Directeur scientifique de la Fondation nationale des sciences politiques, Jean=Luc Domenach a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Chine, l'archipel oublié (Fayard, 1992), La Chine de 1949 à 1994 (avec Philippe Richer, Le Seuil, 1995) et L Asie en danger (Fayard, 1998).
Le modèle chinois
Les dizaines de millions de morts du maoïsme ne peuvent être considérés comme un chapitre secondaire de l'histoire de la Chine. Au regard de ce terrible constat, il faut bien admettre que Mao Zedong, encensé par toute une partie de l'intelligentsia occidentale, a été l'un des plus grands criminels du siècle.
Après s'être longtemps dérobée, l'histoire a tranché: en Chine, le communisme au pouvoir a été exceptionnellement meurtrier. Les victimes politiques se chiffrent au minimum à 20 millions: 5 millions des suites de l'installation au pouvoir du PCC (1949-1954); 8 millions lors des vagues de répressions qui ont suivi, dont 2 à 3 millions durant la Révolution culturelle (1966-1971) - manipulée par Mao, cette campagne a mobilisé les masses, notamment les jeunes enrôlés dans les Gardes rouges, contre les caciques du régime -; 7 millions au moins qui n'ont pas survécu à la détention.
À ces 20 millions de morts peuvent être ajoutés les 30 à 50 millions de décès causés par la famine du Grand Bond en avant (1958-1962) - mouvement productiviste d'une ampleur inouïe qui devait permettre l'industrialisation rapide du pays et qui a finalement provoqué une catastrophe démographique. Encore faut-il noter que cette famine a été le résultat d'une erreur utopique, non d'un complot délibéré, et que le PCC s'est employé à lutter contre elle, par des importations de céréales ou des mesures de rationnement - mais il est vrai, également, que sa gravité est indissociable de la pratique totalitaire et des erreurs bureaucratiques du même PCC.
Les victimes ne se comptent pas seulement en morts, mais aussi, comme ailleurs, en innombrables personnes enfermées et brutalisées. J'estime qu'entre 1950 et 1976, environ 10 millions d'êtres humains étaient en permanence détenus dans l'équivalent chinois du Goulag* soviétique: un archipel de prisons et camps de travail aux mains de la Sécurité publique, répartis sur tout le territoire, fondés sur la rééducation par le travail et où les conditions de détention étaient particulièrement pénibles.
Une part considérable de la population chinoise a souffert des violences de tous ordres couvertes par le pouvoir: durant la seule Révolution culturelle, une centaine de millions de Chinois auraient été battus, estropiés, humiliés, contraints au divorce ou à l'exil...
Mais le coût humain ne s'arrête pas là. D'autres dommages sont difficiles à évaluer, voire simplement à décrire. Comment, par exemple, évoquer la désespérance de ceux qui, à un moment ou à un autre, avaient cru au communisme? Les suicides ont été nombreux en Chine. Et que dire des destructions culturelles, parfois irrémédiables: monument abattus, bibliothèques brûlées, folklore interdits, talents assassinés.
Aujourd'hui encore, il faut prendre en compte comme victimes du communisme les dizaines de millions de paysans misérables opprimés par des cadres corrompus; les autres, aussi nombreux, qu rêvent de fuir à l'étranger et n'y parviendront jamais; ou les écrivains dissidents obligés de cacher leurs manuscrits.
Ces ravages ne peuvent être considérés comme un chapitre tragique, certes, mais secondaire de l'histoire de la Chine populaire. Ils en sont au contraire un résultat direct, et par là témoignent spectaculairement de l'évolution du pays.
Il existe en effet une césure décisive entre les deux périodes délimitées par l'arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978_1979. Le régime à la fois utopique et meurtrier sous Mao devient modernisateur et simplement policier avec Deng. Le premier voulait changer la Chine pour changer le monde. Deng, lui, a voulu moderniser la Chine pour l’intégrer au monde.
Avant 1979, chaque campagne politique entraîne des dizaines, voire des centaines de milliers d'exécutions. Après, les chiffres s'effondrent: les quelques milliers de morts de la répression de Tiananmen en juin 1989 et la dizaine de milliers d'exécutions annuelles dans les années suivantes sont, à juste titre, un scandale pour la conscience universelle, mais marquent tout de même l'entrée de la Chine dans une ère où le pouvoir ne tue que s'il l'estime nécessaire pour se maintenir en place.
Dans son ensemble, le nombre des détenus a beaucoup diminué _ il est peut-être de 3 ou 4 millions aujourd'hui alors que la population a augmenté, si bien que la proportion des personnes incarcérées n'a plus rien d'exceptionnel.
La détention elle_même s'est transformée: alors qu'elle avait pour objet dans les années 1950 la «réforme de la pensée», c'est-à-dire un véritable meurtre de la personnalité, elle ne vise plus qu'une mise à l'écart brutale; et la menace vient désormais, pour le prisonnier, des gangs qui règnent dans les centres de détention. Pour avoir les meilleures chances de survivre, il faut de l'argent ou des relations...
La même césure historique se répercute sur l'identité des victimes: essentiellement politique durant l'époque maoïste, de plus en plus banalement criminelle par la suite.
Dans les années 1950, le nombre des prisonniers militaires - Japonais, à la suite de la guerre sino-japonaise de 1937-1945, ou membres du Guomindang, le parti nationaliste en guerre contre le PCC entre 1946 et 1949 - rappelle tout d'abord que le communisme chinois est né de la guerre. Ensuite, la proportion relativement importante de victimes étrangères (ou de Chinois ayant des liens avec l'étranger) souligne son caractère nationaliste, voire xénophobe: durant la Révolution culturelle, il suffisait, pour être soupçonné d'espionnage, de posséder un objet d'origine occidentale. Enfin, la forte présence de citadins parmi les victimes, en particulier de diplômés, et à rebours la faible part des ruraux confirme que le communisme maoïste n'était industrialiste que par nécessité, et qu'il n'a jamais renié sa trajectoire rurale.
Ces originalités sont cependant en partie corrigées par une caractéristique plus générale de la répression totalitaire en Chine, à savoir qu'elle frappe aussi au hasard des circonstances locales, des lubies des chefs, voire de la nécessité de remplir des quotas chiffrés.
Au contraire, la proportion des victimes «politiques» a brutalement diminué lorsque, à partir de 1978, Deng Yiaoping a réhabilité des millions de prétendus «contre-révolutionnaires». Malgré les quelques campagnes qui ont suivi (contre la «pollution spirituelle» de 1983-1984, contre le mouvement démocratique en 1989-1990), les détenus politiques représentent aujourd'hui moins de 1 % de la population carcérale - ce qui recouvre tout de même plusieurs dizaines de milliers de personnes... La quasi-totalité des exécutions capitales touchent des criminels de droit commun et autres mafieux.
Ainsi, l'examen des basses oeuvres du communisme chinois conduit à deux conclusions. La première est qu'il a été globalement très meurtrier. La seconde, qu'il a aussi beaucoup évolué, d'un délire utopique et sanglant à un compromis plus banalement policier avec le capitalisme.
NOTE
* Cf. lexique, p. 43.