Nous voici arrivés à la période d'après guerre. Les colloques qui n'ont cessé de se poursuivre vont reprendre plus activement, mais d'une autre manière. En 1945, au Convent du Grand Orient de France, on fait état de l'un d'eux qui aurait eu lieu au début de 1944. Le Général Franc-Maçon Péloquin sollicité:
en tant que dignitaire de la Franc-Maçonnerie pour prendre part à une réunion où devaient être présents un membre important de l'Église Catholique, le président des Jeunesses catholiques, le président des démocrates chrétiens, un membre de la ligue des Droits de l'Homme et un membre de la Ligue de l'Enseignement, déclare: «Je me suis trouvé en relation avec un prêtre d'allure distinguée auquel il fallait donner le titre de "Monseigneur..." Le prêtre nous a proposé une trêve... Une note a été rédigée en commun. Il avait été entendu qu'elle serait donnée à la hiérarchie ecclésiastique» (14).Il serait sans doute indiscret de pousser l'enquête pour savoir à quelle autorité Monseigneur destinait une note discutée avec le Grand Orient de France en compagnie du Président des démocrates chrétiens de cette époque. Si les circonstances et la nature de la délégation ne portent pas à croire que le colloque avait un but spécifiquement religieux, elles confirment opportunément un état d'esprit assez éloigné de celui des encycliques pontificales. Rien ne pouvait être plus agréable assurément à ce groupe des hauts-grades que la doctrine synarchique déterminait à rechercher l'intégration de l'Église dans des appareils culturels nationaux ressemblant à s'y tromper aux "églises nationales" de Saint-Yves d'Alveydre. Cette politique que Mgr Jouin appelait, pour l'avoir souvent dénoncée la laïcisation de l'Église ne pouvait évidemment commencer que par des silences, des sourires et de compromettants efforts de conciliation.
"DE TOUTE ÉVIDENCE À L'INTENTION DES CATHOLIQUES"
Mais il fallait convaincre les catholiques. Le Père Berteloot reprit sa tâche. En 1947, LA FRANC-MAÇONNERIE ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE paraissait en deux volumes aux éditions du Monde Nouveau. Le premier: Motifs de condamnation, et le second: Perspectives de pacification, amplifiaient la matière de son article à la Revue de Paris en 1938. Si le Père termine son premier livre en donnant raison à Léon XIII, on peut se demander, surtout à propos du second, quelle connaissance réelle il pouvait bien avoir d'une institution basée sur des symboles et surtout des secrets successifs et d'un grade à l'autre qui font de ses plus hautes instances de véritables supérieurs inconnus. Le Père étaye son argumentation sur des documents, des correspondances qu'on a bien voulu lui communiquer sans tenir compte des desseins cachés aux Frères eux-mêmes et que, d'ordinaire, des faits ou des découvertes souvent très postérieures dénoncent par la suite. Le Père Berteloot et ses imitateurs catholiques avec lui se sont montrés par là inconscients disciples des Frères, tel Dumesnil de Gramont, qui proclament la main sur le cœur la parfaite correction de leurs documents officiels vis-à-vis de l'Église, alors que la seule lecture des comptes-rendus de Convents révèle une suite ininterrompue d'attaques contre elle. Cette méthode a conduit le Père a une incroyable naïveté dans son deuxième volume où il se plaît à reproduire les lettres qu'il a reçues de Francs-Maçons jugés par lui favorables à l'Église. À coup sûr l'émouvante sincérité de certains d'entre eux habités par la nostalgie de la Foi perdue ou par le désir de la Vérité ou même par l'amour de la paix, ne fait aucun doute. Mais croire à l'amélioration de l'institution par des hommes qui ne sont pas maîtres de ses plus hautes instances! Mais prendre pour argent comptant les déclarations d'un Frère-Maçon Roosevelt, d'Albert Lantoine, de Wittemans , membre des Congrès pour la fameuse religion universelle, de Dumesnil de Gramont et d'Oswald Wirth!
Ne récusons pas, bien sûr, chez certains correspondants, la "bonne volonté". Mais pourquoi le Père n'a-t-il pas montré aux catholiques l'immense danger de ces conciliabules avec des interlocuteurs, même de bonne foi, dont le langage, étranger au nôtre, tout pétri de l'irréductible opposition de la doctrine des Loges au catholicisme, s'insinuera dans l'esprit de nombreux ecclésiastiques et dans la littérature qui foisonnera autour du Concile? Voici, par ~xemple qu'on dénonce la Curie, ennemie de l'Unité:
- Le Vatican peut tout s'il se hausse au-dessus de la Curie romaine... Je regrette - et combien! - que la formule de l'infaillibilité ex sese non autem ex consensu ecclesiae soit quand même un obstacle au sint unum.
Un autre parle comme Saint-Yves et les Néo-Templiers:
- Combien d'hommes s'écrient: «Le Pape avec nous!»
Un troisième:
- C'est dans une réformation du christianisme primitif qu'il faut chercher la planche de salut.
Celui-ci chante au Père un hymne qu'aurait bien signé Teilhard de Chardin:
- La nature est en marche vers plus de pensée et vers plus d'amour c'est-à-dire vers plus de christianisme.
Convaincu des besoins partout répandus d'un spiritualisme nouveau, mais à la manière ésotérique d'Oswald Wirth, cet autre déclare:
- La magnifique ampleur de notre enseignement initiatique nous permettra de les concevoir... Nous nous adapterons à ce jeu car nous ne sommes entravés par aucune conception dogmatique étroite... De tout mon cœur je souhaite pour le bien général que l'Église comprenne aussi et réalise sur elle-mbme les réformes nécessaires.
Enfin voici le syncrétisme interconfessionnel:
- Si le Pape veut commander urbi et orbi il faut qu'il présente un front plus large que celui qu'il représente à ce jour.
Tout au long de ces correspondances, prises parmi celles qui ne sont ni les pires ni les meilleures s'étale l'étrange œcuménisme de la Maçonnerie Universelle
- au-dessus des religions dogmatiques actuelles
(Cahiers de la Grande Loge de France 1949, n° 10, p. 1).
L'enthousiasme du P. Berteloot semble bien avoir fait de lui la première victime d'une équivoque qui en fit d'autres parmi ses lecteurs, car s'il avait la chance d'intéresser quelques maçons sans les guérir de leur panthéistique philosophie ni leur ouvrir le chemin de l'Église, il avait la disgrâce d'induire les catholiques en une erreur manifeste sur la mentalité générale et les desseins réels de l'institution. Ainsi l'avait compris la Grande Loge de France:
Le livre du P. Berteloot fut écrit de toute évidence à l'intention des catholiques et non point à l'intention des francs-maçons... C'est donc aux catholiques que le P. Berteloot s'efforce de faire admettre la possibilité et l’intérêt d'une entente courtoise entre deux Institutions qui n'ont aucune raison de se combattre aussi longtemps qu'elles respectent l'une et l'autre la liberté de conscience.
(Les Cahiers 1949 n° 11, p. 8.)
Cette réponse froide et distante aux bonnes dispositions du Père n'allait pas sans un couplet cinglant à l'adresse des hauts grades qUi, se prétendant l'élite du Rite Ecossais avaient entretenu les illusions. Comme au temps de Lantoine et même du P. Gruber, la basse maçonnerie n'était pas mllre pour donner à l'Église une main que le Père crut voir tendue du côté de la maçonnerie anglo-saxonne.
Qui donc avait pu suggérer cette dernière idée au Père Berteloot sinon cette "élite" des hauts grades écossais, membres du Suprême Conseil, disciples et aussi héritiers spirituels du plan synarchique des Saint-Yves, Oswald Wirth, Papus même? Pour amener l'opinion catholique et l'Église elle-même à réviser ses jugements sur la Maçonnerie il fallait pouvoir leur faire prendre en considération une obédience franchement déiste sinon religieuse. La Grande Loge de France, en dépit de la Bible sur ses autels - et à fortiori le Grand Orient - n'avait décidément aucun talent pour cette figuration. De son côté le Père ne voyait pas sans satisfaction la religiosité officielle de la Grande Loge Unie d'Angleterre et de sa fille la Grande Loge Nationale française du Boulevard Bineau a Neuilly renforcer sa douce obsession qu'il y avait dans la Maçonnerie spéculative un fondement originairement chrétien, susceptible, en ressurgissant, d'arranger les choses.
Notes:
(14) Lectures Françaises Nov.-Déc. 1963 reproduisant ce texte du bulletin du Droit Humain p. 4.