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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

mercredi, janvier 21, 2009

CHAPITRE I

LE MARXISME, «PRISE DE CONSCIENCE» DE LA «CIVILISATION MODERNE»




«Et en face d'un monde qui pense mal pour mieux s'adapter aux faits.»
Cardinal VILLENEUVE. (10)







On le remarquera, deux formules ont été mises entre guillemets dans ce titre. Ce n'est pas sans raison. Nous voudrions, par là, attirer l'attention sur le sens très particulier que nous leur donnons.

Soit, d'abord, la «civilisation moderne». C'est la dernière proposition du Syllabus qui nous fournit cette expression.

Ainsi désignée, et fustigée par Pie IX, cette «civilisation moderne» est la civilisation même de la Révolution (11), la civilisation fondée sur ses principes, animée par son esprit, professant haut et clair les «idées nouvelles». Civilisation conçue, préparée par les «philosophes» du XVIIIe siècle, répandue en Europe lors des guerres de la Révolution et de l'Empire, et colportée jusqu'aux extrémités de la terre par la Maçonnerie. Civilisation, dite «moderne» par opposition à la civilisation des siècles précédents, la civilisation chrétienne, qu'on prétend «dépassée», «obscurantiste», «moyen-âgeuse»...

«Civilisation moderne» qu'il faut se garder de considérer comme l'ensemble même de la civilisation contemporaine, laquelle demeure, consciemment ou non, héritière d'un passé chrétien prestigieux.

Les progrès de toute civilisation supposant un effort millénaire et la pieuse transmission de résultats acquis de génération en génération, il devrait aller sans dire que les plus brillantes civilisations, les plus harmonieuses, les plus complètes sont tributaires d'un plus riche et plus lointain passé.

En conséquence, si l'on devait entendre par «civilisation moderne» l'ensemble des progrès de tous ordres réalisés, à ce jour, par l'humanité, cette civilisation moderne serait la plus ancienne aussi. Tout au contraire, la «civilisation moderne» réprouvée par Pie IX, est (et se veut) une civilisation de rupture, une civilisation de refus du passé, dans la mesure où ce passé était et se disait explicitement chrétien.

La «civilisation moderne», c'est la civilisation révolutionnaire. Civilisation dont l'esprit, les principes inspirent, pénètrent, contaminent de plus en plus la civilisation tout court.


La «prise de conscience», insertion volontaire dans un jeu de forces

Mais il était une autre formule entre guillemets dans le titre de cette première partie: «prise de conscience».

Formule marxiste par excellence (12); et qui échappe, comme telle, à toute définition, au sens ordinaire de ce mot. Son intelligence relève, de ce qu'on est contraint d'appeler, faute de termes idoines, un sens pratique, non d'une explication verbale marquée au sceau de l'ÊTRE.

L'usage que font les vrais marxistes de cette formule, peut seul faire comprendre son sens exact. On voit cette expression revenir sous la plume de Lénine, comme un leitmotiv.

Elle n'est pas un acte de compréhension intellectuelle comme on conçoit ordinairement celle-ci; autant dire, à base d'arguments, de raisons, d'explications tendant à faire saisir ce qu'EST la chose envisagée.

Elle est une sorte de compréhension implicite et pragmatique. Insertion volontaire et systématique (si l'on peut ainsi parler!) dans un mouvement, un devenir, un certain jeu de forces, dont on se propose de développer méthodiquement la puissance (13). Non acte de compréhension à base d'arguments rationnels (statiques, métaphysiquement «réifiés»). Mais acte de compréhension dynamique, à base d'action et par voie de pénétration à l'intérieur même d'un mouvement que l'on fait sien. Car, voici l'essentiel pour le marxisme: c'est l'action qui instruit; c'est l'action qui explique, c'est l'action qui fait... «prendre conscience». À ce degré on s'aperçoit, en effet, qu'il n'est vraiment pas d'autre formule pour exprimer ce tour extrêmement significatif de l'esprit marxiste. Seule formule qui convienne, rigoureusement irremplaçable.

Et par là, sans doute, on aura déjà compris combien l'étude, l'intelligence du marxisme vont nous contraindre à pénétrer dans un univers nouveau où les lois naturelles du langage et de la pensée, les développements du sens commun vont se trouver frappés de caducité et revêtus d'une signification entièrement nouvelle.

Ainsi s'explique l'incompréhension générale du marxisme, bien qu'il soit de plus en plus objet d'étude et d'attention, mais toujours «du dehors». L'erreur tient à ce que l'on cherche toujours, plus ou moins, à le penser, à le réduire en formules d'ÊTRE, en formules statiques; alors qu'il est (et se veut par essence) à l'antipode de tout cela.


Sens commun du vrai et du faux. du bien et du mal

Le marxisme, avons-nous dit, «prise de conscience» de la «civilisation moderne».

Pour la civilisation tout court, en effet, pour cette civilisation contre laquelle s'est dressée la «civilisation moderne»; pour la civilisation catholique, civilisation du sens commun: est, est, non, non. Ce qui est, est, ce qui n'est pas, n'est pas.

Autant dire: la notion d'ÊTRE, objet premier de notre intelligence apparaît comme principe et fondement de tout notre comportement raisonnable, et, par là même, essentiellement humain.

«Convictions très élémentaires, écrit fort bien M. Jean Daujat (14), dont la plupart des gens sont imprégnés sans songer à les formuler tant elles leur paraissent aller de soi, et c'est pourquoi le marxisme les déroute et leur paraît impénétrable parce qu'ils n'ont pas même idée que ces convictions premières puissent être discutées...

«La première de ces convictions fondamentales... c'est que l'affirmation humaine a un sens; c'est que OUI et NON sont des mots qui ont un sens et qui ne peuvent être échangés; c'est que oui n'est pas non, que oui est oui et que non est non; c'est qu'on ne peut pas dire un jour le contraire de ce que l'on a dit la veille sans être infidèle à sa propre pensée et sans être, au moins une des deux fois, dans l'erreur; c'est, en un mot, qu'il y a une vérité et une erreur qui ne se confondent pas...

«Si oui et non ont un sens pour le commun des hommes c'est parce que le commun des hommes pense que notre intelligence doit reconnaître la réalité telle qu'elle est, que les choses sont ce qu'elles sont et qu'il ne dépend pas de nous qu'elles soient autrement.

«La dépendance de notre intelligence vis-à-vis de la vérité ou de la réalité à connaître, voilà la première conviction fondamentale de la pensée commune.

«La seconde, c'est qu'il y a un bien et un mal, des choses bonnes et des choses mauvaises, et que l'un n'est pas l'autre.»

Tel est le fond de la pensée chrétienne. Voilà ce qui fut et demeure le sens commun, le tour de la pensée fondamentale de l'humanité. Sens commun et façon de penser contre lesquels la philosophie dite moderne s'est progressivement constituée jusqu'au marxisme, forme suprême et radicale, forme la plus parfaite de cette opposition et de cette négation.

En effet, pour s'opposer parfaitement au sens commun, il n'aurait pas suffi d'avancer telles propositions résolument contraires à ses enseignements. Pour opposées qu'elles soient, l'affirmation et la négation appartiennent au même tour d'esprit, le fait de nier n'étant jamais qu'une forme d'affirmation.

Pour qu'il y ait opposition parfaite à ce courant naturel de la pensée humaine qui croit à l'affirmation et à la négation, il fallait détruire jusqu'au sens de l'affirmation et de la négation.

Et tel est l'effet du marxisme.

À cette pensée naturelle, sens commun de l'humanité qui croit à la valeur de l'affirmation, le marxisme oppose, non cette forme d'affirmation qu'est la négation, mais la destruction même des notions fondamentales et traditionnelles d'affirmation et de négation.

Et cela par l'effet d'une attitude essentiellement pratique. Un refus en actes (beaucoup plus qu'en paroles) de cette façon d'être et de penser où l'affirmation et la négation ont un sens. Refus d'ordre pratique. Refus par l'action.

Refus, désormais radical et total, par l'ordonnance d'un comportement général, d'une façon de vivre, d'une façon d'agir.

Refus pragmatique (non dogmatique) d'accorder à la notion «d'être», à la notion de vérité (telles que l'humanité les avait entendues jusqu'ici) la moindre valeur.

Refus par l'action, et non plus par affirmation ou négation, démonstrations, dogmatisme contraire...


Un monde marxiste qui s'ignore

Certes, mille choses restent à dire que nous étudierons plus loin; mais non sans avoir montré à quel point l'esprit général de la «civilisation moderne», son style de vie, sa «dialectique» disposent tout, préparent tout, la société, les cerveaux et les cœurs, de telle sorte que le marxisme s'y développe immanquablement.

Combien d'anti-communistes sont des marxistes «en puissance», auxquels il ne manque pour l'être «en acte», que cette «prise de conscience» qui décuplerait sur-le-champ leur dynamisme révolutionnaire.

La «civilisation moderne», telle que la conçoivent ceux qui la coupent de Dieu, est une civilisation marxiste qui s'ignore. Pour qu'elle soit communiste, au sens plein du mot, il ne suffirait que de la révéler à elle-même. Quoi d'étonnant à ce que les communistes se considèrent comme les accoucheurs d'une société déjà grosse de ce qu'ils attendent?


«Ça ne se fait plus »... Exemples familiers

Perte du sens de la vérité.

«Vous êtes d'un autre âge». - «Vous n'êtes pas de votre temps». N'est-ce point, désormais, la façon de désapprouver? En clair, plus de référence aux notions de vrai ou de faux, de bien ou de mal, de beau ou de laid.

«Ça ne se fait plus... Vous retardez... C'est démodé...

C'est dépassé...». Voilà qui tranche tout sans qu'il soit nécessaire de porter le moindre jugement de valeur.

La vérité n'est plus l'accord de notre pensée, de nos paroles avec l'ÊTRE, avec le réel. Elle n'est plus qu'un phénomène de synchronisme entre deux mouvements: l'élan de notre moi et le mouvement de l'histoire.

La vérité, dès lors, n'EST plus... Elle SE FAIT. Elle n'est plus tant OBJET d'intelligence, qu'objet de mouvement, objet d'élan vital, objet de vie. Elle n'est plus possession lumineuse de l'être. Elle n'est plus qu'une recherche dont les trouvailles devront être remises en cause perpétuellement.

Être dans le vrai relève, désormais, plus de la volonté que de la connaissance. S'y trouve, quiconque se trouve... «dans le courant»..., «dans le mouvement».

Combien croient encore à une vérité immuable, qui ne change pas, qui n'évolue pas?

La doctrine se définissant comme un corps de principes et de notions stables, susceptibles de nous éclairer, de nous guider en permanence, il est normal que l'amour, le goût de la doctrine se soient volatilisés dans un tel climat de «fluence» pure (15).

L'intelligence, à son tour, dont l'ÊTRE est l'objet essentiel, se trouve frappée de discrédit par là-même, et accusée de rompre, par l'immobilisme d'une connaissance «réifiante», un réel en perpétuel jaillissement (16).

Les idées ne sont plus jugées par rapport à l'être, mais par rapport à l'expression plus ou moins spontanée de celui qui les exprime: «idées sincères». Sinon par rapport au mouvement, au flux passionnel qu'elles peuvent déclencher et entretenir: «idées généreuses, dynamiques... idées-forces.»

«On ne parle plus aux intelligences, entendions-nous dire un jour. On parle aux tripes. On ne cherche pas à éclairer les esprits; on cherche à remuer»... (17)

Et les mots eux-mêmes!... ne seront plus utilisés pour l'être qu'ils désignent, mais pour la force qu'ils dégagent, une sorte de vertu incantatoire, sens dynamique, non littéral. Soient, par exemple, les mots: peuple, progrès, liberté, démocratie, fascisme..., etc. Pense-t-on qu'ils servent à désigner de l'être? Ce sont des forces qu'on cherche à mettre en branle en les employant. Ces mots n'ont (réellement) plus de sens. Ils ne servent pas à l'expression de la pensée. Ils servent à l'action.


Primat de l'action et fatalisme de l'histoire

Autrement dit, par un renversement total de l'ordre des êtres et des valeurs, la «civilisation moderne» transfère à des mouvements, à l'évolution, à l'action, à l'écoulement du temps les caractères de nécessité, d'intelligibilité, de finalité, etc..., qui avaient été jusqu'ici attribués à la nature humaine.

N'est-ce point Bergson, lui-même, qui a donné de l'homme cette défmition: «On est homme dans la mesure où l'on PREND CONSCIENCE (18) du courant qui porte l'humanité.»?

«Nous avions appris, écrit M. Gustave Thibon (19), que les essences sont déterminées et que les actes, les événements, sont contingents. On nous enseigne le contraire, à savoir que la nature humaine (s'il est permis d'employer encore ce mot) est foncièrement contingente, indéterminée, malléable tandis que les événements sont nécessaires et qu'ils nous «informent» (20), nous re-créent sans cesse. Pour ces pseudo-métaphysiciens tout est obscur dans l'homme (son être, qu'on ne définit jamais, se dissout dans l'économique et le social) mais tout est clair dans l'histoire. Nous ne savons pas qui nous «sommes», mais nous savons où le temps nous mène. C'est le chemin qui crée, non seulement le but, mais le voyageur lui-même.»

«Dans cette conception, ce n'est plus l'homme qui fait l'histoire, c'est l'histoire qui fait l'homme. Le temps n'est plus un canevas à remplir, un instrument offert à l'homme pour déployer sa liberté, c'est-à-dire pour réaliser son destin temporel et préparer son destin éternel; non, c'est l'homme qui est l'instrument du temps, la matière informe et chaotique qui reçoit sa forme et sa fin de ce démiurge. L'histoire, ainsi érigée en acte pur et en puissance créatrice, ressuscite à son profit les plus sombres idolâtries des âges barbares; dans cette perspective, tous les sacrifices humains sont permis et exigés: pourvu que le char divin poursuive sa course lumineuse, qu'importent les êtres obscurs broyés par ses roues! Si, en effet, tout le vrai et tout le bien résident dans l'avenir, les pires horreurs du présent se trouvent justifiées: est bon tout ce qui conduit à cet avenir, tout ce qui est conforme «au sens de l'histoire.» ...

Et, d'un bout à l'autre de l'ordre social, de l'usine aux salons, règne, plus ou moins confusément, le même état d'esprit.

L'action seule intéresse, et recueille tous les suffrages. Le mouvement est roi, et reine la puissance, reine la force puisqu'elles sont à leur tour principe du mouvement et de l'action.

L'univers conçu, traduit en valeurs de mouvement, en valeurs de force, telle est, de plus en plus répandue, notre façon d'envisager les choses.

Tel est l'esprit de la «civilisation moderne».


«Un dynamisme fou!...»

L'action, le mouvement, n'ont plus besoin d'y être justifiés, par référence à la «qualité» d'une FIN. Ils portent en eux-mêmes leur justification, et il ne vient même pas à l'esprit qu'ils aient besoin d'être justifiés. La notion de sagesse qui servait jadis à apprécier la valeur d'un comportement est à peu près oubliée. «C'est un homme d'action». Il suffit. Qui oserait ironiser après un tel éloge.

Il suffit d'entraîner, il suffit de mouvoir; et l'on s'abandonne sans inquiétude à la force, à la griserie de l'impulsion. L'élan même tient lieu d'argument, et d'argument décisif!

«C'est plein de vie! C'est dynamique! Il y a un «mouvement fou là-dedans! Quelle action!» Autant d'éloges péremptoires, qui, sans autres considérations, assurent le succès de la pièce, du film, ou du roman qui les méritent.

Mouvement pur! Action pure! L'action pour l'action. Sans ÊTRE antécédent, et sans ÊTRE pour terme, qui pourraient au moins permettre de JUGER ce mouvement.


«Crise de finalité»

Plus de sens d'une quelconque FINALITÉ (21).

Partant, rien de moins «moderne» que la prédication de ce que nos pères appelaient «les fins dernières», avec le «principe et fondement» des «Exercices spirituels» de saint Ignace. «Cela manque de dynamisme», nous a-t-on dit (22), ce qui signifie, simplement, qu'on ne trouve pas que cela ressemble assez à un mouvement pur.

Mais saint Augustin ne disait-il pas: «bene curris, sed extra viam». La course est rapide, mais à quoi sert-elle si elle manque le but?

«À quoi sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme?...», autant dire: manquer son BUT, manquer l'Être qui est sa fin.

Aujourd'hui, plus que jamais, à quoi serviront tant de barrages, tant d'usines, tant de records supersoniques, et l'emploi de l'énergie atomique, si l'humanité ne parvient pas mieux à la possession des vrais biens?


Notre Foi, elle-même, n'est-elle pas trop souvent assez proche parente de celle rejetée par le serment antimoderniste? simple élan religieux, aveugle, surgissant des profondeurs de la subconscience moralement informée sous la pression du cœur et l'impulsion de la volonté; et non cet «assentiment de l'intelligence» à une vérité, fondée sur l'autorité même de Celui qui a dit: «Ego sum Dominus, et non mutor» - «C'est Moi qui suis le Seigneur, et je ne change pas».


Et l'amour même! Amour romantique, qui n'est l'amour de rien, sinon l'amour de l'amour, entendez l'amour du plaisir d'aimer. Recherche de soi, non poursuite d'un BIEN, non possession d'un «ÊTRE». Amour justifié par son seul titre d'amour.


D'où cette «morale nouvelle», sans métaphysique et sans dogme (23).

Mouvement pur, toujours, sans référence à l'être, à un principe, à une finalité quelconque, en fonction desquels l'intelligence pourrait juger.

Énergie, volonté, ténacité, endurance, effort, ne sont-ils pas célébrés et magnifiés, parmi nous, sans souci d'une fin, sans souci d'un ordre quelconque, qui donneraient sens et valeur à ces forces, à ces élans d'énergie brute? Rien qui ressemble notamment à... «l'autant que... pas plus que», des «Exercices» de saint Ignace.


En économie, la production est devenue à elle-même sa fin. Et, bien loin de s'ordonner aux justes besoins, au vrai bonheur de l'homme, c'est à ce dernier qu'on demandera de se plier aux exigences de cette production. Des migrations humaines seront plutôt envisagées, des régions seront délibérément condamnées à devenir des déserts, pour la seule commodité d'un rendement matériel techniquement conçu. Régions surpeuplées, villes tentaculaires, conditions de vie où chacun sait pourtant que l'homme s'y déshumanise, s'y avilit, s'y corrompt physiquement, socialement, moralement. Peu importe! Une technocratie synarchique se moque éperdument de ces valeurs stables, principes mêmes de la permanence de l'ordre humain.

Comme le notait le chanoine Lallemand (24): «nous ne savons pas assez à quel point l'esprit de nos contemporains est formé à la mentalité révolutionnaire, dans les simples manières mêmes de penser. Nous nous figurons qu'il y a encore des vérités de base dans les esprits, des amours incontestées dans les volontés. Non! l'idéologie révolutionnaire a été poussée à ses dernières limites et dans tous les domaines. On ne voit plus pourquoi tout ne changerait pas perpétuellement sous l'effort de plus en plus puissant de l'homme».

Mais un tel oubli, une telle méconnaissance du «sens commun» seraient inexplicables, et inciteraient même à douter de la valeur naturelle que le catholicisme a toujours reconnue précisément au «sens commun», si l'on tendait à oublier l'authentique violence (25) faite à la pensée humaine par la plupart des philosophes, depuis trois siècles au moins.

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Notes:

(10) Préface à l'ouvrage de Charles de Koninck: De la Primauté du Bien Commun contre les personnalistes, 1943, Éditions Fides, Montréal, Canada.

(11) Quand nous parlons de la Révolution (au singulier et avec un grand R) il s'agit moins d'un quelconque renversement de régime (comme, par exemple, celui de la monarchie française en 1789) que d'un courant d'idées, de théories qui amenèrent un renversement complet (la Ré - volution : du latin «revolvere») dans la conception de l'homme et de la société. Ce courant se manifesta surtout avec la Réforme. La propagande des «philosophes» au XVIIIe siècle et la constitution active de la Maçonnerie lui donnèrent ensuite une plus grande force, notamment par les coups qu'elles portèrent à l'ordre social chrétien.

Nous verrons en quoi le marxisme peut être dit l'héritier principal de ce courant révolutionnaire.

Sur le sens de la Révolution ainsi entendue, il est significatif de remarquer l'unanimité de ses partisans comme de ceux qui l'ont combattue.

Du côté révolutionnaire: - «La Révolution n'est pas seulement pour la France. Nous en sommes comptables à l'humanité» (Thuriot à l'Assemblée Législative, le 17 août 1792).

- «On veut détruire la Révolution, mais je la défendrai, car je suis la Révolution, moi» (Bonaparte cité par Thiers Histoire du Consulat et de l'Empire, t. V, p. 14).

- «Nous vous convions à soutenir avec nous le combat de tous ceux qui procèdent de la Révolution, de tous ceux qui ont recueilli son héritage» (Jules Ferry. Discours du 6 septembre 1880).

- «Nous sommes chargés de préserver de toute atteinte le patrimoine de la Révolution» (Viviani. Discours du 15 janvier 1901).

- «Nous sommes révolutionnaires mais nous sommes les fils de la Renaissance et de la Philosophie avant d'être les fils de la Révolution.» (Le Journal des Débats en 1852.)

Et du côté de ses adversaires: «La Révolution est une doctrine qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme, au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu» (Albert de Mun à la Chambre des Députés, novembre 1878).

- «Elle se manifeste par un système social, politique et économique, éclos dans le cerveau des Philosophes, sans souci de la tradition et caractérisé par la négation de Dieu sur la société publique. C'est là qu'est la Révolution et c'est là qu'il faut l'attaquer.» (3e Assemblée Générale du Cercle Catholique, 22 mai 1876.)

- «Le reste n'est rien, ou plutôt tout découle de là, de cette révolte orgueilleuse, d'où est sorti l'État moderne, l'État qui a pris la place de tout, qui est devenu dieu et que nous nous refusons à adorer.»

- «La contre-Révolution, c'est le principe contraire, c'est la doctrine qui fait reposer la société sur la loi chrétienne.» (Chambre des députés, novembre 1878.)

- Et le R.P. d'Alzon, en 1876: «La guerre est entre la Révolution et l'Église. L'Église a eu d'autres ennemis; elle les a tous vaincus. Aujourd'hui elle a affaire à la Révolution.»

- «Pas de milieu! écrit Blanc de Saint-Bonnet (La Légitimité) Ou voir régner l'Église dans nos mœurs, ou voir régner la Révolution.»

- «La Révolution... est une doctrine, ou si l'on aime mieux, un ensemble de doctrines, en matières religieuse, philosophique, politique et sociale. Voilà ce qui lui donne sa véritable portée...» (Monseigneur Freppel, La Révolution française, p. 1.)

- M. Jean de Fabrègues montre bien à quelle prétention universelle tend la Révolution. Il note dans La Révolution ou la foi (pp. 64 à 66):

«C'est André Malraux qui a écrit un jour une courte phrase qui explique toute notre époque. La voici: «La Révolution joue aujourd'hui le rôle que joua la vie éternelle»... La «Révolution est explication du monde, de son mouvement, de son rythme; elle en donne le sens, le but; elle en est l'espoir et elle en sera l'achèvement... La Révolution est rédemption, elle est aussi création, «nouvelle création» du monde, le monde d'«après» ne sera plus celui d'«avant»... La Révolution engendre non seulement des rapports nouveaux entre les hommes, un monde nouveau, mais très exactement aussi un homme nouveau... Entre la Foi et cette notion de la Révolution absolue, il n'y a ni compromission, ni composition possibles: elles s'excluent puisqu'elles sont toutes les deux DES EXPLICATIONS DU MONDE et des re-créations de l'homme et QUI S'OPPOSENT DIAMÉTRALEMENT.»

On trouvera dans Pour qu'Il Règne (pp. 119 et suivantes) de plus longues citations, notamment celles de plusieurs Papes. Citons entre autres ces paroles de Pie XII: «Faute de principes doctrinaux, précis et fermes, le monde intellectuel, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, était mal préparé à découvrir les infiltrations dangereuses et à réagir contre leur pénétration insensiblement progressive.» (26 mars 1951.)

Tel est le sens dans lequel nous parlons de la Révolution (au singulier et avec une majuscule).

(12) «AVOIR conscience», «ÊTRE conscient»... impliquaient déjà une notion d'être, absente du marxisme. «PRENDRE» conscience est un mouvement d'insertion dans le courant. De là, la conception purement dynamique que l'accouplement «prendre-conscience» suppose, sens tout différent de celui du catholicisme, et qui, de Rousseau à Bergson, a subi bien des fluctuations. Il n'en reste pas moins qu'à la lettre cette expression: «prendre conscience» n'a par elle-même rien d'hétérodoxe et de nécessairement marxiste. Elle est seulement pervertie par le marxisme dans une perspective où la vérité objective n'a plus de place.

(13) «Le grand homme c'est celui qui a pris conscience du mouvement général de son époque et qui a placé son point d'insertion pour pousser dans le sens du mouvement histori que». (Roger Garaudy: Le matérialisme historique, «Les lois de l'histoire», Cours de Philosophie, fascicule IV de «l'Université nouvelle», 1946, Édit. Sociales, Paris.)

- Cf. également M. Sékou-Touré, l'actuel chef de la Guinée dans son discours du 8 mars 1959:

«Nous croyons aussi qu'en Guinée le même effort de reconversion a été réalisé par la plupart des syndicalistes qui, de très bonne foi, mais par manque d'expérience et de FORMATION THÉORIQUE, ne pouvaient, il y a un moment, ANALYSER CONCRÈTEMENT UNE SITUATION POUR EN DÉDUIRE LES LOIS FONDAMENTALES D'ÉVOLUTION...»

(14) Connaître le Communisme - La Colombe, pp. 7 et 8.

(15) Cf. Blanc de Saint-Bonnet: «Confusion et dissolution de toutes les notions supérieures, de tout ce qui doit éclairer les peuples et les préserver de la ruine. Nous succombons par l'oubli des doctrines, et nous écartons constamment tout ce qui a le caractère d'une doctrine. Nous trahissons les idées, et nous le comprenons si bien que toute notre curiosité se porte sur les faits. Or les faits MARCHENT...» (La Légitimité.)

(16) Cf. Charles de Koninck: «Peut-être avons-nous, nous-mêmes, succombant sous le poids de cette tradition moderne, perdu foi en l'intelligence humaine à un degré tel qu'il nous répugne d'admettre que ce que les hommes pensent, et que ce qu'ils enseignent dans des salles de cours apparemment paisibles, peut avoir quelque grave conséquence pour le solide épicier du coin...» Opus cit., p. 104.

(17) Cf. Charles de Koninck (Opus cit., p. 102, 103): «L'attitude des philosophes envers le lecteur a complètement changé. Ce n'est pas tant la vérité de ce qu'ils disent, que le lecteur et l'écrivain eux-mêmes qui deviennent objet principal de leur préoccupation. Ils espèrent toujours, pour leur propre avantage, confessent-ils, que le lecteur approuvera leurs opinions... Comparez ce procédé à celui d'Aristote ou de saint Thomas... Les œuvres philosophiques revêtent une forme qui les met de plus en plus à l'abri d'une réfutation en règle. Elles sont enracinées dans un comportement. La philosophie devient de plus en plus l'expression de la personnalité des philosophes. Elle devient une activité littéraire. Et qui réfutera un poème?...» On ne peut, en effet, réfuter sérieusement que ce qui appartient à l'ordre de l'affirmation (et de la négation). Comment réfuter (au sens strict) celui qui n'affirme pas, ne nie pas mais AGIT? Comment réfuter celui pour lequel affirmations ou négations (apparentes, grammaticales) n'ont, de son plein aveu, aucune valeur réelle d'affirmation ou de négation (au sens traditionnel de ces deux termes), mais une valeur d'action, une simple vertu motrice. Le marxisme (conscient) est (essentiellement) cela, et veut être cela. De ce fait, il échappe au domaine de l'affirmation et de la négation; même quand il semble affirmer et nier (grammaticalement). Un vrai marxiste, en effet, n'accorde à ces affirmations et négations aucune valeur réelle (valeur d'être) mais une valeur d'action. LE MARXISME EST UNE ACTION. Et la parole pour lui n'est pas expression de l'ÊTRE mais une force en vue de l'action. Aussi, faut-il avoir entendu le rire des vrais marxistes quand on prétend que d'aucuns ont... «réfuté» le marxisme. «Il ne s'en porte pas plus mal», répondait Cogniot naguère. Quand nous déciderons-nous à comprendre que le marxisme réalise l'inversion radicale, la «révolution» totale des facultés, des valeurs humaines; autant dire, quelque chose de mille fois plus grave, mille fois plus dangereux que pourrait l'être l'affirmation (ou la négation) la plus abominable. Car il resterait au moins, sous pareille affirmation (et négation) la vertu propre de l'affirmation (et de la négation). Authentique valeur d'ÊTRE.

Tant qu'on affirme, tant qu'on nie, cela prouve, au moins, que l'homme, animal intellectuel, n'a pas tout à fait perdu le sens de la valeur d'être et que, par là-même, il continue à rester essentiellement conforme au plan divin: un animal raisonnable, animal qui donne un sens au verbe «être». Le tour de force du marxisme est de réaliser un monde où les hommes auront perdu ce sens-là, où ils ne penseront plus (au sens métaphysique) mais où il AGIRONT... «consciemment». Ce mot est intraduisible. Entendez que les hommes se livreront à l'ACTION d'une façon méthodique, systématique, refusant qu'une valeur d'être puisse servir de PRINCIPE et de FIN à ce mouvement. Point d'Alpha et d'Oméga. Et, à plus forte raison, point de Celui qui s'est défini l' «Ego sum qui sum»: l'Être même, éternellement subsistant.

(18) C'est nous qui soulignons. Mais précisément n'est-il pas significatif de voir la formule marxiste naître spontanément sous la plume de Bergson au moment où il écrit une définition pareille, ce qui ne veut pas dire que Bergson doive être pris pour un marxiste. On voit au contraire les attaques du communisme contre lui. Nous voulons indiquer seulement à quel point les erreurs de pensée, même des non-marxistes, ont contribué, en fait, aux progrès du communisme.

(19) Sens et non-sens de l'historicisme. Cf. «Itinéraires», juillet-août 1956, n̊ 5, pp. 2 et 3.

(20) Au sens fort, au sens scolastique de ce mot (note de La Cité Catholique).

(21) Cf. le discours de S. Ém. le Cardinal Léger, Archevêque de Québec, dans un congrès international de patrons chrétiens. Verbe, no. 99, p. 45.

(22) Ce qui est d'ailleurs faux, ainsi qu'on le constate à l'expérience, et comme il est facile de le comprendre, si l'on veut bien ne pas oublier que le BUT indiqué par ce «principe et fondement», étant surnaturel et comme à l'infini, sa poursuite ne peut pas ne pas mettre en œuvre toutes les énergies. «Quantum potes, tantum aude» - tout ce que tu peux, ose-le. Telle est l'authentique formule du dynamisme chrétien; mais dynamisme rigoureusement ordonné par le Dogme, des principes stables, et dont le terme est l'ÊTRE même, éternellement subsistant: Dieu.

(23) Cf. Pie XII (18 avril 1952) «Le signe distinctif de cette morale est qu'elle ne se base point sur les lois morales universelles, comme par exemple les Dix Commandements, mais sur les conditions ou circonstances réelles et concrètes dans lesquelles on doit agir».

(24) Rapport aux journées d'études sociales de la «Fédération Nationale Catholique» (26 octobre 1936).

(25) Cf. Léon Brunschvig: La modalité du jugement, p. 1 à 5... Parlant d'une «spéculation philosophique» typiquement «moderne», ce philosophe ne peut s'empêcher de confesser...: «De ce point de vue AUQUEL IL FAUT QUE L'ESPRIT S'ACCOUTUME «LENTEMENT ET LABORIEUSEMENT... » - On comprend que nous devons être loin, par là même, de ce qu'un Bergson dut saluer comme «la métaphysique NATURELLE de l'intelligence humaine.» Aucune accoutumance lente et laborieuse n'y était exigée de l'esprit. Elle s'appelait, tout au contraire, la philosophie du sens commun.



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