Chapitre III.
De la vie de Madame de la Peltrie en ce païs, et de sa sainte mort.
On peut juger de ses premieres démarches, dans la fidele correspondance qu'elle porta à la grace de sa vocation en ce païs, de quel pas elle s'y est avancée en toute sorte de vertu, l'espace de pres de 33. ans que ces peuples ont eu le bonheur de la posseder.
Ce qui parut d'abord en elle avec plus d'esclat, fut le zele qui brûloit dans son cœur pour leur conversion. Elle eust volontiers couru en personne toutes les forests, les lacs et les montagnes de ce grand païs, pour crier à ces nations infinies qui les habitent, qu'il y a un Dieu, un Paradis,un Enfer, un Jesus-Christ crucifié pour l'amour et le salut de tous les hommes; mais il falloit auparavant respirer un peu, il falloit travailler à l'établissement du Monastere qu'elle avoit entrepris, il falloit qu'elle eust la consolation de voir ses filles en possession de l'employ qu'elle leur avoit souhaité avec tant de passion, et qu'elle mesme y mist la main dans le soin qu'elle prit, conjointement avec elles, des petites filles Sauvages. Ces premieres saillies du feu divin, dont elle estoit consommée interieurement, avec son humilité, sa douceur, sa pieté et sa charité, qui rendoient sa conduite si sainte, donneront de l'admiration aux François et aux Sauvages; mais ce qui les ravit, fut que deux ans apres son arrivée, ayant appris que le grand concours des Sauvages devoit estre plus haut, elle monta jusques à Montreal, où son grand cœur n'en trouvant pas encore assez pour contenter la soif extreme qu'elle avoit du salut des ames, elle prit le dessein de penetrer jusqu'à trois cents lieuës de Quebec, par des chemins embarrassez de torrens et de cheutes d'eau, qui feroient mesme peur à ceux qui ne les verroient qu'en peinture, et d'aller au païs des Hurons, où estoit le fort des Missionnaires, et où l'on comptoit plus de quatre-vingt mille ames, en y comprenant les peuples de la Nation Neutre et de la Nation du Petun, tous renfermez dans l'estenduë de soixante lieuës de païs, qui ont esté depuis ou ruinés, ou dissipés par les Iroquois en des Contrées plus écartées. Tout estoit disposé pour ce grand voyage, sa compagnie, ses canots, ses provisions, ses petits balots, qui contenoient de quoy vivre sur les lieux, et y faire ses liberalitez; rien ne l'avoit estonné de tout ce qu'on luy avoit pu dire pour la divertir de cette entreprise, elle n'attendoit que le temps et la saison propre pour s'embarquer; mais un de nos Peres estant descendu de ce païs avec la flotte Huronne, luy fit voir si clairement l'inutilité de ce voyage pour la fin qu'elle pretendoit, et le danger manifeste de tomber entre les mains des Iroquois, qui estoient en guerre avec ces peuples, qu'elle prit la resolution de n'y plus penser. Mais pour ne point manquer à ce zele, elle fonda l'entretien d'un Missionnaire de nostre Compagnie; et demeurant convaincue qu'elle satisferoit pleinement à sa vocation, si elle se contentoit de travailler à la conversion de ces ames abandonnées, par des prieres continuelles, par ses abstinences et ses mortifications ordinaires, et par ses emplois de charité aupres des petites filles Sauvages, demeurant en cloture et vivant dans la regularité religieuse avec ses filles, comme elle a fait saintement et constamment jusques au dernier moment de sa vie, sans se relascher jamais, selon le tesmoignage que rend à sa vertu toute sa Communauté, elle estoit si exacte en toutes choses, qu'elle prevenoit les autres en tout ce qui regarde la discipline religieuse, et lorsque la Superieure ordonnoit quelque chose à la Communauté, elle estoit toujours la premiere a l'executer, animant ainsi toutes les autres par son exemple à obeïr avec promptitude, et l'on a remarqué que les observances regulieres n'estoient jamais mieux ny plus ponctuellement gardées, que lorsqu'elle avoit soin de la cloche.
Ayant l'office de la lingerie, qu'elle a exercé dix-huit ans entiers, elle donnoit plus volontiers qu'on ne luy demandoit, et donnoit de si bonne grace et avec tant de bonté, qu'elle faisoit mille excuses, si les choses n'estoient pas si commodes qu'elle l’eust bien souhaitté; aussi dés son enfance, la charité et la misericorde avoient esté ses cheres vertus. Elle avoit une telle affection pour les pauvres, que pour le respect et l'amour qu'elle avoit pour la pauvreté de Nostre-Seigneur, elle eut voulu en avoir toujours aupres de soy, et les vestir de ce qu'elle avoit de meilleur; et comme on luy reprochoit un jour avec respect et amitié, qu'elle portoit presque toujours de vieux habits rapetassez, qu'il y avoit en cela quelque chose contre la bienseance, et qu'elle feroit peut-estre mieux de les donner aux pauvres. Ah, pour moy, dit-elle, j'aimerois beaucoup mieux leur en donner de neufs. L'esprit d'abaissement et d'humilité qui regnoit dans son cœur, luy rendoit facile la pratique de toutes les vertus; son plaisir estoit de se voir dans les offices les plus méprisables, de laver la vaisselle, les marmites el les pots, ballier la maison, et assister les malades dans les derniers services; ce qu'elle faisoit d'une maniere qui ravissoit tout le monde. Elle estoit en possession de prendre par tout la derniere place, au Chœur, au Refectoire, à la Communion, et aux autres assemblees de la Communauté; c'estoit luy faire de la peine que de luy donner la qualité de Fondatrice. Helas! je ne suis, disoit-elle à cette occasion, qu'une pauvre miserable, qui n'ay fait qu'offenser Dieu. Elle le croyoit ainsi, quoy qu'en effet sa conscience fust tres-pure devant Dieu, et que sa vie fust aux yeux des hommes, un exemple continuel de toutes les vertus. Son port, quoy qu'assez majestueux, estoit humble; son exterieur portoit à l'amour de la pauvreté, au recueillement interieur et à la devotion; et ce bas sentiment qu'elle avoit d'elle-mesme faisoit qu'elle parloit peu, et jamais de soy, sinon pour se confondre. Un jour, au commencement de l'année, les petites Pensionnaires luy estant allées demander sa benediction: Mes pauvres enfans, leur dit-elle, à qui vous adressez-vous? à la plus méchante creature qui soit au monde. Cette mesme humilité faisoit, qu'elle ne vouloit pas qu'on luy servist rien de particulier pour le manger, quoy qu'elle en eust besoin, s'estimant inutile et la derniere de toute la Communauté. Elle dissimuloit avec une douceur incroyable, les petits déplaisirs, qui sont inevitables dans une vie de Communauté pour sainte qu'elle soit; elle se donnoit toujours le tort, et ne pouvant souffrir qu'on luy demandast pardon, elle estoit souvent la premiere à le demander à genoux: C'est moy, ma chere Sœur, disoit-elle, qui vous ay donné subject de peine, par mon orgueil et par mon impatience, priez Dieu qu'il me convertisse, et croyez que je vous aime de tout mon cœur. Quoy qu'elle eust un don d'oraison continuelle, et qu'elle parlast éminemment des choses de Dieu aux personnes de dehors, qui la venoient visiter, son humilité neantmoins la rendoit si reservée dans la Maison, qu'elle n'en parloit que par interrogation, et comme si elle eust ignoré ces choses-là; et quand on la pressoit quelquefois en recreation, de communiquer les bons sentimens que Dieu luy donnoit dans ses exercices de devotion, elle répondoit naïvement: Que diray-je? sinon que je suis continuellement infidele aux graces de Dieu.
Mais comme je ne pretends icy que faire un petit abregé de sa vie, je laisse ses autres vertus, ses penitences et ses mortifications, qu'un corps robuste auroit eu de la peine à supporter, et dans lesquelles elle estoit infatigable, se refusant mesme constamment en toutes choses les soulagemens qu'on jugeoit necessaires à sa foible complexion et à ses infirmitez presque continuelles. Et s'il arrivoit qu'elle eût connoissance que quelque personne fust en mauvais estat et en danger de son salut, elle redoubloit pour lors et ses austeritez et ses prieres.
Aussi puisoit-elle cet amour des souffrances, et ce zele qui la consumoit, dans la source de l'amour divin, son cœur estant inseparable du saint Sacrement de l'Autel, pour lequel elle avoit une devotion admirable, et dont elle ne pouvoit perdre la presence. Sans son humilité, qui l'éloignoit de toutes particularitez, elle l'eust volontiers receu tous les jours; et pour se consoler et se satisfaire dans cette privation qui luy estoit bien sensible, elle procuroit au Monastere le plus de Messes qu'elle pouvoit, et les entendoit toutes avec une modestie et un respect Angelique, se donnant toujours la liberté de quitter le parloir, et quelque conversation que ce fust, lorsque on sonnoit une Messe.
Comme cette pieuse Dame avoit gagné les cœurs de la Communauté par ses bons exemples, et de ceux de dehors par la douceur de ses saints entretiens, et par ses liberalitez, tout le Canada luy souhaittoit encore plusieurs années de vie, mais il a plu à Dieu, qui vouloit couronner les merites de sa servante, d'en disposer autrement.
Ce fut le douziéme de Novembre de l'année derniere 1671. qu'elle fut attaquée d'une pleuresie, qui l'emporta le septiéme jour. Ce terme parut bien court aux personnes qui n'estoient pas bien resoluës de la perdre, il fut neantmoins suffisant pour faire éclater dans sa mort les vertus qui avoient paru en elle pendant sa vie: elles s'assemblerent toutes alors comme en foule, pour l'accompagner dans ce passage, et parurent dans un esclat si extraordinaire, que les personnes qui eurent le bonheur de l'assister pendant sa maladie, en furent toutes surprises.
Jamais elle ne fut plus humble, plus affable, plus patiente, plus mortifiée, plus obeïssante, ny plus soumise à la Superieure, aux ordonnances du Medecin, plus devote, plus unie avec Dieu, ny plus resignée à sa sainte volonté.
Elle avoit toujours eu une tendresse particuliere pour la pauvreté, aussi voulut-elle mourir en pauvre, jusques là mesme qu'elle pria celles qui l'assistoient, de luy faire cette grace que de descharger une petite table, qui estoit proche de son lit, de quantité de douceurs qu'elle ne jugeoit pas luy estre necessaires, ajoûtant qu'elle desiroit que la pauvreté parust dans sa chambre et dans tout ce qui avoit rapport à elle, comme une Reine dans son Palais, où elle doit avoir tout credit et autorité.
Le 15. du mesme mois, et le quatriéme de sa maladie, elle fit son testament solemnel, où Monsieur Talon, Intendant, voulut se trouver, tant pour honorer sa personne, que pour autoriser ses dernieres volontez; et la défunte, qui eut toujours l'esprit sain et present à soy, ne manqua pas de luy en faire compliment, et de luy en témoigner ses reconnoissances. Deux jours apres, ayant appris du Medecin qu'elle ne passeroit pas le lendemain, elle ne s'en estonna point, et pria celles qui estoient aupres d'elle, de ne luy plus parler que de l'Eternité; et comme on luy demandoit si elle n'avoit pas quelque regret de mourir? Point du tout, dit-elle, j'estime mille fois plus le seul jour de ma mort, que toutes les années de ma vie.
Le jour suivant, qui fut celuy de son bonheur, elle fut ravie, quand s'estant enquise quel jour il estoit, elle sçeut qu'il estoit Mercredy: Dieu soit beny, dit-elle, ah! que je seray heureuse de mourir aujourd'huy! c'est un jour destiné pour honorer saint Joseph. De fait elle entra dans l'agonie en priant Dieu, et expira doucement deux heures apres, sur les huit heures du soir, dans l'enclos du Monastere, âgée de 68. ans, dont elle en avoit passé trente-trois en ce païs. Elle employa cette derniere journée dans des desirs si ardents de voir Dieu, et de le posseder, que les heures luy duroient des années, et demandoit incessamment quand arriveroit ce bienheureux moment qui l'uniroit à son souverain bien pour jamais.
Elle receut ses derniers Sacremens de la main de Monsieur de Bernieres, neveu de celuy qui avoit conduit toutes ses affaires pour le Canada, grand Vicaire de Monseigneur de Petrée, et Superieur du Monastere, avec une devotion et une joye, qu'il seroit difficile d'exprimer; et faisant reflexion sur la charité, et le soin de ses cheres filles, qui n'avoient rien oublié ny épargnie pour l'assister en tout, pour le spirituel et pour le temporel, elle reconnut sensiblement, avec beaucoup de satisfaction et de consolation, qu'ayant tout quitte pour nostre Seigneur, elle en recevoit le centuple dés cette vie, selon sa promesse. Ces paroles du Sage: limenti Dominum bene erit in extremis, que l'ame qui aura passé sa vie dans fa crainte de Dieu, s'en trouvera bien à la mort, ont esté verifiées en cette pieuse Dame; le jour de sa mort a esté pour elle un jour de benediction, et in die functionis suœ benedicetur.
Aussi comme elle avoit acquis la perfection de la Justice Chrestienne, son ame, avec celle des Justes, estoit en la main de Dieu, Justorum animœ in manu Dei sunt, et dans la sureté de cet azile, elle ne ressentit aucune atteinte du tourment de la mort, non tanget illos tormentum mortis. Elle n'eut aucune peine de quitter la vie; l'esprit de componction qui regnoit dans son cœur, y avoit mis le calme, et l'avoit delivrée des inquietudes que cause d'ordinaire le souvenir des pechez passez; enfin le témoignage de sa bonne conscience, qui est toute la gloire d'une ame Chrestienne, et la confiance qu'elle avoit en la divine misericorde, luy faisoit regarder d'un œil paisible et sans crainte, ce qu'il y a de plus horrible dans les Jugemens de Dieu: de sorte que son cœur, au plus fort de ses douleurs, tout transporté de joye, et dans des mouvemens tout divins, ne respiroit que le Ciel; elle prioit ses cheres filles, qui estoient toujours aupres d'elle, de luy remettre souvent en memoire, ce premier Verset du Pscaume 121. Lœtatus sum in his quœ dicta sunt mihi: in domum Domini ibimus, s'occupant, jusques à ce qu'elle tomba en l'agonie, dans des sentimens de componction, pleins d'amour et de suavité, de resignation à la volonté de Dieu, de confiance, de loüange, d'action de grace, et dans des desirs ardens de se voir au plus tost dans la jouissance du bonheur eternel.
Le lendemain de sa mort, elle fut enterrée dans le Chœur des Religieuses, dans un cercüeil de plomb; ce qui se fit à la verité contre ses intentions, cette humble Dame n'ayant cherché durant toute sa vie que l'humiliation et l'aneantissement, et sur tout à la mort. Mais le ressentiment que les Ursulines ses filles conserveront toujours de ses bontez et de ses bienfaits, les fit passer par dessus toute autre consideration, et les obligea dans une occasion si considerable et si solemnelle, d'en témoigner cette petite reconnoissance.
Avant que son corps fut ensevely, on en tira le cœur, selon qu'elle l'avoit ordonné dans son testament, pour estre mis entre les mains des Peres de nostre Compagnie, ausquels elle l'avoit promis depuis plusieurs années, conformement à leurs desirs, declarant expressement (ce qui confirme encore le bas sentiment qu'elle avoit d'elle-mesme) qu'elle vouloit qu'il fust mis dans une petite quaisse de bois toute simple, sans estre mesme rabotée, et sans autre enveloppe que de la terre meslée avec de la chaux vive, et qu'il fust livré en cet estat ausdits Peres, pour marque du respect et de l'affection (ce sont les propres termes du Testament) qu'elle a toujours euë pour leur sainte Compagnie, pour estre posé et enterré sous le marchepied de l'Autel de leur Eglise, où repose le saint Sacrement, pour y estre consommé et reduit en poussiere, aux pieds de la divine Majesté.
Ces dernieres lignes de son testament olographe ayant esté omises dans la minute du testament solemnel, elle n'eut point de repos qu'elles n'y fussent inserées, ne pouvant s'empescher, tandis que cette affaire se passoit, de témoigner de l'indignation contre ce cœur, qui, à l'entendre, avoit esté si traître, si ingrat et si infidele à cette adorable majesté.
Ses obseques furent honorées de toutes les personnes considerables de cette ville et des bourgades voisines; comme cette illustre defunte estoit regrettée de tout le monde, aussi les larmes n'y furent pas épargnées. La compagnie estant restée dans l'Eglise de dehors, le Clergé entra processionnellement dans le Chœur des Religieuses pour y faire l'enterrement. Et, la ceremonie achevée, le mesme Clergé conduisit le cœur, porté sous un crespe noir, apres Monsieur de Bernieres, Curé, par un des plus considerables habitans du païs, ancien Conseiller du Conseil Souverain, suivy de Monsieur de Courcelles, Gouverneur, et de Monsieur Talon, Intendant, et de toute l'assemblée, jusques à nostre Eglise, où à la porte, il fut consigné entre les mains du Superieur, par ledit sieur de Bernieres, executeur du testament, et de là, il fut porté par ledit Pere, au pied des marches du grand Autel, dont elle avoit autrefois donné le grand tableau, et la lampe d'argent, avec un fond pour l'entretenir, sans parler des autres témoignages de son affection envers nostre Compagnie, tant en France, qu'en ce païs, où elle a toujours euë un de nos Peres pour son Directeur et son Confesseur, qui sont des marques de l'affection qu'elle avoit pour cette Compagnie, et qu'elle a conservée jusqu'au dernier soupir, ayant desiré avant que de mourir, d'en voir les principaux ouvriers, qui se trouvoient pour lors à Quebec, pour recevoir leur benediction, et se recommander à leur prieres. C'est un devoir qu'elle merite de nous, et que nous luy rendrons tous tres-volontiers, dans des sentimens eternels de reconnoissance.
Version en français contemporain
Chapitre III.
De la vie de Madame de la Peltrie en ce pays, et de sa sainte mort.
On peut juger de ses premières démarches, dans la fidèle correspondance qu'elle porta à la grâce de sa vocation en ce pays, de quel pas elle s'y est avancée en toute sorte de vertu, l'espace de près de 33 ans que ces peuples ont eu le bonheur de la posséder.
Ce qui parut d'abord en elle avec plus d'éclat, fut le zèle qui brûlait dans son cœur pour leur conversion. Elle eut volontiers couru en personne toutes les forets, les lacs et les montagnes de ce grand pays, pour crier à ces nations infinies qui les habitent, qu'il y a un Dieu, un Paradis,un Enfer, un Jésus-Christ crucifié pour l'amour et le salut de tous les hommes. Mais il fallait auparavant respirer un peu. Il fallait travailler à l'établissement du monastère qu'elle avait entrepris. Il fallait qu'elle eut la consolation de voir ses filles en possession de l'emploi qu'elle leur avait souhaité avec tant de passion, et qu'elle même y mit la main dans le soin qu'elle prit, conjointement avec elles, des petites Sauvagesses. Ces premières saillies du feu divin, dont elle était consommée intérieurement, avec son humilité, sa douceur, sa piété et sa charité, qui rendaient sa conduite si sainte, donnèront de l'admiration aux Français et aux Sauvages. Mais ce qui les ravit, fut que deux ans après son arrivée, ayant appris que le grand nombre des Sauvages devait être plus haut, elle monta jusqu'à Montréal, où son grand cœur n'en trouvant pas encore assez pour contenter la soif extrême qu'elle avait du salut des âmes, elle prit le dessein de pénétrer jusqu'à trois cents lieues (environ mille deux cents kilomètres) de Québec, par des chemins entravés de torrents et de chutes d'eau, qui feraient même peur à ceux qui ne les verraient qu'en peinture, et d'aller au pays des Hurons, où était le fort des missionnaires, et où l'on comptait plus de quatre-vingt mille âmes, en y comprenant les peuples de la nation neutre et de la nation du pétun (nation du tabac), tous renfermés dans l'étendue de soixante lieues de pays, qui ont été depuis ou ruinés, ou refoulés par les Iroquois en des contrées plus éloignés. Tout était disposé pour ce grand voyage: sa compagnie, ses canots, ses provisions, ses petits ballots, qui contenaient de quoi vivre sur les lieux et y faire ses gestes généreux. Rien ne l'avait étonnée de tout ce qu'on lui avait pu dire pour la divertir de cette entreprise. Elle n'attendait que le temps et la saison propre pour s'embarquer. Mais un de nos Pères étant descendu de ce pays avec la flotte huronne, lui fit voir si clairement l'inutilité de ce voyage pour la fin qu'elle prétendait, et le danger manifeste de tomber entre les mains des Iroquois, qui étaient en guerre avec ces peuples, qu'elle prit la résolution de n'y plus penser. Mais pour ne point manquer à ce zèle, elle fonda l'entretien d'un missionnaire de notre Compagnie, et demeurant convaincue qu'elle satisferait pleinement à sa vocation, si elle se contentait de travailler à la conversion de ces âmes abandonnées, par des prières continuelles, par ses abstinences et ses mortifications ordinaires, et par ses emplois de charité auprès des petites Sauvagesses, demeurant emmurés et vivant dans la régularité religieuse avec ses filles, comme elle a fait saintement et constamment jusqu'au dernier moment de sa vie, sans se relâcher jamais, selon le témoignage que rend à sa vertu toute sa communauté. Elle était si exacte en toutes choses, qu'elle prévenait les autres en tout ce qui regarde la discipline religieuse, et lorsque la supérieure ordonnait quelque chose à la communauté, elle était toujours la première a l'exécuter, animant ainsi toutes les autres par son exemple à obéir avec promptitude. Et l'on a remarqué que les observances régulières n'étaient jamais mieux ny plus ponctuellement gardées, que lorsqu'elle avait soin de la cloche.
Ayant l'office de la lingerie, qu'elle a exercé dix-huit ans entiers, elle donnait plus volontiers qu'on ne lui demandait, et donnait de si bonne grâce et avec tant de bonté, qu'elle faisait mille excuses, si les choses n'étaient pas si commodes qu'elle l’eut bien souhaité. Aussi dès son enfance, la charité et la miséricorde avaient été ses chères vertus. Elle avait une telle affection pour les pauvres, que pour le respect et l'amour qu'elle avait pour la pauvreté de Notre-Seigneur, elle eut voulu en avoir toujours auprès d'elle, et les vêtir de ce qu'elle avait de meilleur. Et comme on lui reprochait un jour avec respect et amitié, qu'elle portait presque toujours de vieux habits rapiécés, qu'il y avait en cela quelque chose contre la bienséance, et qu'elle ferait peut-être mieux de les donner aux pauvres. «Ah, pour moi, dit-elle, j'aimerais beaucoup mieux leur en donner de neufs.» L'esprit d'abaissement et d'humilité qui régnait dans son cœur, lui rendait facile la pratique de toutes les vertus. Son plaisir était de se voir dans les offices les plus méprisables, de laver la vaisselle, les marmites el les pots, balayer la maison, et assister les malades dans les derniers services, ce qu'elle faisait d'une manière qui ravissait tout le monde. Elle était libre de prendre partout la dernière place, au chœur, au réfectoire, à la communion, et aux autres assemblées de la communauté. C'était lui faire de la peine que de lui donner la qualité de fondatrice. «Hélas! Je ne suis, disait-elle à cette occasion, qu'une pauvre misérable, qui n'ait fait qu'offenser Dieu.» Elle le croyait ainsi, quoiqu'en effet sa conscience fut très pure devant Dieu, et que sa vie fut aux yeux des hommes, un exemple continuel de toutes les vertus. Son allure, quoiqu'assez majestueuse, était humble. Son extérieur portait à l'amour de la pauvreté, au recueillement intérieur et à la dévotion. Et ce bas sentiment qu'elle avait d'elle-même faisait qu'elle parlait peu, et jamais d'elle, sinon pour se confondre. Un jour, au commencement de l'année, les petites pensionnaires étant allées lui demander sa bénédiction: «Mes pauvres enfants, leur dit-elle, à qui vous adressez-vous? À la plus méchante créature (femme) qui soit au monde.» Cette même humilité faisait qu'elle ne voulait pas qu'on lui servit rien de particulier pour manger, quoiqu'elle en eut besoin, s'estimant inutile et la dernière de toute la communauté. Elle dissimulait avec une douceur incroyable, les petits déplaisirs qui sont inévitables dans une vie de communauté pour sainte qu'elle soit. Elle se donnait toujours le tort, et ne pouvant souffrir qu'on lui demandât pardon, elle était souvent la première à le demander à genoux: «C'est moi, ma chère sœur, disait-elle, qui vous ai fait de la peine, par mon orgueil et par mon impatience. Priez Dieu qu'Il me convertisse, et croyez que je vous aime de tout mon cœur.» Quoiqu'elle eut un don d'oraison (prière) continuelle, et qu'elle parlât éminemment des choses de Dieu aux personnes de dehors qui la venaient visiter, son humilité néanmoins la rendait si réservée dans la maison, qu'elle n'en parlait que par interrogation, et comme si elle eut ignoré ces choses-là. Et quand on la pressait quelquefois en récréation de communiquer les bons sentiments que Dieu lui donnait dans ses exercices de dévotion, elle répondait naïvement: «Que dirai-je? sinon que je suis continuellement infidèle aux grâces de Dieu.»
Mais comme je ne prétends ici que faire un petit abrégé de sa vie, je laisse ses autres vertus, ses pénitences et ses mortifications, qu'un corps robuste aurait eu de la peine à supporter, et dans lesquelles elle était infatigable, se refusant même constamment en toutes choses les soulagements qu'on jugeait nécessaires à sa faible constitution et à ses infirmités presque continuelles. Et s'il arrivait qu'elle eût connaissance que quelque personne fut en mauvais état et en danger de son salut, elle redoublait alors et ses austerités et ses prières.
Aussi puisait-elle cet amour des souffrances, et ce zèle qui la consumait, dans la source de l'amour divin, son cœur étant inséparable du saint Sacrement de l'Autel, pour lequel elle avait une dévotion admirable, et dont elle ne pouvait perdre la présence. Sans son humilité, qui l'éloignait de toutes particularités, elle l'eut volontiers reçu tous les jours; et pour se consoler et se satisfaire dans cette privation qui lui était bien sensible, elle procurait au monastère le plus de messes qu'elle pouvait, et les entendait toutes avec une modestie et un respect angélique, se donnant toujours la liberté de quitter le parloir, et quelque conversation que ce fut, lorsqu'on sonnait une messe.
Comme cette pieuse dame avait gagné les cœurs de la communauté par ses bons exemples, et de ceux de dehors par la douceur de ses saints entretiens, et par ses gestes généreux, tout le Canada lui souhaitait encore plusieurs années de vie, mais il a plu à Dieu, qui voulait couronner les mérites de sa servante, d'en disposer autrement.
Ce fut le douze novembre de l'année dernière 1671 qu'elle fut attaquée d'une pleurésie, qui l'emporta le septième jour. Ce terme parut bien court aux personnes qui n'étaient pas bien résolues de la perdre. Il fut néanmoins suffisant pour faire éclater dans sa mort les vertus qui avaient paru en elle pendant sa vie. Elles s'assemblèrent toutes alors comme en foule, pour l'accompagner dans ce passage, et parurent dans un éclat si extraordinaire que les personnes qui eurent le bonheur de l'assister pendant sa maladie, en furent toutes surprises.
Jamais elle ne fut plus humble, plus affable, plus patiente, plus mortifiée, plus obéissante, ni plus soumise à la supérieure, aux ordonnances du médecin, plus dévote, plus unie avec Dieu, ni plus résignée à Sa Sainte volonté.
Elle avait toujours eu une tendresse particulière pour la pauvreté, aussi voulut-elle mourir en pauvre, jusques là même qu'elle pria celles qui l'assistaient, de lui faire cette grâce que de décharger une petite table, qui estait proche de son lit, de quantité de douceurs qu'elle ne jugeait pas lui être nécessaires, ajoutant qu'elle désirait que la pauvreté parut dans sa chambre et dans tout ce qui avait rapport à elle, comme une reine dans son palais, où elle doit avoir toute confiance et autorité.
Le 15 du même mois, et le quatrième de sa maladie, elle fit son testament solennel, où Monsieur Talon, Intendant, voulut se trouver, tant pour honorer sa personne, que pour autoriser ses dernières volontés; et la défunte, qui eut toujours l'esprit sain et présent, ne manqua pas de lui en faire compliment, et de lui en témoigner ses reconnaissances. Deux jours après, ayant appris du médecin qu'elle ne passerait pas le lendemain, elle ne s'en étonna pas, et pria celles qui étaient auprès d'elle de ne lui plus parler que de l'Éternité. Et comme on lui demandait si elle n'avait pas quelque regret de mourir? «Point du tout, dit-elle, j'estime mille fois plus le seul jour de ma mort que toutes les années de ma vie.»
Le jour suivant, qui fut celui de son bonheur, elle fut ravie, quand s'étant enquise quel jour il était, elle sut qu'il était mercredi: «Dieu soit benit, dit-elle. Ah! Que je serai heureuse de mourir aujourd'hui! C'est un jour destiné pour honorer saint Joseph.» De fait elle entra en agonie en priant Dieu, et expira doucement deux heures après, vers huit heures du soir, dans l'enclos du monastère, âgée de 68 ans, dont elle en avait passé trente-trois en ce pays. Elle employa cette dernière journée dans des désirs si ardents de voir Dieu, et de Le posséder, que les heures lui semblaient des années, et demandait incessamment quand arriverait ce bienheureux moment qui l'unirait à son Souverain à jamais.
Elle reçut ses derniers Sacrements de la main de Monsieur de Bernieres, neveu de celui qui avait conduit toutes ses affaires pour le Canada, grand Vicaire de Monseigneur de Petrée, el Supérieur du monastère, avec une dévotion et une joie qu'il serait difficile d'exprimer. Et faisant réflexion sur la charité, et le soin de ses chères filles qui n'avaient rien oublié ni épargné pour l'assister en tout, pour le spirituel et pour le temporel, elle reconnut sensiblement, avec beaucoup de satisfaction et de consolation, qu'ayant tout quitte pour Notre-Seigneur, elle en recevait le centuple dès cette vie, selon Sa promesse. Ces paroles du Sage: «limenti Dominum bene erit in extremis, que l'âme qui aura passé sa vie dans fa crainte de Dieu, s'en trouvera bien à la mort,» ont été vérifiées en cette pieuse dame. Le jour de sa mort a été pour elle un jour de bénédiction: «et in die functionis suœ benedicetur.»
Aussi comme elle avait acquis la perfection de la Justice chrétienne, son âme, avec celle des Justes, était en la main de Dieu, «Justorum animœ in manu Dei sunt,» et dans la sûreté de cet asile, elle ne ressentit aucune atteinte du tourment de la mort, «non tanget illos tormentum mortis.» Elle n'eut aucune peine de quitter la vie. L'esprit de componction (douleur provoquée par le sentiment du péché ou par l'aveu du mal et entraînant la contrition) qui régnait dans son cœur, y avait mis le calme, et l'avait délivrée des inquiétudes que cause d'ordinaire le souvenir des péchés passés. Enfin le témoignage de sa bonne conscience, qui est toute la gloire d'une âme chrétienne, et la confiance qu'elle avait en la divine miséricorde, lui faisait regarder d'un œil paisible et sans crainte, ce qu'il y a de plus horrible dans les Jugements de Dieu, de sorte que son cœur, au plus fort de ses douleurs, tout transporté de joie, et dans des mouvements tout divins, ne respirait que le Ciel. Elle priait ses chères filles qui étaient toujours auprès d'elle, de lui remettre souvent en mémoire ce premier Verset du Psaume 121: «Lœtatus sum in his quœ dicta sunt mihi: in domum Domini ibimus,» s'occupant, jusqu'à ce qu'elle tomba en agonie, dans des sentiments de componction, pleins d'amour et de suavité, de résignation à la volonté de Dieu, de confiance, de louange, d'action de grâce, et dans des désirs ardents de se voir au plutôt dans la jouissance du bonheur éternel.
Le lendemain de sa mort, elle fut enterrée dans le Chœur des religieuses, dans un cercueil de plomb. Ce qui se fit à la vérité contre ses intentions, cette humble dame n'ayant cherché durant toute sa vie que l'humiliation et l'anéantissement, et surtout à la mort. Mais l’émotion que les Ursulines ses filles conserveront toujours de ses bontés et de ses bienfaits, les fit passer par dessus toute autre considération, et les obligea dans une occasion si grande et si solennelle, d'en témoigner cette petite reconnaissance.
Avant que son corps ne fut enseveli, on en tira le cœur, selon qu'elle l'avait ordonné dans son testament, pour être mis entre les mains des Pères de notre Compagnie, auxquels elle l'avait promis depuis plusieurs années, conformément à leurs désirs, déclarant expressément (ce qui confirme encore le bas sentiment qu'elle avait d'elle-même) qu'elle voulait qu'il fut mis dans une petite caisse de bois toute simple, sans être même rabotée, et sans autre enveloppe que de la terre mêlée avec de la chaux vive, et qu'il fut livré en cet état aux dits Pères, pour marque du respect et de l'affection (ce sont les propres termes du Testament) qu'elle a toujours eu pour leur sainte Compagnie, pour être posé et enterré sous le marchepied de l'Autel de leur église, où repose le saint Sacrement, pour y être consommé et réduit en poussière, aux pieds de la divine Majesté.
Ces dernières lignes de son testament olographe ayant été omises dans la minute du testament solennel, elle n'eut point de repos qu'elles n'y fussent insérées, ne pouvant s'empêcher, tandis que cette affaire se passait, de témoigner de l'indignation contre ce cœur, qui, à l'entendre, avait été si traître, si ingrat et si infidèle à cette adorable Majesté.
Ses obsèques furent honorées de toutes les personnes considérables de cette ville et des bourgades voisines; comme cette illustre défunte était regrettée de tout le monde. Aussi les larmes n'y furent pas épargnées. La compagnie étant restée dans l'église de dehors, le clergé entra processionnellement dans le Chœur des religieuses pour y faire l'enterrement. Et, la cérémonie achevée, le même clergé conduisit le cœur, porté sous un tissu noir, après Monsieur de Bernieres, curé, par un des plus importants habitants du pays, ancien Conseiller du Conseil Souverain, suivi de Monsieur de Courcelles, Gouverneur, et de Monsieur Talon, Intendant, et de toute l'assemblée, jusqu’à notre église, où à la porte, il fut déposé entre les mains du Supérieur, par le dit sieur de Bernieres, exécuteur du testament, et de là, il fut porté par le dit Père, au pied des marches du grand Autel, dont elle avait autrefois donné le grand tableau, et la lampe d'argent, avec un fond pour l'entretenir, sans parler des autres témoignages de son affection envers notre Compagnie, tant en France, qu'en ce pays où elle a toujours eu un de nos Pères pour son directeur et son confesseur, qui sont des marques de l'affection qu'elle avait pour cette Compagnie, et qu'elle a conservée jusqu'au dernier soupir, ayant désiré avant que de mourir, d'en voir les principaux ouvriers, qui se trouvaient alors à Québec, pour recevoir leur bénédiction, et se recommander à leur prières. C'est un devoir qu'elle mérite de nous, et que nous lui rendrons tous très volontiers, dans des sentiments eternels de reconnaissance.