BOLCHEVISME, TITISMES, ETC...
... Autre aspect, autre massif de cette chaîne désignée le plus souvent, par le seul nom de «communisme».
Distinction d'autant plus importante que ses leçons seront plus pratiques, plus techniques.
Ce que nous avons dit jusqu'ici du marxisme et du communisme était d'ordre idéologique.
Tour d'esprit marxiste, socialismes «utopiques», thèses communistes de Marx, tout cela appartient d'abord et surtout au domaine des conceptions intellectuelles, des choses qui se pensent, se disent, s'écrivent, thèses ou systèmes.
Non que nous tendions à sous-estimer la redoutable puissance des idées. Reste cependant qu'entre la théorie, pour dynamique qu'elle soit, et les réalisations qu'elle anime, l'intervalle peut être grand.
Telle est la raison de la distinction que nous proposons.
Après avoir étudié le tour d'esprit marxiste et montré comment les thèses communistes y trouvaient leur place, autrement dit après avoir étudié le communisme en idées, le communisme en paroles, nécessité de nous pencher sur le communisme en fait.
Car tel est bien, nous semble-t-il, le bolchevisme.
Le bolchevisme, aspect russe du communisme
Avec lui nous quittons le plan de l'idéologie où nous nous sommes pratiquement tenus depuis le début de cette série d'études; et, bien que sous couvert toujours de l'étiquette communiste, nous allons assister à l'action de forces qui ne relèvent plus du marxisme ou du communisme strictement entendus.
En bref, avons-nous dit, le bolchevisme sera pour nous le marxisme, le communisme aux prises avec le réel, avec la nature des choses; autant dire le communisme agissant et réagissant non plus sous la seule impulsion de l'idéologie dialectique mais selon toute la complexité de passions humaines, d'intérêts personnels, d'appétits de clans, de rivalités nationales ou ethniques, etc...
Le bolchevisme sera d'abord le communisme interprété par l'école russe avant même d'être le communisme aux prises avec la réalité russe et plus ou moins commandé par elle.
Ce qui, par analogie et extension, amène à considérer le communisme aux prises avec d'autres réalités nationales: attitudes plus particulières du communisme dans les pays latins, par exemple, ou dans les pays anglo-saxons, dans les pays satellites de l'U.R.S.S. ou en Afrique, en Chine, en Inde ou dans le Proche-Orient.
Sans oublier cette forme de communisme qui refuse d'accepter la tutelle de Moscou: «TITISMES» en acte ou en puissance (77). Titismes, qui pourraient fort bien se multiplier à l'avenir sans qu'au regard du marxisme ou du communisme la moindre faute puisse être explicitement relevée.
Car le fait communiste dans le monde aurait pu et peut encore prendre une toute autre forme sans qu'on puisse parler d'un moindre communisme et d'un moindre marxisme (78).
Plusieurs méthodes s'opposèrent avant qu'une cristallisation s'accomplisse autour du succès moscoutaire, faisant prévaloir ainsi la thèse de Lénine d'une Russie patrie de la Révolution.
D'où cette proposition de Staline qui, par elle-même, n'a rien de marxiste ni même de communiste : «Les révolutionnaires de tous les pays regardent l'U.R.S.S. avec espoir comme le foyer de la lutte libératrice des travailleurs du monde entier, en reconnaissant en elle LEUR SEULE PATRIE.» (79)
Et voilà, pourrait-on dire, ce qui constitue en propre le bolchevisme, dans cet immense tout du communisme. Distinction capitale. Combien sont nombreux, en effet, ceux qui bornent strictement leur conception du communisme aux seuls problèmes de l'U.R.S.S., élément fondamental, sans doute, mais qui, dans l'avenir, pourrait fort bien ne plus être le seul. COMME SI LA MARXISATION PROFONDE DES ESPRITS D'UN BOUT DE LA PLANÈTE À L'AUTRE NE CONSTITUAIT PAS EN ELLE-MÊME, UN PÉRIL PLUS GRAVE QUE LA MENACE, PLUS OU MOINS DIRECTE, DE LA PUISSANCE SOVIÉTIQUE. Climat d'un marxisme diffus, plus ou moins inconscient, mais qui suffirait cependant à empester la vie sociale et politique pour des générations? Même si la Russie communiste s'effondrait! Sans oublier que la cause du communisme dans le monde pourrait fort bien être soutenue par des titismes dispersés selon les continents, qui pourraient se quereller à l'occasion comme se querellaient les princes chrétiens au sein de la chrétienté. Communisme endémique, plus ou moins fluctuant, habile à se répandre en SEMI-COMMUNISMES, comme jadis le pélagianisme sut rejaillir en semi-pélagianisme, le luthéranisme en jansénisme (80), ... etc.
Combien ont conscience de cela, aujourd'hui?
Le simplisme de nos vues sur ce que nous appelons en bloc «le communisme» est effarant et plus particulièrement chez certains qui prétendent le combattre.
On ne veut voir que l'immédiat parce que c'est l'immédiat qui nous inquiète de façon plus directe, et l'on tend à sous-estimer ce qui, demain, assurera en fait de façon plus diffuse sans doute, le succès d'un véritable ordre communiste dans le monde.
D'où l'intérêt des distinctions que nous proposons. Intérêt, nous l'avons dit, de savoir distinguer le communisme du marxisme.
Intérêt non moins grand de savoir distinguer ce qui, dans le communisme, est spécifiquement bolchevique. La propagande anti-communiste elle-même, dans ce qu'elle a de plus élémentaire, pourrait en retirer des arguments certains.
Bolchevisme contre communisme
Dès lors que la puissance russe prit pour elle seule le commandement de la révolution communiste dans la planète entière, il était impossible que certaines accentuations ne soient bouleversées, que certains éléments nouveaux n'interviennent, parfois très importants, dans le jeu de l'appareil communiste.
Et d'abord le bouleversement des lois de progression du communisme dans le monde. Ce que Marx et même Lénine avaient annoncé et décrit, concernant un certain fonctionnement du sens de l'histoire, le bolchevisme l'a singulièrement modifié. Si, comme l'a prétendu Karl Marx: «Le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement du capitalisme», s'il est vraiment «le résultat de l'action d'une force engendrée par le capitalisme», ce capitalisme, dès lors, ne peut pas ne pas être, «une étape préalable nécessaire à l'instauration du socialisme» (81). Voire, au nom de «la progression des phénomènes historiques», il faut dire - et les maîtres communistes l'ont fait à maintes reprises que plus une société sera «bourgeoise», plus elle sera «capitaliste», plus elle sera industrialisée, et plus elle sera mûre pour le communisme. Or, non seulement le fait est que les choses n'ont pas obéi à l'ordre de ce «mouvement de l'histoire» (82), mais il est évident que, depuis que l'U.R.S.S. a pris en main la direction de l'impulsion communiste, ce sont les lois de la diplomatie soviétique, plans d'une stratégie très «politique», qui règlent la marche et les multiples itinéraires de la Révolution.
Ainsi, des pays que l'évolution sociale, l'action idéologique semblaient ou semblent avoir conduits à ce degré de mûrissement subversif favorable au déclenchement de la révolution communiste seront, en fait, mis à l'arrêt, en attente, sinon rejetés en arrière par la politique pure et simple de Moscou.
Que deviennent, dès lors, les lois «scientifiques» de l'histoire, le déterminisme de l'évolution sociale?
En fait la révolution communiste a été freinée, voire arrêtée dans certains pays, pendant que d'autres, très éloignés pourtant de cette «étape préalable nécessaire à l'instauration du socialisme», réclamée par Lénine, se voyaient imposer le communisme par le coup de force d'une invasion militaire soviétique.
Cela est très différent, par conséquent, de ce déterminisme matérialiste, de cette évolution «scientifique» de l'histoire, qui n'attendrait que quelques coups de pouce de nous pour accélérer sa marche progressive. Nous ne sommes plus ici en présence d'une force de la nature, nous sommes bel et bien en face d'un vouloir politique parfaitement déterminé, effroyablement habile sans doute, mais spécifiquement humain et pouvant être, comme tel, contrecarré, combattu et finalement vaincu par un autre vouloir humain pour peu que ce dernier accepte DE FAIRE EFFORT ET D'ORGANISER SON ACTION AUSSI RIGOUREUSEMENT QUE L'ADVERSAIRE.
C'est donc moins le courant de l'histoire qui porte aujourd'hui le communisme en avant, que la pression parfaitement organisée de l'appareil bolchevique.
Et si, dans certains cas (83), les multiples jeux de cette pression sont strictement ordonnés au plus grand succès de la Révolution, il est d'autres cas où l'inverse peut, ou pourrait se produire. Car, Dieu merci, il y a entre la rigueur sauvage de la théorie marxiste-léniniste et l'ordre des réalisations qu'elle est susceptible d'inspirer, ce rouage extrêmement équivoque qui s'appelle l'homme, les hommes; lesquels, pour marxistes qu'ils soient, n'en restent pas moins hommes, c'est-à-dire sujets à mille variations d'humeur, victimes des passions, poussés par l'ambition, envieux, possédés à l'occasion par une exclusive volonté de puissance, etc., etc...
Qui saura jamais l'effroyable part que les rivalités personnelles, les oppositions de clan ou les susceptibilités nationales (84) ont pu et peuvent avoir encore dans l'orientation et les décisions de la politique bolchevique.
Car le bolchevisme c'est encore cela; et il nous semble qu'à le mieux distinguer nos prétendus hommes d'action anti-communistes ne perdraient pas autant de temps qu'ils le pensent.
Ainsi, auraient-ils une idée plus exacte de l'extrême variété qu'il importerait de savoir donner à la lutte contre le communisme.
C'est notre sottise, c'est notre aveuglement qui, le plus souvent, nous font considérer le communisme comme un bloc, un monolithe inattaquable. Alors qu'il suffirait de l'étudier un peu sérieusement pour comprendre l'utilité pratique de quelques distinctions élémentaires, qui auraient au moins l'avantage d'inciter à une action moins primaire et beaucoup plus désagrégeante.
Action d'envergure seule efficace.
Car, il est deux périls en un pareil combat - celui de sous-estimer, ou de mal comprendre la nature et la puissance du fait bolchevique - et celui de ramener au problème du seul bolchevisme le problème beaucoup plus vaste du marxisme et du communisme.
Sans doute l'effondrement, ou le simple affaissement de la puissance politique et militaire de l'U.R.S.S. représenterait, pour le quart d'heure, un singulier avantage. L'erreur n'en serait pas moins grave de croire que le péril marxiste et communiste se trouve écarté.
Titismes. progressismes. etc ...
Dans la mesure où il s'est étendu davantage au cours de ces dernières années, on peut admettre que Moscou ait, à l'avenir, un certain mal à assurer seule la direction universelle du communisme. À certains traits on peut s'attendre à voir la république chinoise prendre une attitude beaucoup plus indépendante à l'égard de Moscou que celle où furent contraintes jusqu'ici les diverses républiques qui constituent l'Union Soviétique.
Si l'on accepte de définir le «titisme» comme une sorte de communisme indépendant, plus ou moins national, il se pourrait fort bien que l'avenir du communisme soit dans une prolifération plus ou moins concertée, plus ou moins synchronisée de multiples titismes.
Titismes divers, titismes variés, plus ou moins communistes et plus ou moins marxistes.
Titismes «progressistes», car tel serait peut-être le nom qu'on croirait plus habile d'employer pour tromper les dernières résistances.
Pestilence diffuse où la conception d'un ordre chrétien disparaîtrait plus sûrement, plus insidieusement que sous la férule bolchevique.
Encore n'est-ce là qu'une supposition car la grande illusion sur les titismes serait de croire qu'ils ne sont plus marxistes ou qu'ils le sont moins que le bolchevisme. Illusion de croire qu'ils ne sont plus communistes ou qu'ils le sont moins. Illusion de croire qu'ils sont plus mous, plus traitables et plus maniables que le bolchevisme et surtout moins irréligieux. N'oublions pas que la Yougoslavie bat le record des persécutions contre le clergé catholique, proportionnellement à sa population.
Et pour ce qui est de la Hongrie elle-même, la magnificence de la contribution catholique à l'insurrection de 1955, ne saurait faire oublier ce à quoi Monseigneur Rhodain pouvait faire allusion, parlant du congrès international de «Caritas»: réfugiés hongrois (accueillis par les divers «Secours Catholiques») presque tous marxistes, qui se sont battus avec les méthodes enseignées par le Parti, ennemis de l'U.R.S.S.... mais professant au fond la même idéologie. Et le mal dure - et progresse! - et les mêmes erreurs sont faites et refaites depuis deux siècles. Incroyable aveuglement des bons qui croient à la fin de la Révolution chaque fois que celle-ci se contente de changer de forme.
Mais quels sont les catholiques qui croient aujourd'hui à cette unité de la Révolution (avec un grand R)?
Les journaux qu'on s'attendrait le moins à voir louer des initiatives marxistes vantaient, il y a peu d'années, la «réforme agraire» en Chine. Ce sont les mêmes qui présentent en 1960 le Khrouchtchev hilare des voyages «diplomatiques» en messager de la paix! Mais rien dans les articles sur la Chine qui fasse allusion aux massacres dont l'opération politique s'était accompagnée, pas plus qu'on ne souffle mot, aujourd'hui, des «camps de travail» russes et des pays en esclavage.
Quoique la Russie soviétique donne habilement le change sur ses intentions, il faut pourtant reconnaître qu'elle continue à en effrayer quelques-uns qui, par ailleurs, n'ont qu'enthousiasme pour des formules moins nettes de marxisme.
Ainsi nous décrit-on avec complaisance la révolution cubaine. L'arrivée des Barbus est-elle suivie d'une épuration trop violente? Les propos de Fidel Castro sont-ils trop révolutionnaires dans le ton? On s'inquiète alors de savoir s'il est, ou fut, membre du parti communiste? Il ne l'est pas. Que craindre donc? même s'il a un goût très net pour la dialectique et s'il est catalogué «socialiste de gauche»!
Il suffit que le marxisme refuse de se présenter sous l'uniforme russe pour qu'on l'agrée avec sympathie, comme une manifestation de «dynamisme» politique.
La tactique révolutionnaire, cependant, n'a rien perdu de son habileté, elle sait s'adapter, changer de visage selon les besoins, se montrer enfin aussi ondoyante que la théorie qui l'inspire.
Un autre exemple nous est fourni par M. Sékou-Touré, lequel, dans un discours (85), nous donne quelques échantillons de sa conception politique. On y retrouve d'étranges réminiscences, c'est le moins qu'on puisse dire.
«Si nous revenons, dit-il, à une saine compréhension du rôle dirigeant du Parti. Si nous nous habituons à la critique et à l'auto-critique et si nous nous acquittons régulièrement de notre tâche constante d'éducation civique des masses dans le sens de la ligne politique à laquelle doivent obéir obligatoirement tous les mouvements qui se veulent populaires et démocratiques, nous aurons la chance de guider, sur la même voie, celle du Parti (86), tracée par lui, les diverses activités des différents mouvements...»
Et parlant de «l'ordonnance concernant la lutte contre le vol, etc.» le dictateur guinéen ajoute: «d'aucuns pourraient dire que cette loi est effrayante, s'ils ont de la liberté et de la démocratie une conception réactionnaire, une conception individualiste. Mais les VRAIS RÉVOLUTIONNAIRES de notre Parti ne pourront que l'applaudir en cette période délicate de transition que nous traversons. Il faudra ramener cette mesure à la CONCEPTION RÉVOLUTIONNAIRE de notre Parti qui est que TOUT N'EST QUE MOYEN POUR LE PEUPLE, tout ne se justifie que par rapport à l'intérêt du peuple...»
Ce n'est pas seulement parce que la Guinée reçoit des armes russes que nous devons être inquiets mais parce qu'il y a désormais en Afrique un pays marxisé, foyer de Révolution pour tout le continent. Avant Fidel Castro et Sékou-Touré, Tito n'a-t-il pas endormi la vigilance des nations dites «occidentales»? Ceux qui, alors, craignaient Staline et ne l'auraient pas accueilli avec des fleurs, recevaient Tito comme un défenseur des peuples opprimés. un musicien dans le concert des nations libres. Les systèmes étaient pourtant les mêmes. l'endoctrinement semblable. la tyrannie du Parti analogue... et les prisons également pleines.
Il n'est pas jusqu'aux nations arabes où ne pointe la menace d'une marxisation progressive par le biais d'un Islam «réformé» sous l'influence de la Maçonnerie. Un article émanant du Centre de Documentation du Grand-Orient de France (87) apporte de curieuses lumières sur les connivences des sectes dans la préparation d'un terrain révolutionnaire.
Des penseurs et des réformateurs musulmans, dit cet article, ont pensé que... «l'islamisme est capable de réaliser une démocratie spirituelle bien supérieure à une civilisation moderne toute technicienne et matérialisée. comme il en existe. Ils ont alors revendiqué pour la solution des problèmes économiques et sociaux, entre le communisme et le capitalisme. qu'ils réprouvent également, l'instauration d'une DÉMOCRATIE SOCIALISTE, par les voies d'un SOCIALISME ÉCLAIRÉ...»
On trouverait également dans les propos de M. Aflack matière à réflexion sur les communismes «nationaux» de type arabe.
Ceci est d'autant plus intéressant que ce militant socialiste syrien en vue se dit catholique. Il refuse même certaines thèses de Marx. Mais il en garde le tour de pensée radicalement révolutionnaire. En voici l'aveu sans ambages:
«Nous avons examiné. dit-il, (88), toutes les écoles de pensée existantes en leur appliquant le critère suivant: quelle est celle qui s'applique le mieux à la situation du monde arabe? Nous avons rejeté le fascisme mussolinien comme étant trop réactionnaire. C'était une excroissance du capitalisme. Le national-socialisme nous a attirés davantage. Mais certains de ses aspects ne pouvaient nous convenir. Que faire d'une doctrine qui se fonde sur la supériorité absolue de la race aryenne? Pour nous autres, sémites, elle était inacceptable. Nous sommes arrivés à la conclusion que le marxisme, de toutes les doctrines connues, était celle qui épousait le plus étroitement la courbe de l'évolution historique. J'ai, pour ma part, une admiration sans bornes pour Karl Marx...!»
On comprend l'hésitation de M. Aflack entre des systèmes aussi voisins dans leur inspiration que marxisme et nazisme. On conçoit également qu'il n'ait pas voulu s'enfermer dans le cadre étriqué du national-socialisme, quand le marxisme lui offrait une gamme d'adaptations locales, ethniques et politiques si variée! (89)
Telle est la mentalité, plus ou moins explicite, plus ou moins consciente de ces progressismes aux nuances religieuses variées, dont nous avons vu que le marxisme les pénètre, sans heurter leurs sentiments de croyants, davantage par l'unité d'action avec les communistes que par des proclamations ouvertes d'athéisme. Titismes, progressismes, etc... écrivons-nous à dessein. Sous cet «et caetera» nous groupons ces mille tendances socialistes ou socialisantes, communistes ou communisantes «nationales», ces titismes et progressismes plus ou moins larvés, aussi divers que les milieux et les cerveaux dans lesquels ils naissent, mais tous imbus de réflexes marxistes, de conceptions marxistes de la politique, de l'économie, de la pensée et des arts quand ce n'est pas de la morale et de la religion.
D'aucuns crient au scandale lorsque tel écrivain, journaliste ou orateur les taxe de «progressisme». Leur protestation est parfois justifiée. Mais bien souvent ils sont eux-mêmes les dupes de leur état d'esprit, et ils se croient à l'abri d'une accusation de marxisme parce qu'ils ne sont inscrits ni au P.C., ni à un groupement progressiste. Et pourtant qu'on envisage seulement ce que serait, à l'heure présente, en France, par exemple un gouvernement ou quelque conjonction de socialistes, de radicaux «dynamiques», de progressistes et de technocrates... Ce ne serait ni Moscou, ni Tito, ni la Guinée. Mais on peut être certain que la marxisation du pays continuerait bon train.
Pour avoir changé d'étiquette le marxisme n'en serait pas moins à craindre. Et nous voici ramenés à ce que nous affirmions, dès le début de cet ouvrage, que le marxisme-léninisme était l'aboutissement logique et l'héritier principal de tous les courants de la civilisation et de la pensée «modernes».
Plus il est «conscient» et plus il gagne du terrain; plus aussi il est dangereux. Mais mille ruisseaux préparent déjà le flot qui risque de tout dévaster sans qu'on y ait pris assez garde. Joseph de Maistre, lui, avait su voir dès 89 et 93, qu'on se trouvait en présence d'un phénomène qui gagnerait progressivement la terre entière. «Nous en avons peut-être pour deux siècles, écrivait-il en 1806 à M. de Rossi. Quand je songe à tout ce qui doit arriver en Europe et dans le monde, il me semble que la Révolution commence... S'il y a quelque chose d'évident, c'est l'immense base de la Révolution qui n'a d'autres bornes que le monde...»
Et tant que les bons, par paresse ou sottise, refuseront de considérer celle-ci comme elle est réellement, dans son ensemble, et sous son caractère universel, perpétuellement changeant parce qu'essentiellement dialectique, nous ne ferons, si l'on peut dire, que l'ébrécher. Chacun des prétendus succès (très temporaires et combien limités!!!) de la contre-Révolution ne fera qu'exciter la bête en lui offrant une nouvelle occasion de bondir.
Quand, pour la tuer, les bons se décideront-ils enfin à l'étudier dans son ensemble, à la désigner dans sa totalité, à l'attaquer enfin dans ses principes autant que dans ses multiples conséquences?
Mais «notre ignorance est si grande, disait déjà Blanc de Saint-Bonnet, que c'est avec la Révolution elle-même que l'on croit combattre la Révolution.» Les bons auront-ils l'intelligence de voir le mal où il est, de le dire, et d'agir en conséquence? Ou seront-ils, une fois de plus, victimes de leur «amateurisme», de leur paresse, de leur incorrigible manie de croire que les plus grandes choses peuvent se faire sans les préparer, et qu'il suffit de lancer un char sur une pente en lacets pour être à peu près sûr de le voir arriver, sans encombre, au bas de la côte?
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Notes:
(77) Titisme: type de communisme «national» dont Tito fut l'initiateur en Yougoslavie. Cf. Document IV-1.
(78) Dès 1928, Staline se préoccupe de renforcer la puissance russe. Tandis que Trotsky restait attaché à la forme de la révolution simultanée dans tous les pays, Staline, au contraire, voyait dans le développement de la Russie l'instrument le plus puissant pour propager la Révolution.
(79) «Dussé-je étonner les socialistes, je dirai que le premier devoir des communistes français est de défendre l'U.R.S.S.» (Cachin, L'Humanité, 25 mai 1935).
«Nous sommes prêts à UTILISER LES CONTRADICTIONS internationales pour obtenir, dans tous les cas, la victoire des armées de l'U.R.S.S.» (Maurice Thorez, Rapport au Comité central du P.C., le 17 octobre 1935).
«La France est notre pays, mais l'U.R.S.S. est notre patrie.» (Tract des Jeunesses communistes affiché sur les murs en 1940).
(80) En un sens, en effet, le Jansénisme n'est rien d'autre qu'un semi-Iuthéranisme.
(81) Lénine.
(82) L'on pourrait même dire que les prétendues lois «scientifiques» de l'évolution communiste ont été démenties par l'ordre de sa progression dans le monde. Car, en réalité, bien loin d'apparaître comme un aboutissement, une conséquence de la société libérale, capitaliste, industrielle, le communisme a triomphé, ou a failli triompher, jusqu'ici, dans des pays techniquement sous-développés ou notoirement arriérés: la Russie notamment, l'Espagne, le Mexique, la Chine, etc.
(83) Soit par exemple le repli du communisme en Syrie. Son avènement dans ce pays aurait eu un effet tellement répulsif sur tout le monde arabe qu'il aurait plutôt desservi que servi la cause de la subversion, au moment même où ce monde arabe devient une carte maîtresse dans le jeu de l'action communiste par le monde. Il était donc préférable pour le succès du communisme universel de mettre en veilleuse le communisme syrien. Mais si cela est très habile, cela est aussi très différent de ce déterminisme évolutionniste annoncé par le marxisme ou par le communisme. Qu'il y ait là une action subversive capable de conquérir demain la planète entière, c'est évident. Reste que cette force ne doit rien à un courant prétendu de l'histoire. Elle est le fait d'un vouloir humain particulièrement réfléchi. Super-machiavélisme, tant qu'on voudra, dans lequel l'évolution n'intervient que pour mieux affoler ceux qu'on veut perdre.
(84) Qui pourra jamais dire la part exacte de Moscou dans l'échec des premiers mouvements communistes en Allemagne avant Hitler? Nous nous souvenons de la sombre rancune de vieux agitateurs de ce temps-là, persuadés qu'ils étaient du peu d'empressement de Moscou à favoriser un triomphe du communisme en Allemagne, au moment où, à Moscou même, la Révolution connaissait tant d'obstacles. Berlin, capitale de la Révolution, n'aurait-elle point trop promptement menacé d'éclipser Moscou? Il est dans l'ouvrage de Koestler, Le zéro et l'infini, une scène curieuse, et qui pourrait peut-être se rapporter à notre propos: celle de cette entrevue entre Roubachof et le militant Richard, dans une salle de musée d'une ville de l'Allemagne du sud.
«Ainsi je suis un danger pour le mouvement, bégaie Richard, sous le verdict de Roubachof... je fais le jeu de l'ennemi. Sans doute suis-je payé pour le faire?... Que vais-je devenir à présent?...»
« Je n'ai plus rien à te dire... »
- «Camarade... mais tu n'irais pas me dénoncer, camarade... je ne suis pas un ennemi du Parti. Tu ne peux pas m'envoyer à la boucherie, camarade?...»
Oui, qui pourra dire jamais combien de communistes allemands ont été dénoncés à la Gestapo naissante par les Roubachof de ce temps-là. Communisme, non! Bolchevisme, oui!
L'exemple de liquidation du P.C. chez les dockers belges montre encore, sous' la fiction des noms, la duperie du bolchevisme poussant à la Révolution les communistes belges et assurant par ailleurs le commerce de l'U.R.S.S. Deux années auparavant, le Parti avait invité les travailleurs du monde entier à lutter contre la dictature d'Hitler en appliquant un boycott politique et économique. Les dockers font grève, refusant de débarquer les marchandises pour l'Allemagne. Bagarres, morts. L'issue finale restait dans la balance lorsqu'une flottille de cinq cargos noirs, curieusement désuets, entra dans le port. Chacun d'eux portait à la poupe le nom d'un grand leader de la Révolution, et arborait le pavillon de l'U.R.S.S. C'était un chargement de minerai pour le pays boycotté. La section du Parti se scinda; la majorité des anciens membres démissionna. Deux ans plus tard, même aventure lorsque l'Italie conquiert l'Abyssinie. Dans leur soute, les pétroliers soviétiques transportaient de l'essence pour «l'agresseur».
(85) 8 mars 1959. Cf. Nouveles de Chrétienté, 22 octobre 1959, p. 14. - Sur la condamnation par l'Église de la conception «révolutionnaire» de la loi, dont parle M. Sékou-Touré: cf. Pie XI, Mit Brennender Sorge, «Reconnaissance du droit naturel», Document, II-2.
(86) Parti unique, de même qu'il y a un mouvement de jeunesse unique (note de La Cité Catholique).
(87) Bulletin numéro 13 du Centre de Documentation du Grand Orient de France, 1958.
(88) Propos rapportés par M. Benoist-Méchin dans Un printemps arabe, Albin Michel, édit., Paris (p. 338).
(89) Il est curieux d'opposer à ce communisme «national» de type arabe le communisme guinéen lui aussi «national» mais qui craint le panarabisme d'autant plus diffusible dans le pays que la Guinée est un des territoires africains les plus islamisés. Dans la note numéro 71/BPN, le Parti Démocratique de Guinée, dont le chef est M. Sékou-Touré, signale à «toutes les sections»:
... «D'abord le danger qui viendrait de l'extérieur.. celui «du Panislamisme, système politico-religieux, dont l'objet est de réunir sous la bannière de l'Islam tous les peuples musulmans, système basé donc sur la conception d'une religion unique et jalouse de ses prérogatives, avec tout ce que cela comporte forcément de dogmes plus ou moins rétrogrades, d'illogismes, d'intolérance, fanatisme aveugle et belliqueux, de superstition... donc naturellement de caractère réactionnaire et contre-révolutionnaire. À cela viendrait se greffer le panarabisme essentiellement basé sur le racisme et dont les tenants revêtus du manteau de la religion n'osent pas dire leurs véritables intentions.»
«Ensuite à l'intérieur si nous ne prenions garde, dès le départ, l'évolution du phénomène religieux aboutirait à la confiscation par des soi-disant religieux plus ou moins butés et fanatiques, du courant d'enthousiasme populaire jusqu'ici canalisé par le Parti Démocratique de Guinée à la grande satisfaction de tous les croyants sincères et véritables.
«D'où se légitime une nette prise de position du Parti Démocratique de Guinée, seul guide éclairé des masses, face à ces différents aspects du problème. II ne faut pas oublier que dans le combat libérateur mené par le Parti Démocratique de Guinée, nous avons su exploiter certains aspects de la religion et nous devons continuer à le faire, mais sans jamais perdre de vue que la religion en elle-même n'est pas mobilisatrice et qu'à tous les égards le fanatisme, la superstition et le sectarisme tendent à freiner, voire à contrer, la révolution populaire...» (Conakry, le 16 octobre 1959, le secrétaire politique, signé: El Hadj Saifoulaye. Un secrétaire, signé: Camara Daouda.) Nous avons indiqué, au dernier chapitre de la troisième partie, les moyens que ce texte propose pour confisquer au profit du Parti la religion musulmane. (Cf. p. 145, note 119).