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samedi, octobre 25, 2008

L'HISTOIRE OCTOBRE 200 PP. 64-67


L'AUTEUR
Maître de conférences d'histoire contemporaine à l'université Denis-Diderot-Paris-VII, Pierre Brocheuxa publié Ho Chi Minh (Presses de Sciences po, 2000) et Du conflit d'Indochine aux conflits indochinois (Complexe/IHTP, 2000).

Pol Pot et la destruction du Cambodge


Pol Pot, mort dans des circonstances troubles en 1998, incarne le désastre qui a frappé le peuple cambodgien entre 1975 et 1979.

Quand, au nom de l'utopie communiste, des centaines de milliers de personnes se trouvèrent victimes d'un massacre organisé.



Le 15 avril 1998, Pol Pot mourait dans la forêt cambodgienne. Son nom est resté associé au régime despotique imposé aux Cambodgiens pendant trois ans, huit mois et vingt jours, entre 1975 et 1979. Cette période se solda par une hécatombe de vies humaines qui valut à cette tragédie la qualification de génocide ou d'autogénocide (1).

La mort de Pol Pot intervint dans la phase ultime de décomposition du mouvement khmer rouge*, confiné au réduit d'Anlong Ven au nord_ouest du pays: son dirigeant fut arrêté par ses propres partisans et compagnons, jugé pour trahison et pour avoir ordonné l'exécution «de nombreux compatriotes», selon les mots de son lieutenant Ta Mok, un des très rares dirigeants khmers rouges d'origine paysanne.

Un dénouement assez trouble au demeurant: Ta Mok, surnommé «le boucher», et Khieu Samphan, ancien Premier ministre du Kampuchéa démocratique (dénomination donnée par les dirigeants khmers rouges, après 1975, à l'ancien royaume du Cambodge), reprochaient-ils à Pol Pot les centaines de milliers de morts dont s'était rendu coupable son régime, ou seulement le tout récent assassinat du chef des forces armées khmères rouges, Son Sen, et de sa famille? Au moment où l'on parle d'instaurer un tribunal pour juger les Khmers rouges, ces hommes n'ont_ils pas saisi l'occasion de faire endosser à Pol Pot la responsabilité des massacres afin d'obtenir le pardon ou du moins l'amnistie pour eux-mêmes?

Mais le régime instauré par le Parti communiste khmer est-il identifiable au seul Pol Pot? Si «polpotisme» il y eut, s'agissait-il d'un stalinisme des Tropiques, d'une déviation du léninisme, du «maoâme vu par des cons» comme l'écrivit André Malraux ou d'un phénomène particulier surgi d'un terreau spécifique?

Commençons, pour tenter de répondre à ces questions, par cerner la personnalité de Pol Pot. Nous ne disposons aujourd'hui que d'une seule biographie de lui, rédigée par l'historien américano_australien David Chandler, au terme d'une longue enquête (2). Où nous apprenons que, derrière ce pseudonyme de Pol Pot, se dissimulait un certain Saloth Sar, étudiant en France de 1949 à 1952, dans un établissement privé d'enseignement technique supérieur.

Les témoignages sur ce séjour à Paris sont rares et flous pour la simple raison que Saloth Sar fit par la suite assassiner la plupart de ceux qu'il fréquentait alors. On sait néanmoins qu'il appartenait à un groupe de boursiers cambodgiens qui, en majorité, avaient adopté une attitude contestataire vis_à_vis du roi Norodom Sihanouk - placé sur le trône en 1941 grâce aux Français -, ce qui leur valut la suppression de leurs subsides. La radicalisation de ces jeunes gens les conduisit vers la doctrine léniniste, d'autant plus naturellement que, dans la péninsule Indochinoise, une guerre d'indépendance nationale opposait le Vietminh de Ho Chi Minh, constitué d'éléments communistes et nationalistes, au corps expéditionnaire français.

Pendant ce séjour européen, le jeune Khmer a-t-il été influencé par le communisme soviétique? On sait qu'il fréquenta le cercle cambodgien d'études marxistes. Pour sa part, Pol Pot dira avoir été marqué par La Grande Révolution de Kropotkine (3). Une chose est sûre: au tout début de 1953, Saloth Sar retourne au pays sans avoir achevé ses études et sans être titulaire d'aucun diplôme. Sans doute aspire-t-il déjà à devenir un militant révolutionnaire.
En 1953, l'Indochine est toujours en guerre. C'est aussi l'année où Norodom Sihanouk obtient de la France l'indépendance du Cambodge. Un Cambodgien qui se réclame de la mouvance communiste n'a d'autre choix que de rejoindre les rangs du Parti communiste indochinois (PCI) qui recrute majoritairement ses membres parmi les Vietnamiens et dont la direction, vietnamienne elle aussi, définit sa stratégie et sa tactique selon les intérêts des communistes vietnamiens. Les Cambodgiens y sont encore peu nombreux et font figure d'élèves pour ne pas dire d'auxiliaires.

En 1954, alors que la conférence de Genève met fin à la guerre d'Indochine et que la France reconnaît l'indépendance du Vietnam, les communistes cambodgiens forment deux groupes distincts: celui des militants e combattants du PCI (que Norodom Siha nouk appelle les Khmers-Vietminh pou les discréditer), dont Pol Pot fait partie, et celui des «retours de France», qui ne sont pas membres du PCI.

D'après le peu que l'on sait de lui, Saloth Sar a séjourné dans les bases du Vietminh situées sur le territoire cambodgien. Le retour à la réalité cambodgienne (une société sous_développée, un régime monarchique à caractère féodal, inégalitaire et arbitraire, où s'exerce le bon vouloir du prince et de sa famille) se double pour lui d'un apprentissage de la révolution sous une direction vietnamienne qui lui est certainement apparue, à la longue, comme un tutorat pesant.

La période 1954-1960 est celle de la laborieuse gestation d'un parti communiste cambodgien, à travers des refontes successives auxquelles se trouve associé celui qui se fait désormais appeler Pol Pot (nom assez répandu dans les campagnes cambodgiennes, que Saloth Sar, issu d'une famille aisée vivant dans l'orbite des cercles princiers, choisit afin de se démarquer de son milieu d'origine). En 1960, le Parti des travailleurs khmers est fondé. En 1963, après que la police royale en eut tué le secrétaire général, Tou Samouth, Pol Pot devient le dirigeant du parti, qui sera rebaptisé Parti communiste khmer (PCK) en 1966. Il prendra sa retraite en 1985, mais conservera son influence sur les décisions des forces khmères rouges jusqu'en 1997.

En 1965, alors que les États-Unis engagent directement et massivement leurs forces militaires au Vietnam, Pol Pot est reçu à Hanoï avec les égards dus au dirigeant d'un parti frère, même s'il est considéré comme un frère cadet. L’année suivante, il se rend à Pékin où l'accueil est plus chaleureux. Dès ce moment-là, le ressentiment et l'hostilité de Pol Pot vis-à-vis de ses camarades_mentors vietnamiens prêts à ménager Norodom Sihanouk, qui les aide en sous-main, s'accentuent, tandis que la Chine maoïste exerce sur lui une attraction certaine. Le soutien de Pékin va lui permettre de prendre ses distances vis-à-vis de Hanoï.
Lorsqu'en 1970 le général Lon Nol renverse Sihanouk et met fin à la neutralité bienveillante du Cambodge à l'égard des Nord_Vietnamiens, il consomme le partage des Cambodgiens. Et la tourmente s'abat sur le paisible pays.

En avril 1975, les communistes khmers prennent Phnom Penh, où l'afflux des réfugiés a fait passer la population de un à 3 millions (sur 7 millions de Cambodgiens). Leur règne débute par une opération spectaculaire: la ville est vidée de toute sa population et quelques bâtiments symboliques, comme celui de la Banque nationale, sont détruits. L'évacuation a lieu dans un extrême désordre où la coercition s'allie à l'impréparation: hommes, femmes, enfants et vieillards, malades et bien_portants, personne ne trouve grâce aux yeux du nouveau régime du Kampuchéa démocratique.

D'entrée de jeu, la distinction entre «peuple ancien» (les Cambodgiens qui peuplaient les territoires contrôlés par les Khmers rouges de 1970 à 1975) et «peuple nouveau» (ceux qui vivaient à Phnom Penh ou dans les villes tenues par le gouvernement du général Lon Nol) instaure deux catégories auxquelles échoient bons ou mauvais traitements et pour beaucoup un sort fatal. La discrimination s'exerce aussi selon des clivages ethniques ou religieux qui correspondent partiellement à une appartenance citadine et professionnelle.
Les citadins sont assimilés à l'ancien régime et aux exploiteurs du peuple; les 600 000 Vietnamiens, y compris les pêcheurs du lac Tonlé Sap, déjà victimes de pogroms meurtriers sous Lon Nol, sont chassés du Cambodge; les Chinois qui n'ont pas fui (entre 300 000 et 400 000) sont maltraités; les Chams, musulmans (ils étaient environ 250 000 en 1975), sont sujets à des brimades et à des massacres, que l'on ne peut toutefois chiffrer.

Les discriminations se poursuivent par la séparation forcée des membres d'une même famille, parents et enfants, frères et soeurs. L’objectif est de défaire les solidarités anciennes pour recomposer la société selon l'idéologie égalitariste qui impose un comportement communautaire et brise les individualités. En même temps, afin de détecter et d'extirper du corps social les éléments «contre-révolutionnaires», la surveillance mutuelle est renforcée et la délation encouragée. Cette épuration entraîne le massacre d'un nombre de personnes impossible à évaluer.

Il s'agit enfin de soumettre cette population anéantie, mal ou insuffisamment nourrie, à un labeur prolongé. Les enfants eux_mêmes, plutôt que d'aller à l'école, sont envoyés aux champs et aux ateliers. Les grands chantiers (creusement de canaux, érection de barrages_réservoirs) mobilisent la main_d'oeuvre et les images qu’en donne la propagande évoquent l'Empire khmer (IXe- XIIIe siècle) et ses immenses chantiers pour l'édification du temple d'Angkor Vat, parmi d'autres.

L'économie est bouleversée. La propriété collective est substituée à la propriété privée, la monnaie est supprimée. Les aléas des récoltes et du ravitaillement alimentaire, en 1976 et 1977, aggravent considérablement la situation des Cambodgiens. Plusieurs centaines de milliers d'entre eux furent victimes de disette alimentaire et de pénurie médical ainsi que de traitements brutaux.

Ce régime terroriste suscite des révoltes qui conduisent à des affrontements sanglants. On évalue les victimes des purges à une centaine de milliers parmi lesquelles 20 000 ont subi un calvaire de plusieurs mois à Tuol Sleng, en 1978, dans un lycée transformé en centre de détention, de torture et d'exécution.

Le bilan des sacrifices est très lourd si l'on admet qu'il y eut entre 400 000 et 900 000 exécutions et entre 700 000 et 1 200 000 victimes de traitements inhumains (surcharge de travail, faim, maladies, non-assistance aux faibles). L’ampleur et la cruauté de ce drame résultent de trois facteurs: l'ambition démesurée de réaliser une utopie collectiviste, de moderniser une société à marche forcée, avec une brutalité inouïe; une rage à se démarquer du voisin vietnamien à travers la réactivation de haines passées et de revendications irrédentistes, ce qui conduit à une véritable épuration ethnique et à des agressions frontalières (1975, 1976, 1977); les répercussions de cette politique dans le camp communiste khmer. Par exemple, dès 1976, Hou Youn, une figure marquante du communisme cambodgien, est assassiné parce qu'il s'est opposé à l'évacuation des villes et à la fermeture des lieux de culte.

La révolution dévore ainsi ses propres enfants. Au début de 1978, le groupe dirigeant, que l'on peut désormais appeler «polpotiste», engage de véritables opérations militaires contre d'autres Khmers rouges, principalement basés dans l'est du pays, considérés comme des «agents vietnamiens» ou «des esprits vietnamiens dans des corps cambodgiens». Selon un procédé classique d'amalgame, ils sont accusés d'être des a agents de la CIA, du KGB et du Deuxième Bureau français. Ta Mok, fidèle à cette tradition, déclara, après le procès de Pol Pot, que celui_ci était «un agent vietnamien».

Le Kampuchéa démocratique s'écarte-t-il du schéma marxiste-léniniste au point que les communistes puissent le répudier? Ou n'en est_il qu'une variante? Pour Michaël Vickery, la révolution cambodgienne fut une révolution paysanne; selon Ben Kiernan, elle se démarque du marxisme_léninisme par sa dimension raciste (4). Fondamentalement, ces explications refusent la filiation de cette révolution avec le marxisme parce qu'elle maculerait la doctrine du sang versé par sa démence meurtrière.

Rapporter les intentions et le projet des communistes cambodgiens, y compris Pol Pot, aux conditions objectives qui étaient celles du Cambodge (niveau de développement économique, social et culturel) nous permet bien d'y déceler le schéma marxiste-léniniste appliqué à l'évolution des sociétés. Le moteur de l'histoire est, dans ce cas, la lutte des contraires, une formule large pour rendre compte de la lutte des classes déclinée à la cambodgienne: opposition ville_campagne, antagonismes interethniques confondus avec la lutte des classes. À quoi s'ajoute la dénonciation de la religion qui conduit à la fermeture des pagodes bouddhistes, des églises chrétiennes et à la persécution, allant jusqu'au massacre, des Chams musulmans.

Après avoir décidé du sort fatal d'au moins un million de ses compatriotes, Pol Pot connut une fin lamentable, comme le montrent les photos qui nous sont parvenues de lui: menotté à un pilier de paillote puis allongé sur sa couche mortuaire avec, à ses côtés, sa femme et sa fillette, seules pour pleurer sa mort.

Kang Kek leu, dit Duch, qui dirigea le centre de Tuol Sleng et exécuta de sa propre main des détenus, y compris des enfants, fut arrêté en 1999. Sa «confession» éclaire les responsabilités, du sommet à la base, dans la chaîne de commandement khmer rouge (5). Selon ses affirmations, c'est le groupe dirigeant dans son ensemble, composé de Pol Pot, Nuon Chea, Son Sen, Khieu Samphan, qui prenait la décision d'exécuter les prisonniers de Tuol Sleng. Les ordres étaient transmis à Duch par Nuon Chea, personnage clé qui, aujourd'hui, coule des jours paisibles de rentier du côté de Païlin.

À la fin de 1978, raconte-t-il, lorsque 300 soldats khmers rouges de la zone est furent incarcérés à Tuol Sleng, Nuon Chea ordonna à Duch: «Ne vous cassez pas la tête à les interroger, tuez-les!» Par la suite, en 1983, Nuon Chea reprocha à Duch de ne pas avoir fait disparaître les archives de Tuol Sleng avant l'arrivée des troupes vietnamiennes qui, en 1979, mirent fin au régime khmer rouge: «Vous êtes le seul à ne Pas l'avoir fait, vous êtes un imbécile!»

«Regardez-moi, ai-je l'air d'un sauvage? J'ai la conscience tranquille» (6): parents, amis, anciens élèves, combattants et cadres khmers rouges qui ont eu affaire à Pol Pot le dépeignent comme un homme doux, affable, bon pédagogue; Norodom Sihanouk lui-même déclara qu'il lui trouvait du charisme (7).

Pol Pot n'était pas un monstre mais un révolutionnaire convaincu de lutter pour une bonne cause: l'indépendance et le bonheur du peuple cambodgien. Il fut aussi un «Khmer originel»: ainsi signa-t-il ses premiers articles, et sans aucun doute son nationalisme oblitéra_t_il fortement les idées socialistes et internationalistes auxquelles il avait adhéré en France. Comment ces convictions se sont_elles muées en fanatisme meurtrier? Le passage de l'angélisme au terrorisme demeure un mystère, à moins d'admettre qu'un homme est aussi un être qui, dans certaines circonstances, a «une aptitude ordinaire à une extraordinaire inhumanité».

NOTES:


* Cf. lexique, p. 43.

1. H. Locart et J._L. Margolin ont engagé une discussion sur ces concepts
dans Communisme no. 59-60, 2000.

2. David Chandler, Pol Pot Frère Numéro Un, Paris, Plon, 1993.

3. Dans La Grande Révolution (1896), Pierre Kropotkine voit la Révolution
française comme un vaste soulèvement de la paysannerie aux aspirations libertaires, image de la révolution russe à venir.

4. B. Kiernan, Le Génocide au Cambodge (cf. Pour en savoir plus, p. 73): cf. aussi L’Histoire no. 223, pp 90-91.

5. Duch est le seul Khmer rouge à avoir confesser ses crimes, Far Eastern Economic Review (9 et 13 mai 1999).

6. Pol Pot, Far Eastern Economic Review (30 octobre 1997).

7. Norodom Sihanouk, Norodom Sihanouk Prisonnier des Khmers rouges,
Paris, Hachette, 1986.

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