Voici le texte revu et adapté au lecteur d’aujourd’hui.
Entre parenthèses et en italique, je donne la définition de certains mots dont le sens peut échapper au lecteur néophyte en ancien ou vieux français. Autant que possible, je n’ai pas changé la tournure de phrase par respect pour l’auteur.
Le lecteur va apprendre, s’il ne le savait pas, l’origine des noms de certains lieux.
L’auteur n’explique pas ce que veut dire «Forillon». Ce nom, mentionné par Jacques Cartier, serait du portugais qui veut dire: gros rocher ou écueil en mer. L’histoire ne dit pas si c’est Jacques Cartier qui lui a donné le nom, ou bien si l’endroit était déjà connu d’autres marins.
Explication pour les esprits lents:
À cette époque, les navigateurs possédaient bien des GPS (système de localisation par satellites), mais les satellites n’étaient pas encore sur orbite. Alors, les marins plantaient des gros rochers pour s’y retrouver. Au lieux de GPS, une vigie montait au haut du mât (nid de corbeau), et indiquait la position du navire au pilote. Cela avait pour avantage de combattre le chômage.
En ci qui concerne les errants, ou vagabonds, ou «robineux» (pour ceux qui connaissent le terme), les clochards de Montréal, l’auteur en explique l’origine. Donc, la prochaine fois qu’un quêteur vous demande de l’argent pour payer ses études (acheter de la drogue), s’offrir un café (acheter de la bière) ou payer le taxi qui doit conduire sa femme qui doit aller accoucher à l’hôpital, soyez généreux. Ces «guenilleux» sont les descendants des premiers habitants du quartier Hochelaga-Maisonneuve, ce qui explique la pauvreté connue du coin.
Un de ces descendants m’a vraiment demander de l’argent en me disant que c’était pour payer le taxi pour sa femme qui devait accoucher. Il ne savait pas, l’innocent, qu’il était devant les bureaux de l’aide sociale, et que de l’autre côté de la rue se trouvait la maison des sages-femmes pour justement aider à faire accoucher. Le type venait d’accoucher d’une bonne menterie. Ce qui est encor plus comique, des naïfs lui donnaient des sous.
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Du dessein de Messieurs de Montréal.
Un grand homme de bien, n'ayant jamais vu la Nouvelle-France que devant Dieu, se sentit fortement inspiré d'y travailler pour sa gloire. Ayant fait rencontre d'une personne de même cœur, ils envoyèrent, en l'an 1640, vingt tonneaux de vivres, et d'autres choses nécessaires pour commencer en son temps une nouvelle habitation en l'île de Montréal.
L'année dernière, ils firent passer quarante hommes commandés par le sieur Maisonneuve, gentilhomme champenois, pour jeter les fondements de ce généreux dessein. Cette entreprise paraîtrait autant téméraire, qu'elle est sainte et hardie, si elle n’avait pour base la puissance de Celui qui ne manque jamais à ceux qui n'entreprennent rien qu'au branle (impulsion donnée à une chose) de ses volontés; et qui saurait ce qui se passe pour faire réussir cette grande affaire, jugerait aussitôt que Notre Seigneur en est véritablement l’auteur. Mais disons deux mots de cette île, devant que de passer outre.
On compte depuis l'embouchure du Golfe Saint-Laurent, jusque au Forillon de Gaspé, où le Golfe se rétrécit et se fait rivière, soixante lieues; depuis le Forillon de Gaspé jusqu’à Tadoussac, quatre-vingts-dix lieues; depuis Tadoussac jusqu’à Québec, quarante lieues; depuis Québec jusqu’à Trois-Rivières, vingt-huit ou trente lieues; depuis Trois-Rivières jusqu’au Fort de Richelieu, qu'on bâtit sur la Rivière des Iroquois (maintenant la rivière Richelieu), douze lieues; depuis cette Rivière jusqu’à Montréal, douze autres lieues: si bien que depuis l'embouchure du grand fleuve et du Golfe, jusqu’à cette île, on y compte prés de deux cents lieues; et toute cette grande étendue d'eau est navigable, en partie par de grands vaisseaux, en partie par des barques.
L'île de Montréal a environ vingt lieues de tour; elle est baignée d'un côté du grand fleuve Saint-Laurent, et de l'autre de la Rivière-des-Prairies. Ces deux grands fleuves se joignant ensemble, font comme deux lacs ou deux grands étangs. Aux deux bouts de cette île, il y a quantité d'autres îles plus petites, fort agréables; la plus belle après l'île de Montréal, c'est l'Île Jésus. Il sort des terres une autre petite rivière du côté nord, nommée des Habitants, la rivière l'Assomption, et des Sauvages 8taragauesipi, laquelle se jette dans cette grande étendue d'eau qui se rencontre à la pointe plus basse de Montréal. Toutes ces eaux se rassemblant et marchant de compagnie, prennent le nom du grand fleuve Saint-Laurent; quinze lieues plus bas, tout auprès de l'embouchure de la rivière des Iroquois (le Richelieu actuel), qui vient du côté du Midi, ce grand fleuve s'ouvre et se dilate derechef, et fait le lac que nous appelons de Saint-Pierre, qui peut avoir quatre ou cinq lieues de large, et sept ou huit de long, est parsemé de quantité de belles îles; d'un côté et de l'autre il se rétrécit, pour reprendre une autre fois le nom du fleuve de Saint-Laurent, à deux lieues ou environ plus haut que l'habitation et que le fleuve de Trois-Rivières. Mais pour remonter à notre île, je dirai en passant que l'aspect d'une belle montagne qui s'y rencontre, lui a fait porter le nom de Montréal ou Mont-royal.
Jacques Cartier, qui est le premier de nos Français qui l'a découverte, écrit qu'il y rencontra une ville nommée Hochelaga. Cela s'accorde bien à ce qu'en disent les Sauvages, qui la nomment Minitik 8ten entag8giban, l'île où il y avait une ville ou une bourgade; les guerres en ont banni les habitants. Elle donne un accès et un abord admirable à toutes les nations de ce grand pays: car il se trouve au nord et au midi, au levant et au couchant, des rivières qui se jettent dans les fleuves de Saint-Laurent et dans la Rivière-des-Prairies qui environnent cette île; de sorte que si la paix était parmi ces peuples, ils pourraient aborder là de tous côtés. Omnia tempus habent, tout se fera avec le temps.
Ces messieurs qui entreprennent de faire adorer Jésus-Christ dans cette Île, firent cet hiver dernier une action vraiment chrétienne. Ce sont personnes de vertu, de mérite et de condition, gens qui font profession de servir Dieu publiquement (que ces termes me sont agréables, servir Dieu publiquement), ne rougir point pour les bassesses de Jésus-Christ, et ne se point enfler pour les grandeurs de la terre. Ces âmes d'élite s'étant rassemblées en la grande église de Notre-Dame-de-Paris, ceux qui portent le saint caractère (la marque), disent la sainte messe, et les autres se communièrent à l'autel de cette Princesse tout chargé de miracles; ayant le Sauveur du monde avec eux, ils dédièrent et consacrèrent à la Sainte Famille l'île de Montréal, desirant qu'elle se nommât dorénavant Notre-Dame-de-Montréal. Mais écoutons, s'il vous plaît, ce qu'une personne de vertu, qui se cache aux hommes et qui est bien oonnue des anges, écrit sur ce sujet.
Puisqu'on désire quelque instruction plus ample des particularités de cette société, voici ce que j'en puis dire. Environ trente-cinq personnes de condition se sont unies pour travailler à la conversion des pauvres Sauvages de la Nouvelle-France, et pour tâcher d'en assembler bon nombre dedans l'île de Montréal qu'ils ont choisie, estimant qu'elle est propre pour cela, leur dessein est de leur faire bâtir des maisons pour les loger, et défricher de la terre pour les nourrir, et d'établir des séminaires pour les instruire et un Hôtel-Dieu pour secourir leurs malades. Tous ces messieurs et dames s'assemblèrent un jeudi vers la fin du mois de février de cette année 1642 sur les dix heures du matin en l'église de Notre-Dame-de-Paris, devant l'autel de la Sainte Vierge, où un prêtre d'entre eux dit la sainte messe, et communia les associés qui ne portent point le Caractère. Ceux qui le portent célébrèrent aux autels qui sont à l'entour de celui de la Sainte Vierge: là tous ensemble ils consacrèrent l'île de Montréal à la Sainte Famille de Notre Seigneur, JÉSUS, MARIE et JOSEPH, sous la protection particulière de la Sainte Vierge; ils se consacrèrent eux même, et s'unirent en participation de prières et de mérites, afin qu'étant conduits d'un même esprit, ils travaillent plus purement pour la gloire de Dieu et pour le salut de ces pauvres peuples, et que les prières qu'ils feront pour leur conversion et pour la sanctification d'un chacun des dits associés, soient plus agréables à sa divine Majesté. Nous esperons tous que votre Révérence embrassera cet ouvrage, et qu'elle ira en personne aider ces pauvres Infidèles, pour leur faire connaître leur Créateur.
Ces messieurs me permettront de leur dire en passant, qu'on ne mène personne à Jésus-Christ que par la Croix; que les desseins qu'on entreprend pour sa gloire en ce pays, se conçoivent dedans les dépenses et dedans les peines, se poursuivent dedans les contrariétés, s'achèvent dedans la patience, et se couronnent dedans la gloire.
La précipitation dans cette affaire ne vaut rien; le zèle y est excellent, la bonne conduite extrêmement requise, et la patience mettra la dernière main à ce grand ouvrage.
Le quinze octobre de l'année dernière, 1641, jour dédié à la mémoire de Sainte Térèse, uniquement aimée et amante de la Sainte Famille, Monsieur le Gouverneur, le R. P. Vimont et plusieurs autres personnes bien versées en la connaissance du pays, arrivèrent au lieu qu'on a choisi pour la première demeure qui se doit faire dedans cette belle Île, que j'appellerais volontiers l'Île Sainte, puis que tant d'âmes l'ont si saintement consacrée à la Sainte Famille.
Le dix-sept mai de la présente année, 1642, Monsieur le Gouverneur mit le sieur de Maisonneuve en possession de cette île, au nom de Messieurs de Montréal, pour y commencer les premiers bâtiments: le R. P. Vimont fit chanter le Veni Creator, dit la sainte Messe, exposa le Saint Sacrement, pour impétérer (obtenir) du Ciel un heureux commencement à cet ouvrage; l'on met incontinent (aussitôt, sur-le-champ) apres les hommes en besongne (au travail); on fait un réduit (dernier asile de défense) de gros pieux pour se tenir à couvert contre les ennemis. Le vingt-huit juillet une petite escouade d'Algonquins passant en ce quartier là, s'y arrêtèrent quelques jours: un capitaine (chef) presenta son fils au Baptême âgé d'environ quatre ans: le Pere Joseph Poncet le fit Chrétien, et le sieur de Maisonneuve et Mademoiselle Mance le nommèrent Joseph, au nom de Messieurs et de Mesdames de Notre-Dame-de-Montréal. Voilà le premier fruit que cette île a porté pour le Paradis, ce ne sera pas le dernier, Crescat in mille millia.
Le quinze août on solennisa la première fête de cette Île-Sainte, le jour de la glorieuse et triomphante Assomption de la Sainte Vierge. Le beau tabernacle que ces messieurs ont envoyé fut mis sur l'autel d'une chapelle, qui pour n'être encor bâtie que d'écorce, n'en est pas moins riche. Les bonnes âmes qui s'y rencontrèrent se communièrent. On mit sur l'autel les noms de ceux qui soutiennent les desseins de Dieu en la Nouvelle-France, et chacun s'efforça de bannir l'ingratitude de son cœur et de se joindre avec les Ames saintes qui nous sont unies par des chaînes plus précieuses que l'or et que les diamants, chanta le Te Deum en action de grâces, de ce que Dieu nous faisait la grâce de voir le premier jour d'honneur et de gloire, en un mot la première grande Fête de Notre-Dame-de-Montréal; le tonnerre des canons fit retentir toute l'île, et les démons, quoi qu'accoutumés aux foudres, furent épouvantés d'un bruit qui parlait de l'amour que nous portons à la grande Maîtresse; je ne doute quasi pas que les anges tutelaires (tuteurs) des Sauvages et de ces contrées n'aient marqué ce jour dans les fastes du Paradis.
Apres l'instruction faite aux Sauvages, se fit une belle procession après les vêpres, en laquelle ces bonnes gens assistèrent, bien étonnés de voir une si sainte cérémonie, où on n'oublia pas à prier Dieu pour la personne du Roi, de la Reine, de leurs petits Princes et de tout leur empire; ce que les Sauvages firent avec beaucoup d'affection. Et ainsi nous unîmes nos vœux avec tous ceux de la France.
Apres la fête on fut visiter les grands bois qui couvrent cette île; et étant amenés à la montagne dont elle tire son nom, deux des principaux Sauvages de la troupe, s'arrêtant sur le sommet, nous dirent qu'ils étaient de la nation de ceux qui avaient autrefois habité cette île; puis en étendant leurs mains vers les collines qui sont à l'Orient et au sud de la montagne: Voilà, faisaient-ils, les endroits où il y avait des bourgades remplies de très grande quantité de Sauvages; les Hurons, qui pour lors nous étaient ennemis, ont chassé nos ancêtres de cette contrée, les uns se retirèrent vers le pays des Abnaquiois (Abénaquis), les autres au pays des Iroquois, et une partie vers les Hurons mêmes, s'unissant avec eux; et voilà comme cette île s'est rendue déserte.
Mon grand-père, disait un vieillard, a cultivé la terre en ce lieu-ci; les blés d'Inde (maïs) y venaient (poussaient) très bien, le soleil y est très bon. Et prenant de la terre avec ses mains: Regardez, disait-il, la bonté de la terre, elle est très excellente.
On ne s'oublia pas là dessus de les inviter et de les presser de retourner en leur pays, et de leur déclarer le dessein des capitaines, qui envoient ici du monde pour les secourir, leur promettant qu'on les aiderait à bâtir de petites demeures, et à défricher la terre dont ils ont perdu l'habitude, s'étant quasi rendus errants de sédentaires qu'ils étaient. Ils promirent qu'ils traiteraient de cette affaire en leur pays.
L'un d'eux nommé Atcheast, père du petit Joseph, homme qui parait paisible et qui a fait rencontre d'une femme aussi posée que lui, assura qu'il retournerait au printemps avec toute sa famille.
Les autres étaient dans la même volonté; mais ils n'osèrent jamais donner parole de s'arrêter ici pour défricher la terre, la crainte des Iroquois leurs ennemis, leur donne trop de terreur; non pas qu'ils ne soient assurés aupres de nos habitations, mais ils n'oseraient s'écarter pour leur chasse ou pour leur pêche. Les ennemis peuvent aisément venir aux aguets et dresser des embûches à ceux qui s'écartent tant soit peu des lieux de défense: si bien que j'ai de la peine à croire qu'il y ait jamais grand nombre de Sauvages à Notre-Dame-de-Montréal, que les Iroquois ne soient domptez, ou que nous n'ayons la paix avec eux. Il faut espérer que cela se pourra faire, nonobstant les difficultés présentes.
On sollicitera tant le Ciel en l'une et l'autre France, qu'en fin le Dieu du Ciel et de la terre donnera sa bénédiction à cette pauvre terre, Et videbit omnis caro salutare suum.
Amen, Amen.