans le cœur aucune pensée de haine ny de vengeance contre vous, mais quand bien je serois si malheureux que d'en avoir, les blessures mortelles, qui me rendent immobile, me mettent hors du pouvoir de vous nuire. Si vous aviez donc à craindre, ce ne pourroit estre que de mes neveux, c'est ce qui m'a obligé de les faire appeller pour connoistre leurs sentimens, et les faire entrer dans les miens ; qu'ils parlent et qu'ils disent nettement en vostre presence ce qu'ils ont dans le cœur. Le plus apparent d'entr'eux prenant la parole pour tous, declara que pour obeïr à nostre Seigneur, qui commandoit si expressement de pardonner à ses ennemis, ils renonçoient à tous les sentimens de vengeance qu'ils avoient eus à la veuë du malheur arrivé à leur Oncle. Tous les autres ensuite s'expliquerent là dessus presqu'en mesme termes, et les coupables témoignerent aussi publiquement un grand regret de leur faute, et beaucoup de compassion pour celuy qu'ils avoient mis en un estat si deplorable. Cette entreveuë se termina par une priere que le Pere adressa à Nostre Seigneur, et qu'il fit faire à tous les assistans, en faveur du malade, pour luy obtenir la patience dans ses maux et la grace d'une bonne mort.
Un de ces jeunes hommes qui avoient voulu prendre vengeance de l'outrage fait à leur Oncle, fut tellement touché de la reprimande qu'il leur en avoit faite, que pour reparer le scandale qu'il avoit donné, il alla prier le Pere Chaumonot de mettre dans le petit Thresor de la sainte Vierge le lendemain, un collier de pourcelaine qu'il luy presentoit. Le Pere le receut, et le lendemain il le produisit devant tout le monde assemblé dans la Chapelle, témoignant de la part du coupable, le déplaisir qu'il avoit de sa faute, et priant toute la compagnie de luy en obtenir le pardon aupres de la sainte Vierge, qui est considerée comme la maistresse et la souveraine de ce bourg. Ces sortes de satisfactions ont autant et plus d'effet parmy les Sauvages que les punitions corporelles parmy nous.
Le malade, qui languit plus de cinquante jours avant que de mourir, conserva toujours les mesmes sentimens de charité envers les criminels, tandis qu'ils furent en prison, où ils souffrirent beaucoup; il demandoit souvent de leurs nouvelles par un sentiment de compassion chrestienne, et lorsqu'ils furent élargis, il eust bien voulu pouvoir les délivrer de l'amende à laquelle ils avoient esté condamnez. Mais ce qui édifia le plus tout le bourg et les François du voisinage, fut que ces miserables estans hors d'affaires, il les envoyoit souvent prier de le venir visiter pour sa consolation, et qu'il ne témoignoit jamais plus de joye que quand il pouvoit s'entretenir avec eux. C'estoit un spectacle pitoyable que de le voir: ce n'estoit que corruption et que pourriture vers les reins et les hanches, où il avoit esté dangereusement blessé; la chair luy tomboit par lambeaux, et les os luy perçoient la peau; il estoit couché sur une dure écorce d'arbre, couverte d'une legere natte tissuë de joncs; il ne pouvoit de luy-mesme changer de posture, et on ne le pouvoit remuer sans luy faire souffrir des douleurs excessives: cependant il ne luy eschappa jamais en toute sa maladie une parole d'impatience, il benissoit Dieu continuellement et luy offroit ses souffrances. Un jour sa femme, qui n'avoit aucun repos ny jour ny nuit, luy témoignant la peine que luy donnoit une si longue et si fascheuse maladie, il luy dit: Aoüendihas (c'estoit le nom de sa femme), ne nous plaignons point, gardons nous bien de trouver à redire au procedé de là divine Providence envers nous; elle est admirable et tout aimable sur moy, Dieu veut que par ces legeres peines, je satisfasse en cette vie à sa justice, pour mes pechez, qui ont merité mille fois une eternité de supplices. Pendant ses plus cuisantes douleurs, il tenoit d'ordinaire les yeux collez sur un Crucifix qu'il avoit aupres de son lit, avec ces paroles qu'il tiroit du fond de son cœur: Jesus, je vous tiens compagnie en vostre Croix, je pardonne volontiers à ceux qui m'ont causé ce que je souffre, comme vous avez pardonné à ceux qui vous avoient crucifié, ô que j'endure de bon cœur pour mes pechez, pour lesquels vous avez tant souffert le premier; je vous demande seulement, mon Sauveur, que vous ayez pitié de moy apres ma mort, j'espere que pour lors vous me ferez part de vostre joye, puisque vous me faites maintenant la grace de participer à vostre Passion. Il n'estoit jamais seul; toutes les familles le visitoient chacune à son tour, et l'assistoient en tout avec une charité bien agreable à Dieu, et que les François ne pouvoient assez admirer.
Le jour de sa mort, le voyant dans des convulsions qui marquoient que sa fin approchoit, ils s'assemblerent tous dans sa cabane, et comme ils n'ignorent rien des saintes coutumes de l'Eglise, ils firent comme ils purent en leur langue les recommandations de l'ame, en l'absence du Pere, qui estoit allé à quelqu'autre bonne œuvre pressante, apres avoir administré tous les Sacremens à nostre malade.
Il fut fort consolé à son retour de les trouver tous à genoux dans ce saint exercice, et son malade encore en estat de faire en le suivant, quelques actes de Foy, de confiance en la misericorde de Dieu, de charité et de resignation à sa sainte volonté, apres lesquels il expira doucement, laissant à toute la compagnie de grandes esperances de son salut eternel.
Il y eust une circonstance assez extraordinaire en ses funerailles, où assisterent toutes les familles du bourg, et plusieurs François du voisinage. Avant qu'on mist le corps en terre, la veufve demanda si les auteurs de sa mort estoient presens; et luy ayant répondu que non, elle pria qu'on les allât querir. Ces pauvres gens estans venus, ils s'approcherent du mort, la veuë baissée, la tristesse et la confusion sur le front. La veufve les regardant: Hé bien, leur dit-elle, voila le pauvre Joachim Annieouton, vous sçavez ce qui l'a reduit en l'estat où nous le voyons maintenant; je ne vous en demande point d'autre satisfaction, sinon que vous priiez Dieu pour le repos de son ame. Nous avons reconnu par la conversion de ce Sauvage, qui avoit donné tant d'exercice au zele de nos Missionnaires, qu'il ne faut jamais desesperer du salut des plus vicieux, mais qu'il faut incessamment espier les occasions et les moments de la grace, qui se fait sentir sur tout dans les afflictions, et nous pouvons dire de celuy-cy, que son emprisonnement et ses fers luy ont fait recouvrer la liberté des enfans de Dieu.
La consolation de ce bon Sauvage auroit esté entiere, si ses blessures eussent pu permettre de le transporter dans l'Hospital de Quebec, où les Religieuses Hospitalieres, que Madame la Duchesse d'Aiguillon y a fondées et établies depuis plus de 33. ans, assistent avec toute la charité possible, non seulement les François dans leurs maladies, mais aussi les Sauvages, de quelque Nation qu'ils soient, Algonquins, Hurons, ou Iroquois. Tous ces Peuples y sont reçeus à bras ouverts, traittez et couchez à la Françoise dans leurs maladies; et mesme les familles entieres qui viennent des païs étrangers pour s'habituer à Nostre-Dame de Foy parmy les Hurons, ou à Sillery avec les Algonquins, y sont les bien-venuës, hebergées et nourries jusques à ce qu'elles voyent clair pour leur établissement. Aussi les
sains et les malades, qui y ont recouvré leur santé, publient par tout leur charité et les bons exemples qu'ils y voyent de toutes les vertus; ils ne parlent qu'avec admiration de leur assiduité auprés des malades, comme elles passent souvent les nuits, ou en prieres, ou en les soulageant dans leurs douleurs, et les exhortant à la patience avec tel succez, que c'est assez de mourir en l'Hospital de Quebec pour avoir des marques sensibles de sa predestination.
Version en français contemporain
ARTICLE IV.
De la conversion de Joachim Annieouton, et sa mort.
Quoique cette petite Église (communauté chrétienne) soit florissante, et que toutes les vertus chrétiennes y éclatent, il s'y trouve toujours quelques âmes rebelles qui donnent de la misère au zèle d'un fervent missionnaire, et à la charité des membres les plus sains qui la composent.
Il y avait plus de vingt-cinq ans que Joachim Annieouton était au rang des fidèles par le saint baptême, quoiqu'il fut demeuré encore infidèle dans son cœur, et n'eut de chrétien que le nom, et de temps en temps quelque belle apparence extérieure. Ses vices entre autres, étaient l'impureté, l'ivrognerie et l'impiété. Le scandale en était d'autant plus grand, qu'il était considéréà sa valeur, son esprit et son bon sens. Ces belles qualités lui donnaient le premier rang dans toutes leurs affaires, et rien ne se terminait que selon son avis.
Ce cœur révolté avait été défié souvent par divers de nos missionnaires, et comme il était adroit, pour éviter un plus rude assaut, il semblait quelquefois lever les mains et se rendre. Il paraissait plus retenu en ses paroles, plus assidu aux prières publiques, à la messe et aux instructions. Il faisait si bien qu'il laissait à tous ceux qui le voyaient cette impression qu'il était vraiment converti, jusqu'à ce que ses œuvres fissent paraître le contraire. Ce procédé plein de ruse et de malice, faisait désesperer de son salut. Sans un coup extraordinaire de la bonté de Dieu, Qui ne voulait pas que tant de prières et de vœux que l'on faisait tous les jours pour sa conversion, fussent inutiles et sans fruit. Il permit qu'il fut accusé d'être complice d'un crime dont il était innocent sur des indices qui faisaient paraître la chose probable. On le prend, le mène en prison, et on lui met les fers aux pieds. En voici le sujet:
Deux jeunes fripons revenus depuis quelque temps du pays des Iroquois où ils avaient été prisonniers de guerre, se voyant persécutés pour leurs mauvaises mœurs, décidèrent d'y retourner. Mais pour être les bienvenus parmi ces peuples et rentrer plus aisément dans leurs bonnes grâces, ils jugèrent devoir ou leur mener un de leurs ennemis, ou du moins leur en porter la cheveleure. Cette décision étant prise, ils accostèrent un Abénaquis (Algonquin de la Nouvelle-Angleterre), nos alliés et ennemis des Iroquois, l'invitèrent à aller boire avec eux sa part d'une bouteille, le menèrent à l'écart dans les bois, où l'ayant enivré, ils le lièrent à un arbre à dessein de s'embarquer avec lui tôt le lendemain matin. Mais les Hurons en ayant eu vent, et Monsieur Talon notre Intendant en étant averti, mit en même temps des soldats en campagne, qui avec empressement trouvèrent l'Abénaquis seul dans ses liens, les criminels n'ayant eu que le temps de s'échapper dès qu'ils les avaient aperçus. Ils le délièrent et le ramenèrent à ses gens, lesquels indignés de cette action, et n'ayant pas oublié quelque démêlé qu'ils avaient eu avec Annieouton, persuadèrent celui-ci qui avait été en danger, de déclarer en présence de témoins, qu'il avait appris de ces deux fuyards, qu'Annieouton avait été l'auteur de cette trahison dont on avait fort appréhendé les suites, la nation des Abénaquis étant nombreuse et assez mutine. Ce qui rendait encore probable cette calomnie, était que l'un des deux était son proche parent, d'où on inférait qu'il ne pouvait pas avoir ignoré ce mauvais plan, et que l'ayant su, il devait les en détourner efficacement, ou du moins aviser ceux qui avaient le pouvoir d'empêcher ce désordre.
Cette calomnie si bien concertée trouva tant de crédit dans les esprits, que près de deux mois se passèrent avant que la vérité fut connue. C'était le temps que la divine Providence voulait donner à ce cœur endurci pour s'amollir et se reconnaître. De fait se voyant dans une obscure prison, les fers aux pieds, couché sur la terre et en danger de mourir au gibet, et se sentant accablé de chagrin et comme au désespoir, il fit cette réflexion: «Encore avec tous ces maux, ai-je quelques heures un peu douces de temps en temps. Mes parents et mes amis me visitent qui me consolent et m'apportent un peu à manger, ils me portent compassion, et les Pères ne m'abandonnent point. De plus, je n'ai pas encore perdu toute espoir peut-être que mon innocence sera reconnue. Cependant cette triste demeure m'est insupportable. Que ferai-je donc en enfer qui m'est inévitable si je continue à vivre comme j'ai fait jusqu’à présent? Ah! Mon Dieu, misérable que je suis. Comment pourrai-je demeurer éternellement dans ces flammes cruelles sans soulagement, sans consolation, et dans la rage?» Il entra si avant dans ces pensée salutaires de l'éternité malheureuse qu'il conçut alors devoir être l'héritage assuré de ceux qui meurent malheureusement dans leur péché, et la Foy qui se réveilla en lui, fit dans son esprit une impression si vive de toutes les vérités chrétiennes qu'on lui avait enseignées, que tout effrayé de la vue qu'il eut des extrêmes rigueurs de la justice de Dieu envers ceux qui abusent, comme il avait fait, de ses grâces. Il se dit: «Ah! Mon Dieu, c'en est fait, c'est tout de bon que je veux vous servir.» Il en prit la résolution si ferme, qu'il l'a gardée depuis fidèlement jusqu’à sa mort. À la première entrevue qu'il eut avec le Père Chaumonot: «Ah! Mon Père, lui dit-il, je vous ai trompé jusqu’à présent. J'ai trompé autrefois Aondecheté (c'est le nom du Père Ragueneau). J'ai trompé aussi plusieurs fois Teharonhiagannra (c'est à dire le Père le Mercier). je vous ai tous trompés. Vous me pressiez très souvent de me convertir, et moi, pour vous contenter et pour me débarasser, comme je disais alors, de ces démarches pressantes, je vous accordais en apparence ce que vous souhaitiez de moi. Je vous disais: Oui je me convertirai. Mais il faut que je vous découvre un secret, il faut que vous sachiez que nous avons un oui qui veut dire non, un certain oui traîné et languissant. Quand nous disons: Aaao, quoique nous semblions accorder ce qu'on demande de nous, cet aaao néanmoins ainsi traîné, veut dire: je n'en ferai rien. Au lieu de quand nous accordons quelque chose tout de bon, nous coupons plus court et disons: Ao, oui. Maintenant, mon Père, que j'ai ouvert les yeux, et que Dieu m'a fait la grâce de connaïtre mon malheur, c'est tout de bon que je veux changer de vie.» Il lui declara ensuite tout ce qui s'était passé dans son esprit, les vives appréhensions qu'il avait eues des jugements de Dieu. Et pour mettre en pratique ces bons sentiments, il commença, après s'y être bien préparé par une confession générale de toute sa vie, depuis son baptême. Il la fit avec des sentiments qui donnèrent bien de la consolation au Père. Il était encore alors aux fers, mais peu de jours après, ne s'étant trouvé aucune preuve convaincante du crime dont on l'avait accusé, il fut relâché. La joie en fut très grande dans la bourgade, principalement alors qu’à un festin qu'il fit à tous ses gens, en présence du Père. Il leur parla en ces termes: «Mes frères, c'est maintenant que je reconnais Hechon (c'est le nom du Père Chaumonot) pour mon Père, et que je me déclare son fils. Je veux dorénavant lui obéir en tout ce qu'il m'ordonnera. Hélas! Je n'avais pas de jugement quand je me fâchais quand en le renseignant sur ma vie et des mauvaises mœurs de mes semblables. Je connais bien maintenant qu'il nous est très avantageux pour notre salut qu'il sache tous nos comportements et toutes nos misères, afin qu'il y remédie. Mes frères, ne vous fiez plus à moi désormais. Si quelqu'un d'entre nous avait la volonté de ne pas vivre selon Dieu, ce que je ne crois pas, qu'il sache que je le décèlerai.» Il ajouta plusieurs choses très édifiantes, qui firent que toute la compagnie en bénir la divine Majesté, et de s'en réjouir avec le nouveau pénitent. Ces résolutions si publiques ne furent pas de simples paroles. Elles furent suivies de leurs effets. Il ne parut plus rien en lui de ses anciennes habitudes. Il était des premiers dans tous les exercices de dévotion, et il témoigna tant de zèle pour bannir de la bourgade tous les dérèglement des moeurs, et surtout ceux que l'ivrognerie a coutume de causer, qu'il lui en coûta la vie. Voici en peu de mots comment la chose se passa:
Un jeune homme revenu du pays des Iroquois, chantait dans son ivresse, qu'il voulait y retourner, mais qu'il ne prétendait pas y paraître les mains vides. Cela voulait dire qu'il voulait tuer quelqu'un, et en emporter la chevelure. On en fit rapport à notre Joachim, qui avait demandé au Père de faire l'office de dogique ou catéchiste, en l'absence de Louis Taondechoren, pour réparer le scandale qu'il avait fait avant sa conversion. Il reprend cet insolent, qui n'était qu'à moitié ivre: «Mon cousin, lui dit-il, n'as-tu pas honte de parler de la sorte? Serais-tu si bien dénaturé de vouloir réjouir nos ennemis en massacrant quelqu'un de tes proches? N'as-tu pas encore ici un frère, une sœur, et d'autres parents? Veux-tu donc les abandonner pour aller te donner derechef en qualité d'esclave à des barbares qui ont ruiné notre pays?» (Aujourd’hui, nous appelons ce comportement le syndrome de Stockholm, qui désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à développer une empathie, voire une sympathie, ou une contagion émotionnelle avec ces derniers.)
Il parlait encore alors que l'ivrogne, et deux autres de ses camarades qui n'avaient pas plus de raison ni de jugement que lui, le jettent par terre, et le frappant de plusieurs coups de couteau, le mettent en tel état qu'il fut enlevé comme mort de leurs mains, avec trois ou quatre plaies très dangereuses.
Étant revenu à lui, il dit au Père: «Mon Père, mon esprit est en repos, je me sens résigné à tout ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner de ma vie. S'Il veut que je meure, j'espère qu'Il me fera miséricorde et qu'Il me pardonnera mes péchés. Je pardonne aussi de bon cœur à ceux qui m'ont si maltraité.» Comme il paraissait en danger de mort, et qu'il souffrait de grandes douleurs, il demanda et reçut avec beaucoup de dévotion les derniers Sacrements, le Viatique et l'Extrême-onction.
Cependant, trois jeunes hommes de ses parents veulent le venger. Ils cherchent les meurtriers par toutes les cabanes, où par bonheur ils ne se trouvèrent pas. Le malade ne changea pas de disposition d'esprit. Au contraire, ayant appris ce mauvais plan, il témoigna en être fort fâché, et que s'il l'avait su, il les en aurait détournés efficacement.
Le lendemain matin, le Père et quelques anciens allèrent le visiter. Ils lui présentèrent selon la coutume du pays, un collier de porcelaine, tiré de leur fisc (panier pour recevoir les dons) de Notre-Dame-de-Foy. C'est un petit fonds qu'ils ont fait entre eux par dévotion, et qu'ils entretiennent comme entre les mains de la sainte Vierge, pour aider les pauvres et subvenir à quelques nécessités pressantes. Ce fut donc de ce fonds qu'ils tirèrent ce collier, pour témoigner à ce pauvre blessé le ressentiment que toute la bourgade avait de l'accident qui lui était arrivé, et pour l'affermir dans ses pensées de paix, de douceur et de compassion pour les auteurs de sa mort. Il les remercia de leur civilité et de leur charité, et à l'heure même il envoya chercher les trois jeunes hommes qui avaient voulu venger sa mort, et ceux qui pourraient avoir le même but, leur montra le collier qu'on venait de lui présenter, en leur disant: «Mes neveux, voila la voix et la parole de Notre-Dame et maîtresse qui nous exhorte à oublier tout le mal que j'ai reçu, et l'injure qui m'a été faite par ceux que vous savez. Ne me faites pas passer pour un inconstant et pour un menteur. Il n'y a que peu de jours que je promis solennellement que je serais bon chrétien, et maintenant vous voudriez me faire paraître un vindicatif. Car ne dirait-on pas, si vous faisiez un mauvais coup, que ce serait moi qui vous l'aurais commandé?» Et puis, regardant le Père: «Je vous prie, dit-il, mon Père, qu'on aille chercher les criminels, tandis que j'ai encore la parole un peu libre, qu'ils entendent de ma propre bouche que je leur pardonne de bon cœur, et comme je défends à mes neveux de leur faire aucun tort.» On les trouva. Ils entrèrent dans la cabane, se placèrent aux pieds du malade qui les salua avec beaucoup de douceur, les assurant qu'il ne leur voulait aucun mal, qu'il n'attribuait qu'à la boisson le malheur qui lui était arrivé, et qu'il était bien persuadé que jamais ils ne l'auraient traité de la sorte s'ils eussent été sobres. «Au reste, leur dit-il, vous voyez bien que pour ce qui est de moi, vous n'avez rien à appréhender. Dieu me fait la grâce de n'avoir dans le cœur aucune pensée de haine ni de vengeance contre vous. Mais quand bien même je serais si malheureux que d'en avoir, les blessures mortelles, qui me rendent immobile, m’empêche de vous nuire. Si vous aviez donc à craindre, ce ne pourrait être que de mes neveux. C'est ce qui m'a obligé de les faire appeler pour connaître leurs sentiments, et les faire entrer dans les miens, qu'ils parlent et qu'ils disent nettement en votre présence ce qu'ils ont dans le cœur.» Le plus distingué d'entre eux prenant la parole pour tous, déclara que pour obéir à Notre-Seigneur, qui commandait si expressément de pardonner à ses ennemis, ils renonçaient à tous les sentiments de vengeance qu'ils avaient eus à la vue du malheur arrivé à leur oncle. Tous les autres ensuite s'expliquèrent là-dessus presque en même termes, et les coupables témoignèrent aussi publiquement un grand regret de leur faute, et beaucoup de compassion pour celui qu'ils avaient mis dans un état si déplorable. Cette entrevue se termina par une prière que le Père adressa à Notre-Seigneur, et qu'il fit faire à tous les assistants, en faveur du malade, pour lui obtenir la patience dans ses maux et la grâce d'une bonne mort.
Un de ces jeunes hommes qui avaient voulu se venger de l'outrage fait à leur oncle, fut tellement touché par la réprimande qu'il leur avait faite, que pour réparer le scandale qu'il avait fait, il alla prier le Père Chaumonot de mettre le lendemain dans le petit trésor de la sainte Vierge, un collier de porcelaine qu'il lui présentait. Le Père le reçut, et le lendemain il le produisit devant tout le monde assemblé dans la chapelle, témoignant de la part du coupable, le déplaisir qu'il avait de sa faute, et priant toute la compagnie de lui en obtenir le pardon auprès de la sainte Vierge, qui est considérée comme la maîtresse et la souveraine de cette bourgade. Ces sortes de satisfactions ont autant et plus d'effet parmi les Sauvages que les punitions corporelles parmi nous.
Le malade, qui languit plus de cinquante jours avant de mourir, conserva toujours les mêmes sentiments de charité envers les criminels, tandis qu'ils furent en prison, où ils souffrirent beaucoup. Il demandait souvent de leurs nouvelles par un sentiment de compassion chrétienne, et lorsqu'ils furent élargis, il est bien voulu pouvoir les délivrer de l'amende à laquelle ils avaient été condamnés. Mais ce qui édifia le plus toute la bourgade et les Français du voisinage, fut que ces misérables étant hors d'affaires, il les envoyait souvent prier de venir le visiter pour sa consolation, et qu'il ne témoignait jamais plus de joie que quand il pouvait s'entretenir avec eux. C'était un spectacle pitoyable que de le voir. Ce n'était que putréfaction et que pourriture aux reins et hanches, où il avait été dangereusement blessé. La chair lui tombait par lambeaux, et les os lui perçaient la peau. Il était couché sur une dure écorce d'arbre, couverte d'une légère natte tissée de joncs. Il ne pouvait de lui-même changer de position, et on ne pouvait pas le remuer sans le faire souffrir affreusement. Cependant il ne lui échappa jamais durant toute sa maladie une parole d'impatience. Il bénissait Dieu continuellement et Lui offrait ses souffrances. Un jour, sa femme qui n'avait aucun repos jour et nuit, lui témoignant la peine que lui donnait une si longue et si fâcheuse maladie, il lui dit: «Aoüendihas (c'était le nom de sa femme), ne nous plaignons pas, gardons-nous bien de trouver à redire au procédé de là divine Providence envers nous. Elle est admirable et tout aimable pou moi. Dieu veut que par ces légères peines, je satisfasse en cette vie à Sa justice, pour mes péchés qui ont mérité mille fois une éternité de supplices.» Pendant ses plus cuisantes douleurs, il tenait d'ordinaire les yeux collés sur un crucifix qu'il avait auprès de son lit, avec ces paroles qu'il tirait du fond de son cœur: «Jésus, je Vous tiens compagnie en Votre Croix. Je pardonne volontiers à ceux qui m'ont causé ce que je souffre, comme vous avez pardonné à ceux qui Vous avaient crucifié. Ô que j'endure de bon cœur pour mes péchés, pour lesquels vous avez tant souffert le premier. Je vous demande seulement, mon Sauveur, que vous ayez pitié de moi après ma mort. J'espère qu’alors vous me ferez part de Votre joie, puisque Vous me faites maintenant la grâce de participer à Votre Passion.»
Il n'était jamais seul. Toutes les familles le visitaient chacune à son tour, et l'assistaient en tout avec une charité bien agréable à Dieu, et que les Français ne pouvaient assez admirer.
Le jour de sa mort, le voyant dans des convulsions qui montraient que sa fin approchait, ils s'assemblèrent tous dans sa cabane, et comme ils n'ignorent rien des saintes coutumes de l'Église, ils firent comme ils purent en leur langue les recommandations de l'âme, en l'absence du Père qui était allé à quelque autre bonne œuvre pressante, après avoir administré tous les Sacrements à notre malade.
Il fut fort consolé à son retour de les trouver tous à genoux dans ce saint exercice, et son malade encore en état de faire en le suivant, quelques actes de foi, de confiance en la miséricorde de Dieu, de charité et de résignation à Sa sainte volonté, après lesquels il expira doucement, laissant à toute la compagnie de grandes espérances de son salut eternel.
Il y eut une évènement assez extraordinaire à ses funerailles, où assistèrent toutes les familles du village et plusieurs Français du voisinage. Avant qu'on mit le corps en terre, la veuve demanda si les auteurs de sa mort étaient présents, et lui ayant répondu que non, elle pria qu'on les allât quérir. Ces pauvres gens étant venus, ils s'approchèrent du mort, les yeux baissés, la tristesse et la confusion sur le front. La veuve les regardant: «Hé bien, leur dit-elle, voila le pauvre Joachim Annieouton. Vous savez ce qui l'a réduit dans l'état où nous le voyons maintenant. Je ne vous en demande pas d'autre réparation, sinon que vous priiez Dieu pour le repos de son âme.»
Nous avons reconnu par la conversion de ce Sauvage, qui avait donné tant de mal au zèle de nos missionnaires, qu'il ne faut jamais désespérer du salut des plus vicieux, mais qu'il faut incessamment surveiller les occasions et les moments de grâce qui se fait sentir surtout dans les afflictions. Et nous pouvons dire de celui-ci, que son emprisonnement et ses fers lui ont fait recouvrer la liberté des enfants de Dieu.
La consolation de ce bon Sauvage aurait été entière, si ses blessures eussent pu permettre de le transporter à l'hôpital de Québec, où les Religieuses Hospitalières, que Madame la Duchesse d'Aiguillon y a fondées et établies depuis plus de 33 ans, assistent avec toute la charité possible, non seulement les Français dans leurs maladies, mais aussi les Sauvages, de quelque nation qu'ils soient, Algonquins, Hurons, ou Iroquois. Tous ces peuples y sont reçus à bras ouverts, traités et couchés à la française dans leurs maladies; et même les familles entières qui viennent des pays étrangers pour s'habituer à Notre-Dame-de-Foy parmi les Hurons, ou à Sillery avec les Algonquins, y sont les bienvenues, hébergées et nourries jusques à ce qu'elles voient clair pour leur établissement. Aussi les sains et les malades, qui y ont recouvré leur santé, publient partout leur charité et les bons exemples qu'ils y voient de toutes les vertus. Ils ne parlent qu'avec admiration de leur assiduité auprès des malades, comme elles passent souvent les nuits, ou en prieres, ou en les soulageant dans leurs douleurs, et les exhortant à la patience avec un tel succès, que c'est beaucoup de mourir à l'hôpital de Québec pour avoir des marques sensibles de sa prédestination.