Des Missions aux peuples Montagnais et Algonquins, à Tadoussac, aux Outaoüacs et à la Mer du Nord.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la Mission de Tadoussac.
Lettre du Pere François de Crepieul du 2. de Juin 1672.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la Mission de Tadoussac.
Lettre du Pere François de Crepieul du 2. de Juin 1672.
Mon R. Pere,
Puisque vous m'ordonnez de vous mander ce qui s'est passé pendant mon hyvernement, je vous obeïray avec sincérité, vous donnant un petit journal de nostre voyage, où vous ne verrez qu'une suite de biens et de maux, de douceurs et de rigueurs, que la divine Providence a fait succéder les uns aux autres d'une façon bien aymable.
Je partis de Québec le 25. Octobre 1671. avec les Sauvages que je devois suivre dans les bois pendant tout l'Hyver, et nous nous rendîmes en trois jours à Tadoussac, où je trouvay les Sauvages de ce lieu ravis de ma venue: ils me donnèrent des marques bien consolantes de leur pieté pendant tout le temps que je fus avec eux, mais particulièrement le jour de tous les Saints, ayant consacré cette grande Feste par toutes les dévotions qui se pratiquent au milieu du Christianisme le plus Saint.
Nous ne quittâmes ce lieu que le sixième Novembre pour entrer dans la rivière du Saguenay; mais ayant esté arrestez dés la nuit suivante par le mauvais temps, nous trouvâmes nostre azile dans une baye assez spacieuse, où nous demeurâmes pendant quatre jours de vents et d'orages.
J'eus le bonheur d'y goûter les premières incommoditez de l'hyvernement, causées par le froid, qui estoit déjà tres-vehement; par le coucher, n'ayant plus désormais d'autre lict, que la neige couverte de quelques branches de sapin ; mais sur tout par la fumée, qui fait la grande Croix de ceux qui hyvernent avec ces Sauvages. Il faut y avoir passé pour concevoir les douleurs que cette sorte de fumée cause aux yeux qui n'y sont pas accoustumez, et mesme à ceux des Sauvages, sur tout quand on est enfermé, comme nous estions, dans une petite cabane d'écorce, où le bois mouillé et demy-pourry qu'on y brusle, l'air humide, les neiges et les vents de certains temps rendent la fumée si piquante, que quoy qu'on s'en deffende un peu se tenant toujours couché le plus bas qu'on peut, on ne laisse pas souvent de perdre presque la veuë à force de pleurer; car les larmes coulent incessamment pendant tout le jour, mais des larmes si ameres et si cuisantes, que le soir on en ressent la mesme douleur que si l'on avoit beaucoup de sel dans les yeux.
Comme on est obligé, après avoir marché quelque lieuës, de s'arrester les 5. et 6. jours entiers et quelquefois davantage, il faut se résoudre à passer tout ce temps dans ce petit martyre, sans aucune discontinuation.
J'ay esté bien aise de vous expliquer une fois pour toutes cette peine, parce que nous l'avons soufferte presque pendant tout l'Hyver, mais elle n'a pas pourtant empesché la dévotion de nos Sauvages, qui pour ne se pas priver un seul jour de la consolation d'entendre la Messe, ayment mieux s'exposer pendant que je la dis, à la rigueur du froid, esteignant le feu, qui par sa fumée empescheroit cette sainte action; c'est ce qui a esté pratiqué tous les jours sans y manquer, quelque temps qu'il fist.
L'onziesme de Novembre, après avoir dit la Messe et arboré la Croix dans ce lieu désert, nous fismes voiles d'un vent favorable, mais qui nous perça d'une pluye froide, dont nous fusmes tous glacez.
Sur le soir, nous abordâmes à une grande baye, qui sembloit nous inviter à débarquer par la beauté d'un Port assez commode qu'elle nous presentoit, et qui par un aspect bien agréable paroissoit comme couronnée de trente grandes montagnes qui l'environnoient de toutes parts; le pied de la plus haute fut choisi pour y placer nostre cabane, et pour y souffrir quatre ou cinq nuits un froid propre à exercer une patience à l'espreuve: il fut si violent, qu'il nous ferma la rivière de glaces, et nous obligea à prendre nostre route dans les bois avec des fatigues presque incroyables. La consolation que je reçois par la veuë de l'Image de mon aymable Pere S. François Xavier, et de mon reliquaire, où je porte de la vraye Croix, soulageoient beaucoup mes petites souffrances.
Le 13. le froid s'estant augmenté jusqu'à l'excez, nous arresta pendant six jours dans le milieu d'une épaisse fumée, qui nous fit pleurer jour et nuit, et nous rendit aveugles pour un temps; j'eus bien de la joye à présenter à Nostre-Seigneur ces larmes, pour éteindre les flammes de quelques ames du Purgatoire.
Le 21. après avoir commencé les fatigues qu'il y a à marcher dans les neiges par des forests espaisses et sur des montagnes escarpées, nos chasseurs ayant tué un orignac, me firent voir son petit, qui n'estoit pas plus gros que le pouce. Après avoir bien estudié toute ï'anatomie de ce petit animal, j'admiray la sagesse du Créateur, qui sçait renfermer dans un si petit espace tant de parties différentes, et si bien arrangées pour leurs fonctions. S'il eut esté plus grand, il eust remédié à la faim qui nous pressoit, et qui jusqu'au premier jour de Décembre ne nous a pas moins donné de peine que le froid et la fumée. Je vous avoué qu'il y a bien à souffrir dans cette sorte de vie, mais aussi les faveurs que Dieu répand alors dans l'ame de ses serviteurs, adoucissent bien ces amertumes; mais ce qui me console le plus, c'est de voir l'affection que nos Sauvages ont pour la prière, laquelle mesme ils inspirent à leurs enfans, car ces petits innocens ne manquent point tous les jours, si-tost qu'ils sont levez, de venir à moy, pour apprendre les prières et le catéchisme; en quoy les journées me semblent bien courtes, et pendant le silence de la nuit, lorsque nos Sauvages cessent de chanter et de parler, et les enfans de crier ou de pleurer, j'ay le loisir de m'entretenir avec Nostre-Seigneur au milieu de ces solitudes.
Ce fut là qu'une famille chrestienne de Sauvages, nommez Esquimaux, vint nous joindre, ayant quitté leurs Compatriotes qui sont, disent-ils, si brutaux, qu'ils font estrangler ceux qui reçoivent le Baptesme. Comme nous marchions tous ensemble par les bois et par les montagnes, je rencontray en mon chemin une pauvre fille malade, qui me fit compassion, et quoy que j'eusse assez de peine à me porter, Dieu me donna assez de force pour charger sur mes espaules le fardeau qu'elle portoit, et l'aider par ce moyen à se rendre au giste. Cet acte de charité, outre la consolation intérieure que j'en receus, m'obtint peut-estre de Dieu une grace remarquable, car il me préserva d'un danger bien grand, m'estant par mégarde, jetté dans un trou qui se trouva sous les neiges au milieu des glaces de la rivière, où du moins je devois avoir une jambe rompue.
Ce fut vers ce temps que nous celebrâmes avec toute la solemnité possible la Feste de l'Immaculée Conception, où les Confessions, les Communions, les Cantiques Spirituels, et les autres dévotions que nos Sauvages pratiquèrent pendant toute cette journée, furent sans doute bien agréables à la sainte Vierge, qui se voyoit ainsi honorée dans des lieux si affreux, et par des Barbares si zelez pour sa gloire.
Cependant nous continuons nostre route, qui n'est marquée que par celle des orignaux, sur les pistes desquels on marche tant qu'on peut, pour avoir de quoy vivre; c'est ce qui nous engage en des chemins fascheux, où j'enfonce bien des fois dans la neige jusqu'à la ceinture, mais la peine est de s'en retirer. Apres avoir ainsi marché plusieurs jours inutilement, et bien affamez, enfin le bon Dieu, qui a pitié de ses serviteurs dans leur necessité, nous fit tomber sur deux élans et sur quatre castors; cela arriva bien à propos pour la veille de Noël, que nos Sauvages employerent à se preparer à la grande Feste, ne voulant pas par respect aller ce jour-là à la chasse, et gardant le jeusne de l'Eglise, nonobstant les jeusnes qui avoient precedé. Toute la nuit et le jour suivant furent employez en devotions telles, que je ne doute point que les Anges tutelaires de ces forests n'en soient ravis; celles d'un jeune homme et d'une jeune fille, qui firent à la Messe de minuit leurs premieres communions, ne me donnerent pas peu de consolation.
Le fils de mon hoste, estant pour lors tombé malade, me donna un nouveau sujet d'exercer la patience, c'estoit un enfant de six ans, qui m'aymoit comme son Pere, et pour qui j'avois des tendresses bien grandes. Il venoit tous les jours matin et soir, me trouver pour estre instruit, mesme pendant sa maladie, et lors qu'il estoit à l'extremité, je taschay de faire en son endroit l'office de Medecin et de Pere, mais tous mes remedes furent inutiles, et il semble que Dieu voulut faire tomber la mort de ce petit Ange dans l'Octave des Innocens, afin qu'il allast au Ciel augmenter leur nombre. Ses parens en furent touchez plus qu'on ne peut s'imaginer; cependant dans la ferme creance qu'ils avoient, qu'il estoit dans le Paradis, ils ne cessoient de l'invoquer, et apres que nous l'eusmes mis en terre avec les ceremonies de l'Eglise, qui consolerent beaucoup tous nos Sauvages, avant que de partir de ce lieu, le pere de l'enfant fut se mettre à genoux sur son tombeau, pour se recommander à luy, et le prier de luy tenir desormais lieu de Pere.
La faim nous obligeant enfin de nous mettre en chemin, il fallut marcher par des lieux extremement rudes, grimper sur des montages et puis les descendre, ce qui ne se fait que bien difficilement quand elles sont couvertes de neiges; il nous fallut aussi traverser des lacs où l'eau de la pluye des trois jours precedens nous donnoit bien de l'exercice, parce qu'elle passoit par dessus nos raquettes et nous venoit jusqu'à my-jambes. Enfin, il fallut essuier un vent froid qui se leva, et qui nous mit en grand danger d'avoir le visage, les pieds et les mains gelées: toutes ce fatigues abattent beaucoup les forces d'un Missionnaire, qui n'a pas presque mangé avant que de partir, non plus que les autres de sa compagnie. Mais le plus rude de ces travaux, c'est sur le soir, le temps de trois ou quatre heures qu'on employe à se cabaner avant que d'avoir du feu: ce n'est pas une petite consolation de joindre ces sueurs et ces froids, aux sueurs et aux froids que Nostre-Sauveur a bien voulu souffrir pour nostre amour. Voilà comme se passa tout le mois de Janvier.
Un des jours de ce mois, c'estoit un Vendredy, nous trouvans plus pressez de la faim, nous conjurâmes Nostre-Seigneur par ses sacrées playes d'avoir pitié de nous: nos prieres ne luy furent pas desagreables, car ce jour-là mesme il nous donna en fort peu de temps, cinq castors, qui servirent à reparer nos forces et à nous mettre en estat de supporter de nouveaux travaux en continuant nostre voyage, où passant par dessus une riviere, la glace manqua sous moy, et j'y aurois achevé mon sacrifice si cet endroit se fust trouvé un peu plus profond.
Pour vous raconter ce qui s'est passé pendant les trois derniers mois d'Hyver, il faudrait repeter tout ce qui nous est arrivé pendant les trois qui ont precedé: Nous avons bien tenu des routes differentes, mais nous y avons eu les mémes peines. Le mois de Fevrier a esté le plus rude pour le froid, mais celuy de Mars nous a semblé le plus importun pour la fumée. Nous avons passé le premier dans la disette, et le second dans l'abondance des orignaux, que Dieu sembloit conduire comme par la main dans nostre cabane, bien plus qu'en celle des autres, et j'ay jugé que sa bonté infinie a voulu recompenser par ce petit soulagement temporel, la fidelité que nos Sauvages ont constamment gardée pour les prieres et pour le saint sacrifice de la Messe, que j'ay celebré tous les jours dans leur cabane.
C'est pendant ces deux mois, que nous avons ressenty par deux fois un tremble-terre assez moderé, mais qui est la continuation de celuy qui commença si violemment dans tout le Canada en l'année 1662. et qui n'a point cessé depuis en ces quartiers du Nord, quoy que comme j'ay dit, il ne se fasse sentir que fort peu, et de temps en temps seulement.
Enfin pour ne pas user de redite, toutes nos routes, qui n'ont esté que par des chemins tous semez de Croix, se terminerent bien à propos à un lac qui porte le nom de la Croix, parce qu'il en forme tres-parfaitement la figure : afin de luy faire porter encore plus justement ce beau nom, nous plantasmes aux environs beaucoup de Croix, en memoire de celles que nous y avions souffertes pour y arriver.
Ce fut encore une providence de Dieu qui nous avoit destiné les quartiers de ce Lac de la Croix, pour faire observer à nos Sauvages les saintes ceremonies de l'adoration de la Croix. On s'estonnera peut-estre que pour bien celebrer les plus augustes Mysteres de nostre Religion, nous ayons pû renfermer dans une pauvre cabane tout ce qui est necessaire pour se conformer à l'Eglise pendant la Semaine Sainte: nous le fismes pourtant, pour bien terminer nostre hyvernement, et pour consacrer ces Rochers et ces Montagnes, par ce que nous avons de plus saint et de plus venerable. Le Jeudy, le Vendredy et le Samedy Saint, firent de nos forests une Eglise, et de nostre cabane une sainte Chapelle, où fort peu des ceremonies qui se pratiquent en ce temps par les Chrestiens, furent obmises par nos Sauvages; sur tout ils traitterent avec un grand respect et un religieux silence la cabane où reposoit le saint Sacrement, pendant la nuit du Jeudy au Vendredy, et l'on ne cessa point dans ce profond desert, d'honorer cet auguste Mystere par des prieres continuelles, que les tenebres de la nuit n'interrompirent pas.
Il est vray que par tout où nous ayons passé, nos Sauvages sembloient sanctifier cette barbarie par leurs communions, et par une vie aussi innocente et aussi sainte pour leur estat, que celle que menent les Anachoretes dans leur sollitude; mais ils ont voulu mettre le comble à leur pieté, au S. Jour de Pasques, avant que de quitter les bois, pour me faire oublier par de si devots exercices, toutes les fatigues que j'avoys euës avec eux pendant tout cet Hyver.
Ce fut donc apres ces Festes que nous montâmes sur le Saguenay, le 16. de May 1672. et dés le lendemain nous revismes avec joye Tadoussac, que nous avions quitté six mois auparavant. C'estoit le temps d'entreprendre la Mission des Papinachiois, pour laquelle Nostre-Seigneur m'avoit conservé assez de forces. C'est à 30. lieuës au dessous de Tadoussac, et je m'y trouvay heureusement au temps que ces Sauvages y abordent du fond des bois, pour y faire leur petit commerce avec les François.
Je donnay les instructions necessaires à plusieurs de ces pauvres gens, qui ne nous avoient encore jamais veus; je baptisay 13. de leurs enfans, et administray aux Adultes les autres Sacremens dont ils estoient capables.
La bonté Divine me parut bien admirable pour le salut de deux femmes âgées de 80. ans, qui avoient autrefois esté baptisées par le feu Pere le Jeune, et n'avoient point veu depuis ce temps-là aucun Missionnaire. L'innocence et la pureté de vie qu'elles ont gardée dans leurs forests pendant tant d'années, a sans doute merité la grace que Dieu leur a faite, de se trouver icy avant que de mourir, pour se preparer à cet important passage de l'eternité.
Voilà, mon R. Pere, l'abregé de ce qui s'est passé pendant mon hyvernement; la grande grace que je vous demande, est de m'accorder le mesme bonheur pour l'Hyver prochain, pendant lequel j'espere que Dieu me donnera le courage de reparer, par de nouvelles souffrances, les fautes que j'ay pû faire pendant celuy-cy. Esperant cette faveur de V. R. je luy seray toute ma vie, etc.
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Version en français contemporain
Des Missions aux peuples montagnais et algonquins, à Tadoussac, aux Outaouais et à la Mer du Nord.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la Mission de Tadoussac.
Version en français contemporain
Des Missions aux peuples montagnais et algonquins, à Tadoussac, aux Outaouais et à la Mer du Nord.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la Mission de Tadoussac.
Lettre du Père François de Crépieul du 2 juin 1672.
Mon Révérend Père,
Puisque vous m'ordonnez de vous raconter ce qui s'est passé pendant mon hivernation, je vous obéirai avec sincérité, vous donnant un petit journal de notre voyage, où vous ne verrez qu'une suite de biens et de maux, de douceurs et de rigueurs, que la divine Providence a fait succéder les uns aux autres d'une façon bien aimable.
Je partis de Québec le 25 octobre 1671 avec les Sauvages que je devais suivre dans les bois pendant tout l'hiver, et nous nous rendîmes en trois jours à Tadoussac, où je trouvai les Sauvages de ce lieu ravis de ma venue. Ils me donnèrent des marques bien consolantes de leur piété pendant tout le temps que je fus avec eux, mais particulièrement le jour de la Toussaints, ayant consacré cette grande Fête par toutes les dévotions qui se pratiquent au milieu du christianisme le plus saint.
Nous ne quittâmes ce lieu que le six novembre pour entrer dans le Saguenay, mais ayant été arrestés dés la nuit suivante par le mauvais temps, nous trouvâmes notre asile dans une baie assez spacieuse, où nous demeurâmes pendant quatre jours de vents et d'orages.
J'eus le bonheur d'y goûter les premières incommodités de l'hivernation causées par le froid, qui était déjà très vehément par le coucher, n'ayant plus désormais d'autre lit que la neige couverte de quelques branches de sapin, mais surtout par la fumée, qui fait la grande calvaire de ceux qui hivernent avec ces Sauvages. Il faut y avoir passé pour concevoir les douleurs que cette sorte de fumée cause aux yeux qui n'y sont pas accoutumés, et même à ceux des Sauvages, surtout quand on est enfermé, comme nous étions, dans une petite cabane d'écorce où le bois mouillé et à moitié pourri qu'on y brûle, l'air humide, la neige et le vent des intempéries rendent la fumée si piquante que quoiqu'on s'en défende un peu se tenant toujours couché le plus bas possible, on passe proche souvent de perdre la vue à force de pleurer, car les larmes coulent incessamment pendant tout le jour, mais des larmes si amères et si cuisantes que le soir on en ressent la même douleur que si l'on avait beaucoup de sel dans les yeux.
Comme on est obligé, après avoir marché quelque lieues, de s'arrêter 5 ou 6 jours entiers, et quelquefois davantage, il faut se résoudre à passer tout ce temps dans ce petit martyre, sans arrêt.
J'ai été bien aise de vous expliquer une fois pour toutes cette peine, parce que nous l'avons soufferte presque pendant tout l'hiver. Mais elle n'a pas pourtant empêché la dévotion de nos Sauvages, qui pour ne se pas priver un seul jour de la consolation d'entendre la messe, aiment mieux s'exposer, pendant que je la dis, à la rigueur du froid, éteignant le feu, qui par sa fumée empêcherait cette sainte action. C'est ce qui a été pratiqué tous les jours sans y manquer, peu importe la température.
Le onze novembre, après avoir dit la messe et arboré la Croix dans ce lieu désert, nous fîmes voiles d'un vent favorable, mais qui nous perça d'une pluie froide, dont nous fûmes tous glacés.
Sur le soir, nous abordâmes à une grande baie, qui semblait nous inviter à débarquer par la beauté d'un port assez commode qu'elle nous présentait, et qui par un aspect bien agréable paraissait comme couronnée de trente grandes montagnes qui l'environnaient de toutes parts. Le pied de la plus haute fut choisi pour y placer notre cabane, et pour y souffrir quatre ou cinq nuits un froid propre à éprouver la patience. Il fut si violent qu'il nous ferma la rivière de glaces, et nous obligea à prendre notre route dans les bois avec des efforts presque incroyables. La consolation que je reçois par la vue de l'image de mon aimable Père Saint François Xavier, et de mon reliquaire, où je porte de la vraie Croix, soulageaient beaucoup mes petites souffrances.
Le 13, le froid ayant augmenté jusqu'à l'excès, nous arrêta pendant six jours au milieu d'une épaisse fumée qui nous fit pleurer jour et nuit, et nous rendit aveugles pour un temps. J'eus bien de la joie à présenter à Notre-Seigneur ces larmes, pour éteindre les flammes de quelques âmes du purgatoire.
Le 21, après avoir commencé les efforts qu'il y a à marcher dans la neige par des forêts denses et sur des montagnes escarpées, nos chasseurs ayant tué un orignal, me firent voir son petit qui était gros comme le pouce. Après avoir bien étudié toute ï'anatomie de ce petit animal, j'admirai la sagesse du Créateur, Qui sait renfermer dans un si petit espace tant de parties différentes, et si bien arrangées pour leurs fonctions. S'il eut été plus grand, il eut remédié à la faim qui nous pressait et qui, jusqu'au premier jour de décembre, ne nous a pas moins donné de peine que le froid et la fumée. Je vous avoué qu'il y a bien à souffrir dans cette sorte de vie. Mais aussi les faveurs que Dieu répand alors dans l'âme de ses serviteurs, adoucissent bien ces souffrances. Mais ce qui me console le plus, c'est de voir l'affection que nos Sauvages ont pour la prière, laquelle même ils inspirent à leurs enfants, car ces petits innocents ne manquent point tous les jours, aussitôt levés, de venir à moi, pour apprendre les prières et le catéchisme, en quoi les journées me semblent bien courtes. Et pendant le silence de la nuit, lorsque nos Sauvages cessent de chanter et de parler, et les enfants de crier ou de pleurer, j'ai le loisir de m'entretenir avec Notre-Seigneur au milieu de ces solitudes.
Ce fut là qu'une famille chrétienne de Sauvages, nommés Esquimaux, vint nous joindre, ayant quitté leurs compatriotes qui sont, disent-ils, si brutaux, qu'ils font étrangler ceux qui reçoivent le baptême. Comme nous marchions tous ensemble par les bois et par les montagnes, je rencontrai en mon chemin une pauvre fille malade, qui me fit faire compassion, et quoique j'eusse assez de peine à me porter, Dieu me donna assez de force pour charger sur mes épaules le fardeau qu'elle portait, et l'aider par ce moyen à se rendre au gîte. Cet acte de charité, outre la consolation intérieure que j'en reçus, m'obtint peut-être de Dieu une grâce remarquable, car il me préserva d'un bien grand danger, m'étant par mégarde jeté dans un trou qui se trouva sous la neige au milieu des glaces de la rivière, où du moins je devais avoir une jambe rompue.
Ce fut vers ce temps que nous célébrâmes avec toute la solennité possible la Fête de l'Immaculée Conception, où les confessions, les communions, les cantiques spirituels, et les autres dévotions que nos Sauvages pratiquèrent pendant toute cette journée, furent sans doute bien agréables à la sainte Vierge, qui se voyait ainsi honorée dans des lieux si affreux, et par des barbares si zélés pour sa gloire.
Cependant nous continuons notre route, qui n'est marquée que par celle des orignaux, sur les pistes desquels on marche tant qu'on peut pour avoir de quoi vivre. C'est ce qui nous engage en des chemins difficiles, où j'enfonce bien des fois dans la neige jusqu'à la ceinture. Mais la peine est de s'en retirer. Après avoir ainsi marché plusieurs jours inutilement, et bien affamés, enfin le bon Dieu, Qui a pitié de Ses serviteurs dans leur nécessité, nous fit tomber sur deux élans et sur quatre castors. Cela arriva bien à propos pour la veille de Noël, que nos Sauvages employèrent à se préparer à la grande Fête, ne voulant pas par respect aller ce jour-là à la chasse, et gardant le jeûne de l'Église, nonobstant les jeûnes qui avaient précédé. Toute la nuit et le jour suivant furent employés en dévotions telles, que je ne doute point que les anges tutélaires de ces forêts n'en soient ravis. Celles d'un jeune homme et d'une jeune fille, qui firent à la messe de minuit leurs premières communions, consolèrent beaucoup.
Le fils de mon hôte, étant tombé malade, me donna un nouveau sujet d'exercer la patience. C'estoit un enfant de six ans, qui m'aimait comme son père, et pour qui j'avais beaucoup d’affection. Il venoit tous les jours matin et soir, me trouver pour être instruit, même pendant sa maladie, et alors qu'il était à l'extrémité, je tâchai de faire en son endroit office de médecin et de père, mais tous mes remèdes furent inutiles, et il semble que Dieu voulut appelé ce petit ange dans l'octave des innocents (période de huit jours pendant laquelle on célèbre chacune des principales fêtes de l'année), afin qu'il allât au Ciel augmenter leur nombre. Ses parents en furent touchés plus qu'on ne peut s'imaginer. Cependant, dans la ferme croyance qu'ils avaient, qu'il était au Paradis, ils ne cessaient de l'invoquer, et apres que nous l'eûmes mis en terre avec les cérémonies de l'Église, qui consolèrent beaucoup tous nos Sauvages, avant que de partir de ce lieu, le père de l'enfant s’agenouilla sur son tombeau pour se recommander à lui, et le prier de lui tenir désormais lieu de père.
La faim nous obligeant enfin de nous mettre en chemin, il fallut marcher par des lieux extremement rudes, grimper sur des montages et puis les descendre, ce qui ne se fait que bien difficilement quand elles sont couvertes de neige. Il nous fallut aussi traverser des lacs où la pluie des trois jours précédents nous donnait bien de l'exercice, parce qu'elle passait par dessus nos raquettes et nous venait jusqu'à mi-jambes. Enfin, il fallut essuyer un vent froid qui se leva, et qui nous mit en grand danger d'avoir le visage, les pieds et les mains gelées. Tous ces efforts rongent beaucoup les forces d'un missionnaire, qui n'a presque pas mangé avant de partir, non plus que les autres de sa compagnie. Mais le plus rude de ces travaux, c'est le soir, le temps de trois ou quatre heures qu'on emploie à se cabaner avant d'avoir du feu. Ce n'est pas une petite consolation de joindre ces sueurs et ces froids, aux sueurs et aux froids que notre Sauveur a bien voulu souffrir pour notre amour. Voilà comment se passa tout le mois de janvier.
Un des jours de ce mois, c'était un vendredi, nous trouvant plus affamés, nous conjurâmes Notre-Seigneur par ses plaies sacrées d'avoir pitié de nous. Nos prières ne Lui furent pas désagréables, car ce jour-là même Il nous donna en fort peu de temps cinq castors qui servirent à réparer nos forces et à nous mettre en état de supporter de nouveaux travaux en continuant notre voyage, où passant par dessus une rivière, la glace manqua sous moi, et j'y aurais achevé mon sacrifice si cet endroit se fut trouvé un peu plus profond.
Pour vous raconter ce qui s'est passé pendant les trois derniers mois d'hiver, il faudrait répéter tout ce qui nous est arrivé pendant les trois qui ont précédé. Nous avons bien tenu des routes différentes, mais nous y avons eu les mêmes peines. Le mois de février a été le plus rude pour le froid, mais celui de mars nous a semblé le plus pénible pour la fumée. Nous avons passé le premier dans la disette, et le second dans l'abondance des orignaux, que Dieu semblait conduire comme par la main dans notre cabane, bien plus qu'en celle des autres, et j'ay jugé que Sa bonté infinie a voulu récompenser par ce petit soulagement temporel, la fidélité que nos Sauvages ont constamment gardée pour les prières et pour le saint sacrifice de la messe, que j'ai célébré tous les jours dans leur cabane.
C'est pendant ces deux mois que nous avons ressenti par deux fois un tremblement de terre assez modéré, mais qui est la continuation de celui qui commença si violemment dans tout le Canada en l'année 1662. et qui n'a point cessé depuis en ces quartiers du Nord, quoique comme j'ai dit, il ne se fasse sentir que fort peu, et de temps en temps seulement.
Enfin pour ne me resire, toutes nos routes, qui n'ont été que par des chemins tous semés d’embûches, se terminèrent bien à propos à un lac qui porte le nom de la Croix, parce qu'il en forme très parfaitement la figure. Afin de lui faire porter encore plus justement ce beau nom, nous plantâmes aux environs beaucoup de croix, en mémoire de celles que nous y avions souffertes pour y arriver.
Ce fut encore une providence de Dieu Qui nous avait destiné les quartiers de ce Lac-à-la-Croix, pour faire observer à nos Sauvages les saintes cérémonies de l'adoration de la Croix. On s'étonnera peut-être que pour bien célébrer les plus augustes Mysteres de notre religion, nous ayons pû renfermer dans une pauvre cabane tout ce qui est nécessaire pour se conformer à l'Église pendant la Semaine sainte. Nous le fîmes pourtant, pour bien terminer notre hivernation, et pour consacrer ces rochers et ces montagnes, par ce que nous avons de plus saint et de plus vénérable. Le Jeudi, le Vendredi et le Samedi saint, firent de nos forêts une église, et de notre cabane une sainte chapelle, où fort peu des cérémonies qui se pratiquent en ce temps par les chrétiens, furent omises par nos Sauvages. Surtout ils traitèrent avec un grand respect et un religieux silence la cabane où reposait le saint-Sacrement, pendant la nuit du jeudi au vendredi, et l'on ne cessa pas dans ce profond désert, d'honorer cet auguste Mystère par des prières continuelles, que les ténèbres de la nuit n'interrompirent pas.
Il est vrai que partout où nous ayons passé, nos Sauvages semblaient sanctifier cette barbarie par leurs communions, et par une vie aussi innocente et aussi sainte pour leur état, que celle que mènent les anachorètes (l'ermite ou l'anachorète est une personne - le plus souvent un moine - qui a fait le choix d'une vie spirituelle dans la solitude et le recueillement) dans leur solitude. Mais ils ont voulu mettre le comble à leur piété, au Saint Jour de Pâques, avant que de quitter les bois, pour me faire oublier par de si dévots exercices, toutes les fatigues que j'avais eues avec eux pendant tout cet hiver.
Ce fut donc après ces fêtes que nous montâmes sur le Saguenay, le 16 mai 1672, et dès le lendemain nous revîmes avec joie Tadoussac, que nous avions quitté six mois auparavant. C'estait le temps d'entreprendre la Mission des Papinachois, pour laquelle Notre-Seigneur m'avait conservé assez de forces. C'est à 30 lieues au dessous de Tadoussac, et je m'y trouvai heureusement au temps que ces Sauvages y abordent du fond des bois, pour y faire leur petit commerce avec les Français.
Je donnai les instructions nécessaires à plusieurs de ces pauvres gens, qui ne nous avaient encore jamais vus. Je baptisai 13 de leurs enfants, et administrai aux adultes les autres sacrements dont ils étaient capables.
La Bonté Divine me parut bien admirable pour le salut de deux femmes âgées de 80 ans, qui avaient autrefois été baptisées par le feu Père le Jeune, et n'avaient pas vu depuis ce temps-là aucun missionnaire. L'innocence et la pureté de vie qu'elles ont gardée dans leurs forêts pendant tant d'années, a sans doute mérité la grâce que Dieu leur a faite, de se trouver ici avant de mourir, pour se préparer à cet important passage de l'éternité.
Voilà, mon Révérend Père, l'abrégé de ce qui s'est passé pendant mon hivernstion. La grande grâce que je vous demande, est de m'accorder le même bonheur pour l'hiver prochain, pendant lequel j'espère que Dieu me donnera le courage de réparer, par de nouvelles souffrances, les fautes que j'ai pu faire pendant celui-ci. Espérant cette faveur de Votre Révérend, je lui serai toute ma vie, etc.